N° 84 (4-2006)
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L’évacuation des populations aux Maldives après le tsunami du 26 décembre 2004
Docteur en géographie. 17137 Marsilly |
Après le tsunami de décembre 2004, de nombreux problèmes se sont posés à propos de l’évacuation des îles les plus touchées de l’archipel des Maldives. La complexité du processus d’évacuation reflète les contraintes auxquelles doit faire face le pays, inhérentes à la fois aux caractéristiques naturelles du territoire et au fait que les Maldives sont un pays en voie de développement. L’analyse des modes d’évacuation des communautés sinistrées apporte beaucoup d’enseignements sur le fardeau de la micro-insularité archipélagique et du sous-développement. On présentera les principaux effets, matériels et économiques, de la catastrophe, car ils sont à l’origine de l’évacuation de certaines communautés et en expliquent aussi les difficultés (manque de bateaux, par exemple). Malgré un nombre relativement faible de victimes, l’archipel maldivien est l’une des plus grandes victimes de ce tsunami, notamment parce que ses centres économiques vitaux ont été lourdement et durablement affectés. La petite échelle (le pays, les atolls) a été privilégiée pour mettre en relief les conséquences matérielles et économiques, alors que la grande (celle des îles au sein des atolls) est utilisée pour l’analyse des stratégies d’évacuation. Un pays durement touché par la catastrophe
Le 26 décembre 2004, à peine quatre heures après qu’un mouvement de subduction de l’écorce terrestre eut provoqué, au large de Sumatra, un puissant séisme (magnitude 9,3 sur l’échelle de Richter), lui-même générateur d’une onde de tsunami ayant traversé l’océan Indien jusqu’aux côtes somaliennes et tanzaniennes (Beltrando, 2005; Chamard, 2005; Mottet, 2005), les Maldives ont subi une montée des eaux de 1 à 2 mètres. Près de 86% des 1 200 îles de cet archipel corallien ne s’élevant pas à plus d’un mètre d’altitude, les autorités avançaient pour les 200 îles habitées (1) l’impressionnant chiffre de 187 ayant été au moins partiellement envahies par les eaux (fig. 1), dont 29% sur plus du tiers de leur surface et 35% dans leur intégralité. Au total, 57% de la surface habitée du pays ont été plus ou moins submergés. Ces quelques chiffres traduisent la vulnérabilité accrue aux risques naturels liés à la mer d’un territoire cumulant les contraintes (Cazes-Duvat, 2005): (a) surfaces restreintes des îles (entre 0,3 et 0,7 km2 en moyenne); (b) faible altimétrie; (c) éclatement territorial qui démultiplie le linéaire côtier exposé aux houles; et (d) isolement océanique qui limite les effets de freinage des ondes liés à la rencontre préalable d’une autre terre. Ce sont ces mêmes caractéristiques notamment (a) et (c) qui expliquent, nous le verrons plus loin, les complications liées à l’évacuation des communautés les plus sinistrées. La cartographie des submersions est difficile à interpréter, car ce ne sont pas forcément les îles les plus petites qui ont été les plus submergées, ni d’ailleurs celles qui étaient «protégées» par une couronne récifale. De même que celles de la façade orientale des atolls (d’où venait l’onde de tsunami) n’ont pas été davantage affectées que les autres, ni celles situées directement en bordure de l’atoll plutôt que celles localisées plus en retrait vers l’intérieur. Enfin, une analyse fine révèle que la bathymétrie semble ici n’avoir joué aucun rôle significatif, les faibles profondeurs autour des îles n’ayant pas spécifiquement favorisé la submersion (Cazes-Duvat, 2005). On peut néanmoins constater que ce sont les atolls centraux de l’archipel qui ont été les plus touchés par la montée des eaux (de Baa au nord à Laamu au sud). Cette submersion a bien entendu provoqué de multiples dégâts, notamment sur les systèmes de production (surfaces agricoles, bateaux de pêche et hôtels). On évoquera aussi les dégâts causés au bâti (structures administratives, écoles… mais surtout logements), ce qui nous permettra de mieux appréhender les problèmes qui se sont posés lors des évacuations. L’affaiblissement des centres économiques: la question de l’impact d’ensemble Les dégâts causés à l’appareil productif ont fortement obéré l’effort de reconstruction immédiate, et ainsi inscrit les conséquences du tsunami dans la durée. La structure économique des Maldives. L’économie des Maldives repose sur trois piliers dont le plus moderne, le tourisme, domine largement ceux de l’agriculture et de la pêche, à la fois plus traditionnels et moins rentables. Moins rentables, car de lourdes