Ces lieux dont on parle |
«Jamais Paris n'a connu une telle affluence. Le nombre des étrangers a doublé en deux ans; ils sont à présent environ un demi-million, et c'est tant mieux. Les villes ne sont belles que lorsqu'elles sont surpeuplées. Si vous recherchez la solitude, prenez le train. Les rues gémissent, les boulevards craquent. C'est Carthage, Byzance, Bagdad. Nous avons les rues italiennes de Ménilmontant, les restaurants chinois du quartier Latin, les vieux exilés turcs de Passy, les réfugiés grecs de Smyrne venus à Auteuil et qui sentent encore le canon, les Scandinaves de Montparnasse, les tailleurs de diamants hollandais de la rue de la Gaîté, les Juifs mitteleuropéens dans les vieilles cours du XVe siècle proches de l'Hôtel de ville et les Juifs levantins mangeant leur pain d'épice derrière la Bastille, les tailleurs hongrois au carré du Temple, les Roumains à la terrasse du Café de la Paix, les Arméniens de la rue Jean-Goujon, les Suisses dans leurs auberges de la rue Saint-Roch, les Américains sur les quais. Les Russes sont partout. Il y a des mois, ils ont quitté Berlin, trop cher, Constantinople, trop turc, Belgrade, trop mélancolique, et ils sont ici. La nuit, Montmartre est entièrement russe. J'attends avec impatience une carte des étrangers à Paris, et les promenades que je ferai cet hiver, tel un botaniste curieux de cette nouvelle flore, en compagnie du peintre Pascin, au talent diabolique.» MORAND P. (1923). Lettres de Paris, lettre IV Paul Morand (1888-1976), écrivain français dont les œuvres ne sont guère lues par nos contemporains, décrit le Paris des années 1920 comme un lieu de convergence d'immigrants non pas choisis (selon une expression courante depuis quelques mois dans le langage politique) mais choisissant Paris. Chinois, Russes, Turcs, Juifs séfarades et ashkénazes, Hongrois, Roumains, Russes, Américains, etc. Paris est, dans les années 1920, le carrefour du monde où chacun trouve sa place et son emploi. Loin d'être effrayé par la mosaïque et le tourbillon parisiens, Morand, diplomate de carrière et voyageur sensible à la richesse du monde1, goûte avec bonheur au contact avec «la nouvelle flore» des étrangers à Paris dont il voudrait… une carte géographique. C'est en poète promeneur qu'il se veut «botaniste» avec son ami Julius Pinkas dit Jules Pacsin, peintre bulgare vivant à Paris (1885-1930). Morand écrit ses Lettres de Paris de 1923 à 1929, en anglais, pour Dial, une célèbre revue de Chicago qui n'a aucun équivalent aujourd'hui. Il y succède à Ezra Pound et rend compte avec style de toute l'actualité culturelle parisienne et plus largement européenne à des lecteurs anglophones d'Amérique du Nord curieux du Vieux Continent. Les années 1920 sont celles de la grandeur artistique de la France avec l'Espagnol Picasso, les Ballets russes et suédois, les concerts de la Polonaise Wanda Landowska mais aussi la France de Proust, de Radiguet et de Cocteau, etc. «Jamais Paris n'a connu une telle affluence». Morand expose dans ses Lettres un tableau très juste du Paris des années 1920. Les temps ont changé. Paris n'est plus le centre cosmopolite du monde culturel et l'immigration est aujourd'hui sévèrement contrôlée. Le Russe Stravinsky aurait-il seulement l'idée et la possibilité de vivre et travailler à Paris s'il était encore de ce monde? Je ne sais pas si lire Morand permet de mieux comprendre la société dans laquelle nous vivons mais je crois comme lui que: «les villes ne sont belles que lorsqu'elles sont surpeuplées». Laurent Grison Bibliographie MORAND P. (1996). Lettres de Paris. Paris: Salvy Éditeur, pages 51 et 52. ISBN: 2-905899-72-7 Note 1. C'est plus tard que la gloire de Morand sera entachée par son action au service de Vichy qui lui valut l'exil après la seconde guerre mondiale. Il sera néanmoins rétabli dans ses fonctions d'ambassadeur en 1953 et élu à l'Académie française en 1968. L'engagement de Morand, quoiqu'on puisse légitimement en penser, n'est en rien comparable avec l'ignominie célinienne. |