contraintes naturelles étroitesse des îles et pauvreté des sols, notamment expliquent que les archipels coralliens n’aient pu supporter de productions agricoles de grande ampleur et que localement, leurs habitants aient très tôt utilisé les îles inhabitées voisines des leurs comme zones d’agriculture, d’élevage et de réserve de bois (Pyrard de Laval, 1606-1611; Doumenge, 2005). Ainsi, avec moins de 3% du PNB et 3% des actifs, le secteur agricole relève surtout d’une fonction semi-vivrière (qui ne doit pas pour autant être sous-estimée!). Parallèlement, la pêche contribuait en 2000 à 6% du PNB et employait 11% des travailleurs, contre respectivement 16% et 30% vingt ans plus tôt. Malgré ce déclin, le secteur reste un pilier du système de vie maldivien car le poisson constitue la composante principale de l’alimentation: avec une consommation annuelle de 186 à 191 kg/pers, l’archipel présente l’un des taux les plus élevés du monde (2) (FAO, 2004), et le poisson est la principale source de protéines pour les habitants. Enfin, la pêche représentait en 2001 près de la moitié de la valeur des exportations. Face à l’essoufflement des secteurs traditionnels, l’essor du tourisme depuis une trentaine d’années a constitué un puissant moteur de développement. Il apportait en 2004 le tiers des ressources de l’État et trois quarts des entrées de devises du pays, un apport évidemment crucial. Cependant, cette faible diversification économique rendait évidemment le pays vulnérable. C’est également ce qui explique que l’économie maldivienne ait été probablement la plus affectée par le tsunami, contrairement au Sri Lanka ou à l’Indonésie, dont les centres vitaux n’ont finalement peu ou pas été touchés (Cosaert, 2005; Fau, 2005; Landy, 2005; Stern, 2005). Les dégâts à l’appareil de production. Selon les sources officielles, le tsunami aurait affecté 35 «îles agricoles» inhabitées et 112 îles habitées, dont 1/3 dans lesquelles l’agriculture représentait une source majeure de revenus pour la communauté (RoM, 2005). Or, à part la noix de coco, les principales plantes cultivées aux Maldives sont extrêmement sensibles à la salinité (bananes, papayes, fruit à pain…) (UNEP, 2005), ce qui explique que le pays n’ait retrouvé un niveau correct de production qu’entre juillet et septembre 2006. Mais le gouvernement estime que cinq à six années seront nécessaires pour atteindre le niveau de production antérieur au tsunami. Et à l’échelle des familles, qui vendent de plus en plus fréquemment une partie de leur production (pour acheter du riz, du sucre et divers autres produits d’importation) (RoM, 2005), la catastrophe a provoqué une réduction des stocks de consommation et une baisse du pouvoir d’achat, d’autant plus que les prix ont augmenté sur les marchés locaux (+67% pour la noix de coco, +80% pour le lot de bananes et +150% pour le piment), au cours du premier semestre 2005. Les conséquences sur la pêche sont d’autant plus graves que les bateaux ont subi de sérieux dégâts. Au cours des deux à trois semaines qui ont suivi l’événement, le gouvernement estimait que 25% des îles habitées avaient perdu l’intégralité de leur flotte de pêche, ce qui représentait près de 12% du total national. Près d’un pêcheur sur dix aurait ainsi perdu sa source principale de revenus (RoM, 2005). Là encore, c’est l’engrenage, puisque la perte des moyens de production se traduit par une chute des revenus qui limite la capacité des communautés les plus affectées à réparer leurs bateaux. Outre que la période de janvier à avril correspond au pic annuel des captures, d’autres dégâts ont parallèlement affecté la production. En l’occurrence, des édifices portuaires ont été endommagés sur 104 îles, ainsi que des aménagements réalisés sur les platiers récifaux pour améliorer l’accessibilité des îles (UNEP, 2005). Enfin, les îles-hôtels (en moyenne, 0,57 km2) n’ont pas moins subi les effets de la submersion que les îles habitées, bien qu’elles disposent, contrairement à celles-ci, d’ouvrages de défense (brise-lames notamment). Plus d’une île-hôtel sur trois a été touchée et un peu moins de 2% des 17000 touristes alors présents ont dû être évacués. Au 29 décembre, on dénombrait officiellement 19 îles-hôtels pour lesquelles les dommages occasionnés imposaient une fermeture complète et ce pour plusieurs mois, et 13 autres dans lesquelles les dégâts avaient été modérés. Au mois de mars 2005, 17 îles-hôtels étaient encore fermées, amputant le potentiel d’accueil (17 618 lits avant le tsunami) de 25%. Quelques établissements étaient toujours clos fin 2005, et l’aboutissement du projet Shangri-La Maldives dans l’atoll de Seenu prenait plusieurs mois de retard. Parallèlement, en janvier 2005, le pays a enregistré une chute de fréquentation de 70% par rapport à janvier 2004. Si bien que le taux d’occupation général n’était que de 33% en janvier 2005, contre 84% juste avant le tsunami et 87% en janvier de l’année précédente (RoM, 2005). Dans les mois suivants, la fréquentation a retrouvé son niveau antérieur au tsunami, mais ce retour à la normale restait précaire car l’image de la vulnérabilité hantait les touristes, notamment du fait de l’occurrence d’autres événements sismiques dans la région Asie/Pacifique (le 28 mars 2005, par exemple). Enfin, il faut rappeler que le tsunami est survenu en haute saison, ce qui a aggravé les pertes financières. Problème économique d’ensemble. À cela viennent s’ajouter les coûts directs de gestion de la catastrophe: il a fallu rétablir les communications avec les îles isolées, remédier au manque de logements (camps de réfugiés ou réquisition de bâtiments publics), éviter des dérives sanitaires (épidémies liées aux eaux stagnantes) et pallier les difficultés d’approvisionnement en eau potable (Euzen, 2005) et en nourriture. Dans un second temps, la phase de reconstruction, à proprement parler, a engendré des dépenses généralement plus élevées que les coûts des dégâts car on a voulu reconstruire avec de meilleurs standards (3). Au total, le coût d’ensemble était estimé, six mois après la catastrophe, à environ 650 millions de US$, dont environ 60% pour les opérations de long terme. Bien que l’aide internationale ait été non négligeable, le gouvernement a tout de même été amputé de moyens qui auraient normalement été utilisés pour lutter contre des problèmes plus structurels (enclavement des îles habitées, mise en place des pôles de développement régional…). Si bien que les autorités ont prévu un retour à un rythme de croissance générale de 6 à 7% seulement entre 2006 et 2010. Des dégâts matériels considérables Le bâti général et le logement. Le bilan national réalisé fin mars faisait état de près de 4 000 bâtiments endommagés (tabl. 1), soit 14% des constructions du pays. Parmi eux, 1 850 ont été intégralement détruits. Si les chiffres officiels ne permettent pas de distinguer l’habitat à proprement parler du bâti en général, il est néanmoins possible d’estimer, conformément au bilan officiel, que 20 000 à 25 000 personnes (4) ont été privées de logement. Mais d’autres destructions ont accentué les difficultés d’un retour à «une vie normale». Les bâtiments administratifs de 47 îles ont été endommagés, voire intégralement détruits dans 36 cas; dans 29% des îles submergées, les écoles ont souffert au point parfois d’être inutilisables. Cela a indéniablement compliqué l’organisation de l’aide (manque de relais locaux, de bâtiments susceptibles de servir de refuge) et, dans le domaine sanitaire, le fait que 50 îles aient vu leur unique pharmacie détruite a plutôt aggravé les risques sanitaires résultants des destructions et des pollutions consécutives (mobilisation des déchets de toutes sortes). Enfin, dans un pays où l’islam est la religion d’État, la destruction de 32 mosquées a certainement constitué un traumatisme non négligeable. Une analyse affinée de quelques cas montre que les îles les plus submergées n’ont pas forcément subi le plus de dégâts sur le bâti, ce en raison de la nature des constructions. En effet, en 2000, dans l’ensemble des atolls maldiviens, seulement 52% des maisons étaient faites de murs (blocs de corail ou parpaings) cimentés, donc relativement solides, alors que dans la capitale, plus développée, cette proportion était de 86%. Les dégâts du tsunami s’expliquent donc autant par la vulnérabilité des constructions que par la puissance de la montée des eaux. Si l’on ne tient pas compte de la gravité des dégâts, qui vont de la simple dégradation à la destruction totale, on constate que ce sont les atolls centraux qui ont été les plus affectés. Si les atolls périphériques comme Haa Dhaalu, Shaviyani ou encore Gaafu Dhaalu, Gnaviyani et Seenu n’ont eu que moins de 1% de leurs bâtiments endommagés, 30 à 50% des constructions ont été touchées sur Raa, Thaa, Meemu ou encore Kaafu. Le cas le plus extrême est celui de Vaavu (80% de bâtiments touchés). Dans l’ensemble, les atolls les plus directement exposés à la montée des eaux ont essuyé le plus de dégâts, Ari, Dhaalu et plus encore Faafu ayant probablement bénéficié d’un affaiblissement du phénomène. Mais, à niveau de submersion équivalent, l’ampleur des dégâts n’est pas toujours la même. Jouent là à l’évidence des facteurs locaux tant naturels délicats à évaluer, on l’a vu, en l’état actuel des données qu’anthropiques (matériaux de construction utilisés, position plus ou moins exposée des villages dans l’espace insulaire). D’ailleurs, si l’on se place à l’échelle des atolls, on constate que des îles ayant connu des submersions comparables sont très inégalement touchées. Sur Meemu, par exemple, les îles habitées de Kolhufushi, Muli, Naalaafushi et Maadhifushi, toutes entièrement envahies par les flots, présentent pourtant des taux de dommage respectifs (de la simple dégradation à la destruction) de 46%, 70%, 72% et 92%. Toutes les quatre étant situées au sein de vastes surfaces récifales de la façade orientale de l’atoll, l’explication des différences est à rechercher dans la nature des matériaux de construction de l’habitat. Quant aux densités de population on pourrait s’attendre à une corrélation (directe ou pas) entre compacité de l’occupation spatiale et niveau de dégât , elles n’expliquent rien: Muli (1 100 hab/km2) est moins densément peuplée que Naalaafushi (3 800 hab/km2), mais davantage que Madhifushi (1 600 hab/km2). Autres dégâts matériels. Le principal problème qui s’est posé a été l’approvisionnement en eau potable, parce que les sources ont été souillées, mais aussi et surtout parce que la situation antérieure au tsunami était précaire. Certes, tous les foyers des atolls disposaient d’eau potable en 2000: mais 12% d’entre eux la puisaient encore dans la nappe souterraine, par nature limitée et exposée aux risques de salure et de pollution, et 73% étaient approvisionnés grâce aux cuves de récupération mises à disposition par le gouvernement. La situation était meilleure dans la capitale Malé, qui regroupe plus du quart des Maldiviens les citadins sont essentiellement alimentés par une eau en bouteille importée du Sri Lanka. Une catastrophe sanitaire était d’autant plus à craindre à la suite du tsunami qu’il est survenu pendant la saison sèche. Pourtant, le gouvernement annonçait au 5 janvier 2005 que l’eau potable était disponible dans 84% des îles habitées, mais les données qualitatives (eau traitée ou pas) étaient et restent mal connues (5). Par ailleurs, les systèmes de production électrique ont été sérieusement endommagés dans 95 îles, mais le niveau d’équipement atteint avant le tsunami a été retrouvé le 15 janvier. Les réseaux de communication (entre la capitale du pays et les capitales d’atoll) ont eux aussi été très rapidement rétablis (UNOCHA, 2004). Mais les données disponibles dans ces domaines ne sont accessibles qu’à l’échelle du pays ou éventuellement des atolls, jamais à celle des seules îles habitées, ce qui empêche de faire un bilan affiné de la réalité du terrain. Toutes les îles ont-elles pu faire part de la nature et l’ampleur de leurs dégâts réels? Quels problèmes spécifiques se sont posés dans les îles les plus touchées? Au-delà, la conséquence principale de ces dégâts a été l’obligation de procéder à de nombreuses évacuations. L’évacuation des populations et ses enseignements Deux aspects sont ici à considérer. Le premier est d’ordre quantitatif: on peut démontrer que les conséquences humaines de la catastrophe sont, aux Maldives, très impressionnantes. L’autre aspect, plus qualitatif, s’appuie sur une comparaison des schémas d’évacuation des îles lourdement touchées des Maldives et de l’archipel indien d’Andaman et Nicobar. Cette comparaison permet de montrer que les contraintes territoriales (configuration naturelle et statut politique) sont pour les Maldives un facteur majeur de vulnérabilité. Un bilan humain global «finalement» impressionnant Les Maldives font figure de miraculé parmi les pays touchés, avec seulement 82 morts (moins de 1% des habitants du pays, 0,04% des 180 000 décès liés au tsunami) et 26 disparus (0,05% du total régional). Des pays comme l’Indonésie, le Sri Lanka et l’Inde présentent des bilans plus lourds: respectivement 73%, 17% et 6% du total des morts et 44%, 8% et 11% du total des disparus. En matière de personnes déplacées, également, les Maldives représentent moins de 1% du total de la région (1,7 million de personnes). Le miracle s’estompe pourtant lorsque l’on s’affranchit de l’effet de taille: si les personnes décédées ou disparues ne comptent que pour moins de 0,01% de la population nationale en Inde, en Birmanie et en Malaisie, l’archipel maldivien, avec une valeur de 0,04%, fait partie du peloton de tête, derrière l’Indonésie (0,08%) et le Sri Lanka (0,2%). Il est même loin devant s’agissant des personnes déplacées: 4% de sa population, contre 2,7% pour le Sri Lanka, 0,2% pour l’Indonésie et moins de 1% pour l’Inde, la Birmanie et la Malaisie. Si bien que finalement, les Maldives ont été l’un des pays les plus affectés sur le plan humain. Différents schémas d’évacuation: le tribut de l’éclatement territorial et de l’indépendance Le gouvernement estimait qu’environ 30 000 Maldiviens (1/10 de la population totale) ont été directement concernés, à des degrés divers, par les dégâts occasionnés sur le bâti. Si une partie n’a pas eu à quitter son logement, cela n’a pas été le cas pour 20 000 à 25 000 personnes. Plus de 50% ont dû se réfugier hors de leur île de résidence. 10 000 d’entre elles étaient originaires des 14 îles intégralement évacuées. Trois à quatre mois après l’événement, 10 000 à 13 000 personnes vivaient encore dans des logements temporaires (RoM, 2005). Au-delà de ces chiffres, il est intéressant d’analyser les «trajectoires d’évacuation», car celles-ci illustrent tous les problèmes du développement aux Maldives. La comparaison avec la situation des îles Andaman et Nicobar, archipel dépendant de l’Inde, s’avère alors riche d’enseignements. Aux Maldives: quitter l’île, mais pour aller où? Les évacués sont originaires de 28 îles réparties dans tout l’archipel (tabl. 2), mais les données sont complètes (nombre d’évacués et lieu(x) de destination) pour seulement neuf de ces îles. L’analyse de ces neuf exemples a permis d’établir une typologie des schémas d’évacuation, avec trois cas de figure principaux. Mais, comme les données globales sont incomplètes ainsi dans les atolls Lhaviyani ou Vaavu, par exemple, on ne sait pas où sont allées les personnes évacuées , il n’a pas été possible d’établir, à l’échelle de l’ensemble des Maldives, quelles ont été les solutions les plus fréquemment retenues. On ne présentera donc ici que des études de cas, pour des îles dont la population a été évacuée au sein même de l’atoll. L’analyse à l’échelle de l’île permettra ainsi une modélisation à l’échelle de l’atoll. D’un point de vue méthodologique, cinq types de facteurs ayant pu avoir une influence sur les modalités de déplacement et, indirectement, sur le choix des destinations, ont été éprouvés. Ils font référence (a) à la proximité (évacuation vers l’île la plus proche), (b) à la taille (vers l’île la plus grande), (c) à la densité de population (vers une île moins densément peuplée), (d) à la sécurité (vers une île ayant subi moins de dégâts), et (e) à l’attrait exercé par la capitale de l’atoll (île censée être la mieux équipée). Trois grands modèles d’évacuation ont donc été distingués en fonction de la ou des destinations de refuge (fig. 2).
Le premier concerne des îles dans lesquelles la population sinistrée a pu rester sur place. Il s’agit d’une configuration relativement rare puisqu’elle ne concerne que 2 des 9 îles retenues, soit 512 personnes (7% de l’échantillon). Il s’agit des deux îles de l’atoll de Laamu (fig. 3), dont 7 des 12 îles habitées ont été submergées sur plus du tiers de leur surface (5 dans leur intégralité). Sur la petite île de Dhabidhoo, 77 bâtiments ont été endommagés, surtout des habitations, ce qui a obligé l’ensemble des 460 habitants à se réfugier dans l’école. Sur l’île plus méridionale de Gamu, moins touchée par le tsunami, nettement plus grande que la précédente et moins densément peuplée, les 48 personnes évacuées ont également pu rester sur place, relogées probablement par des voisins et/ou de la famille. Ce modèle de déplacement au sein même du lieu de vie semble relever d’une logique «de taille» cas de Gamu qui offre une certaine superficie et de commodité. Le deuxième cas de figure correspond à l’évacuation vers une autre et unique île de destination. Le cas le plus parlant est celui de Filladhoo dans l’atoll de Haa Alifu (fig. 4). L’intégralité de sa population (625 personnes) a été évacuée et envoyée sur Kelaa. Celle-ci cumulait par rapport aux autres destinations possibles (Vashafaru, Muraidhoo, Baara, mais plus encore Uthemu et Dhidhdhoo) quatre avantages: épargnée par le tsunami, elle est très proche de Filladhoo, très grande et peu peuplée. Mais la proximité ou la taille ne jouent pas toujours. À Dhaalu par exemple (fig. 5), les populations de Ribudhoo, de Gemendhoo et de Vaanee ont été entièrement évacuées vers la capitale Kudahuvadhoo. Bien que relativement distante et peuplée, celle-ci présentait le triple avantage d’être l’île la moins densément peuplée, la plus grande et l’une des deux seules de l’atoll dont le bâti n’avait subi aucun dégât. Ici, on se rapproche d’un schéma qui privilégie les espaces urbanisés.
Enfin, un dernier modèle, plus réticulé, est présenté par les cas de Kadholhudhoo (atoll de Raa) et de Vilifushi (Thaa). Le premier, le plus spectaculaire, montre la «diaspora» des 2 900 habitants d’une île d’à peine 4 ha sur 11 îles différentes (fig. 6). L’île de Kadholhudhoo étant relativement isolée au sein de Raa, on ne saurait invoquer la proximité comme raison à cet écartèlement de la communauté sinistrée. Quant aux différences de densités de population, toutes les autres îles proposent de bien meilleures conditions que Kadholhudhoo. Mais l’explication principale est à rechercher dans le fait que seule cette dernière a été lourdement frappée par le tsunami, et que le flux élevé de réfugiés (presque 3 000) ne pouvait être concentré sur une ou deux îles seulement. Moins extrême est le cas de Vilufushi (fig. 7): ses 1 156 habitants ont tous été évacués vers les îles de Buruni, Dhiyamigili, Guraidhoo et Veymandhoo. Ici, parce que toutes les îles de l’atoll ont été relativement affectées, c’est principalement la logique de proximité qui a joué. En effet, les trois premières destinations sont les plus proches de Vilufushi, et si l’île de Madifushi n’a pas été visée, c’est parce qu’elle-même a été très touchée (tous ses bâtiments ont été endommagés). L’influence du facteur «proximité» (a) semble ensuite se limiter à un rayon d’une vingtaine de kilomètres, au-delà duquel «l’effet capitale» (e) prend le relais: Gaadifushi et Thimarafushi n’ont pas été destinataires, alors que Veymandhoo l’a été.
Trois modèles ressortent donc clairement de cette analyse, mais il est difficile de leur attribuer à chacun un ou plusieurs facteurs d’explication dominants, bien que des logiques faisant référence à la faible distance (a) et/ou à l’attrait des capitales (e) semblent récurrentes. Il conviendrait également de tenir compte de la présence sur les îles de destination de membres de la famille des personnes évacuées (6). Ce «facteur familial», plus largement communautaire, a pu jouer sur les trois modèles, peut-être davantage d’ailleurs sur le premier et sur le troisième (on retiendra l’étrange éclatement des habitants de Kadholhudhoo). Le constat d’ensemble est donc à une relative complexité dans le «choix» des destinations, peut-être même à une relative anarchie. Une comparaison avec les îles Andaman et Nicobar (Union Indienne), archipel moins étriqué que les Maldives, amène ainsi à poser la question du poids de l’éclatement territorial et du statut d’indépendance sur les modes de gestion des catastrophes naturelles. Sur Andaman et Nicobar: rôles de la ville principale et du continent d’appartenance. L’archipel d’Andaman et Nicobar compte plus de 500 îles et îlots répartis en deux groupes principaux s’étirant du Nord au Sud sur près de 800 km, au nord-ouest de Sumatra. Sa surface émergée totale est de 8 250 km2, et sa population était en 2001 de 356 100 personnes, dont 88% habitaient le groupe d’Andaman, notamment l’île South Andaman qui abrite la ville principale de l’archipel, Port Blair. La localisation de ces îles, si proches de l’épicentre, explique qu’elles ont été touchées de plein fouet par le tremblement de terre, puis par le tsunami. Le bilan humain est lourd: 436 morts et 3 058 disparus, et plus de 10 000 maisons détruites, affectant ainsi entre 11 et 16% de la population. Si bien que 19 609 personnes (7) ont été évacuées de leur île d’origine, dont plus de la moitié à partir du groupe Nicobar, alors que 38 000 autres ont trouvé refuge dans des camps installés sur leur île de résidence. L’appartenance d’Andaman et Nicobar à l’Inde a eu pour conséquence directe une structuration du schéma des évacuations à trois échelons territoriaux: micro-local (l’île d’origine), local (l’archipel, via son point nodal Port Blair), national (le continent indien). En effet, dès lors qu’il était impossible de rester sur place, les sinistrés ne se sont pas réfugiés dans les îles voisines, mais directement sur Port Blair. Ce flux a concerné 70% des personnes ayant quitté leur île. L’engorgement progressif des capacités d’accueil de Port Blair et/ou d’autres raisons (familiales, par exemple) ont incité les autres réfugiés (5 700 personnes) à rejoindre directement le continent indien (8). Du fait d’être un archipel éclaté et d’avoir à se débrouiller seul. Ce schéma d’évacuation «simple», du moins plus structuré, des îles Andaman et Nicobar contraste évidemment avec l’extrême complexité anarchie? constatée aux îles Maldives, alors que les premières semblent avoir subi davantage de dommages directs. Deux éléments peuvent alors être avancés pour expliquer ce contraste. Le premier fait référence à la configuration étriquée et éclatée des Maldives. Celle-ci a d’autant plus réduit les réserves d’espace pour l’accueil des sinistrés qu’elle a accentué, par la destruction des bateaux et des infrastructures portuaires, les problèmes initiaux d’enclavement des îles. Le second facteur relève du statut d’État indépendant des Maldives. En effet, l’appartenance d’Andaman et Nicobar à un État plus puissant s’est traduite par une structuration de la réponse, même dans l’urgence: on reloge sur place en établissant des camps et si ce n’est pas possible (faute d’espace épargné sur l’île), on évacue directement sur l’île principale de l’archipel. Ceci contraste avec les mouvements anarchiques, car spontanés, des Maldiviens sinistrés qui n’ont finalement bénéficié d’aucun plan d’évacuation à l’échelle nationale, et surtout d’aucun soutien en matière de transport (avions ou bateaux des autorités). À tel point d’ailleurs que ce sont les militaires indiens qui sont venus secourir les touristes évacués des îles-hôtels maldiviennes, et ce sont eux qui ont organisé des survols de l’archipel pour aider au recensement des dégâts. Enfin, on peut largement imaginer que la faible marge de mobilisation de financements d’urgence propres (poids du sous-développement) a retardé la mise en place de camps de réfugiés et la réactivité du gouvernement en général alors que, par ailleurs, l’effort d’aide internationale a, au-delà des promesses, mis un certain temps à s’enclencher. Cet événement a donc mis en avant d’un seul coup toutes les contraintes de développement de l’archipel maldivien, soulevant ainsi de nouveau la question de sa vulnérabilité aux risques naturels et donc du devenir de sa population. Conséquence indirecte des déplacements de population et perspectives d’avenir Les évacuations, qui provoquent une augmentation des densités de population dans les îles d’accueil, obligent à s’interroger sur les solutions pouvant être mises en œuvre dans le contexte maldivien. Le problème de l’augmentation des densités de population Concernant l’accentuation de la pression démographique, il faut préalablement remarquer que Kadholhudhoo (modèle 3) est l’île dont l’effectif de déplacés est le plus important de notre étude, et qu’inversement, ceux de Gamu et de Dhabidhoo (modèle 1) sont parmi les plus modestes. Cette apparente corrélation entre le nombre de personnes à déplacer et le modèle d’évacuation tient au fait que les îles d’accueil ne peuvent généralement accueillir un grand nombre de réfugiés, obligeant ainsi à la segmentation du flux. Se pose malgré tout la question des effets de ces déplacements sur les densités des espaces d’accueil. Le cas de la capitale de Dhaalu (fig. 5) est sur ce point évocateur. En accueillant 871 réfugiés, la densité démographique de Kudahuvadhoo est passée de 1 925 hab/km2 à 3 286. Or, cette île souffrait déjà de problèmes d’accessibilité comme plus de la moitié des îles habitées du pays , du manque de personnel de santé et d’un certain sous-équipement en moyens de communication (UNDP-MPND, 1998). Des cas d’îles plus grandes et à l’origine moins densément peuplées comme Kelaa dans l’atoll de Haa Alifu et Gaamu dans celui de Laamu, dont les densités sont respectivement passées de 561 hab/km2 à 855 et de 434 hab/km2 à 615, sont plus rassurants. On peut penser que le problème de l’accroissement des densités de population se pose surtout dans les îles d’accueil les moins grandes car celles-ci disposent de peu de réserves d’espace , et ce d’autant plus que les réfugiés y restent longtemps. L’accroissement des densités de population est un problème qui se pose au-delà de la phase d’urgence. Si la stratégie est de reconstruire l’habitat sur les îles affectées, elle se heurte à l’émiettement des foyers d’habitation, facteur d’augmentation des coûts. Ce n’est pas un problème nouveau dans cet archipel dont l’histoire a été ponctuée d’événements tempétueux accompagnés de houles et de submersions (Rufin-Soler, 2004; Cazes-Duvat, 2005) et, de fait, d’épisodes de migrations temporaires. C’est pourquoi depuis fort longtemps, diverses tentatives de regroupement des populations isolées ont eu lieu, sans succès d’ailleurs, la plus récente datant des années 1970 (9). Depuis lors, cette politique migratoire, qui vise à faire passer le nombre d’îles habitées de 200 à 80 a été revue dans le cadre du «plan de développement régional» dont l’objectif est, à travers la mise en place de deux pôles régionaux (Seenu dans le Sud, Haa Dhaalu dans le Nord), de réduire les contraintes inhérentes à l’éclatement territorial ainsi qu’à la domination de Malé. Si quelques concrétisations ont aujourd’hui vu le jour sur Seenu (amélioration des infrastructures routières, portuaires et aéroportuaires), les responsables politiques affirment que l’un des principaux effets du tsunami du 26 décembre sera d’accélérer la concentration démographique. La question se pose alors de savoir si celle-ci sera accompagnée de la mise en place d’un plan national d’évacuation d’urgence (mobilisation de moyens de transport à grande capacité, identification de lieux de refuge…), car les problèmes que nous venons d’identifier pour de petits foyers de peuplement risquent d’être amplifiés si l’on est obligé d’évacuer des îles plus peuplées. Cette question n’a bien entendu pas échappé aux autorités qui, suivant le vieux principe «mieux vaut prévenir que guérir», semblent avoir davantage opté pour la concentration et la protection de quelques îles, afin de limiter l’évacuation en cas de nouveau sinistre. L’avenir dans les «safety islands»?
C’est dans cette optique que sont évoquées les «safety islands» (RoM, 2005). Ce sont des îles relativement vastes (généralement les plus grandes des atolls) qui proposeront en leur centre des surfaces surélevées sur lesquelles seront construits l’habitat et les infrastructures communautaires (écoles, mosquée et administration) (fig. 8). Ceinturant ces élévations artificielles, une dépression favorisera le drainage en cas de submersion, ce risque étant déjà limité par la création d’une dune artificielle et végétalisée qui entourera l’île à l’exception de la zone portuaire et de quelques trouées. Si l’objectif est de disposer d’une «île d’accueil» par atoll, le gouvernement en a déjà proposé cinq. Quatre d’entre elles ont pour caractéristique commune d’être l’île la plus grande de l’atoll: Dhuraafaru (atoll de Raa) est la seule qui est inhabitée, alors que Maamigili (Ari Sud), Kudahuvadhoo (Dhaalu) et Gaamu (Laamu) présentent des densités respectives de 2 433, 1 925 et 434 hab/km2. Le choix de Kudahuvadhoo est intéressant: malgré sa forte population actuelle, elle présente néanmoins au sein de son atoll le meilleur potentiel. Ce dernier cas illustre très bien la faible marge de manœuvre des aménageurs et, indirectement, les effets d’engrenage et les limites posées au développement de l’archipel maldivien (Cazes-Duvat, 2001). Bien que le tsunami n’ait mis que quelques secondes à envahir l’archipel des Maldives, la gestion de ses conséquences va durer plusieurs années (retour aux niveaux de production initiaux, reconstruction…). On a vu que des facteurs généraux tels que la configuration territoriale et le niveau de développement jouent un rôle fondamental (Dupont, 1987; D’Ercole, 2003). Plus précisément, l’éclatement territorial et un contexte de sous-développement sont deux puissants démultiplicateurs, dans l’espace et dans le temps, des effets matériels et économiques d’une catastrophe naturelle. L’analyse de leur poids dans l’impact d’un événement conjoncturel (qu’il soit d’origine naturelle ou pas) permet de montrer, d’une part, que de multiples facteurs de nature variée (physiques et anthropiques) interagissent et que, d’autre part, les spécificités locales (type de matériaux de construction, type de récif sous-jacent au rôle protecteur variable, nature des moyens de transport traditionnels, positionnement culturel par rapport à l’événement…) jouent un rôle majeur dans l’explication des conséquences des phénomènes exceptionnels. La diversité des schémas d’évacuation de quelques-unes des îles maldiviennes sinistrées et la relative difficulté à expliquer leurs logiques offrent un exemple très didactique de cette complexité. C’est principalement ce que l’on voulait montrer dans cet article. Enfin, il convient ici de noter que l’étude de ces événements exceptionnels associée à la thématique du risque en général offre l’avantage de mêler en un temps commun, celui de la catastrophe, l’ensemble des facteurs de (sous-)développement, permettant ainsi une vision systémique «en temps réel» (dans l’urgence, puis dans les mois et les années suivants). Bibliographie BELTRANDO G. (2005). «La question de la vulnérabilité des littoraux: enseignements de la catastrophe de décembre». La Lettre Intergéo, numéro spécial de janvier 2005, p. 4-5. CAZES-DUVAT V. (2001). «Le poids des contraintes physiques dans le développement des atolls: l’exemple de l’archipel des Maldives (océan Indien)». Les Cahiers d’Outre-Mer, 213, p. 3-26. CAZES-DUVAT V. (2005). Géomorphologie, aménagement et gestion des littoraux coralliens des petites îles de l’ouest de l’océan Indien. Document de synthèse d’HDR. Paris: Université Paris IV-Sorbonne, 266 p. CHAMARD P.C. 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