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Les Kangean (Indonésie): îles ou archipel?

Les multiples archipels indonésiens restent largement à découvrir. On dispose sur eux d’informations maigres et peu précises. Se pose en outre la question de la cohérence interne de ces espaces: chacun d’eux forme-t-il un ensemble homogène ou ne s’agit-il que de groupes d’îles sans unité? C’est la question que l’on se propose d’explorer dans cette note, à la suite d’une mission (1) menée sur l’archipel Kangean en mer de Java.

1. Quelles aires culturelles pour l'archipel Kangean ?

La méditerranée javanaise a été au long de l’histoire un espace de communications, comme l’a montré Denys Lombard (1990). Au sein de cet espace (fig. 1), l’archipel Kangean a pu être traversé par des voyageurs d’au moins trois aires culturelles, caractérisées par des manières d’habiter distinctes l’une de l’autre. Cette diversité se retrouve-t-elle sur l’archipel Kangean?

2. Les transports publics sur l'archipel Kangean en 2004

On observe tout d’abord que l’archipel est doté de deux centres urbains, chacun ayant son réseau: la ville de Arjasa sur l’île de Kangean polarise l’acheminement des productions de Kangean, Saobi et Sabunten, dites îles de «l’Ouest», tandis que l’île de Sapeken polarise les îles de «l’Est» (fig. 2).

Photo 1 Photo 2

 L’examen des usages de l’espace fait également apparaître une discontinuité Est/Ouest:

  • sur les trois îles de l’Ouest, les habitants sont avant tout agriculteurs et cultivent des céréales (riz, maïs, sorgho). Ils vivent dans des villages d’à peu près 1 000 habitants (photo 1), utilisent beaucoup la route pour le transport de leurs productions, et très peu le bateau. Sur ces îles, les communautés n’utilisent pas les ressources de la mer, mais vivent au contraire par et pour la «terre»;
  • sur les îles de l’Est, les habitants sont majoritairement pêcheurs et vivent dans des villages de taille réduite (photo 2). À la différence de l’Ouest, les villages de l’Est ne sont pas entourés de champs: les communautés sont tournées vers des espaces maritimes proches ou plus lointains. Leurs membres se déplacent en bateau jusqu’à l’île de Sulawesi pour vendre leurs productions. Ce sont des communautés de la «mer».
3. Les madurais, les premiers habitants
4. Les sulawesiens, du transit à la sédentarisation

Ces différences s’expliquent avant tout par l’histoire. Deux vagues distinctes de migrations sont à l’origine du peuplement actuel de l’archipel Kangean (fig. 3 et 4 ): l’une de Madura, l’autre en provenance de Sulawesi, celle-ci remontant à environ 250 ans, époque où les Madurais étaient déjà sédentarisés sur l’archipel, afin d’y exploiter la terre, mais seulement sur les îles de plus grande taille. La migration «maduraise», constituée d’agriculteurs — des «terriens» — était à la recherche de terres agricoles. À l’inverse, la migration «sulawesienne» correspondait à la volonté d’acheminer les produits de la pêche de Sulawesi vers le port javanais de Banyuwangi. Les hommes de Sulawesi se sont logiquement installés sur les îles de l’Est — qui étaient, il y a 250 ans, une étape entre Java et Sulawesi — tandis que les hommes de Madura se sont installés sur les îles de l’Ouest. Bien que la distance entre Sulawesi et le port de Banyuwangi soit de 450 km, les marins de Sulawesi la parcouraient fréquemment, alors que les 150 km séparant Madura de l’île Kangean étaient une discontinuité spatiale forte pour les agriculteurs madurais, une distance rarement parcourue.

Ces différences devraient nous obliger à penser l’archipel Kangean comme un ensemble d’îles sans unité.

La langue indonésienne propose d’ailleurs deux termes différents pour exprimer la notion d’archipel: un «Kepulauan» correspond à des îles formant un archipel fortement intégré, tandis qu’un «Pulau-Pulau» n’est qu’un simple ensemble d’îles. C’est pourtant, paradoxalement, le premier terme qui définit officiellement l’espace de l’archipel Kangean, alors qu’il semblerait plus adapté de parler des «îles Kangean». Mais si l’on remonte un peu dans le temps, on se rend compte qu’il y a 25 ans encore, le Kepulauan Kangean était encore considéré par l’administration indonésienne comme un Pulau-Pulau. Il semble donc que dans le but de gommer les différences entre les espaces et de renforcer, au moins en apparence, la cohésion territoriale, le gouvernement indonésien ait procédé à une requalification des Kangean.

Un acte qu’il faut replacer dans le contexte de la très grande diversité des situations insulaires en Indonésie: la dualité de l’archipel Kangean ne représente-t-elle pas à grande échelle ce que l’archipel indonésien a établi comme devise, «l’Unité dans la Diversité»? Le phénomène fractal constaté ici n’est en effet pas sans rappeler la dualité historique entre la logique «terrienne» des «États agraires» de Java, et la «circulation maritime» des ports-comptoirs des Sultanats malais.


doctorant, Université de La Rochelle

Références bibliogaphiques

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GAY J.-C. (1995). Les Discontinuités spatiales. Paris: Economica, 112 p. ISBN: 2-7178-4933-5

LOMBARD D., 1990, Le Carrefour Javanais, essai d’histoire globale. Paris: Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 3 tomes, 263 + 420 + 337 p. ISBN: 2-7132-1824-1

MARROU L. (1999). «La représentation cartographique de l’archipel des Açores à la fin du XXe siècle». In Massa F., dir., Les îles Atlantiques: réalités et imaginaires, colloque du 21-23/10/1999. Rennes: Université Haute-Bretagne Rennes 2, 470 p.

RAILLON F. (1999). Indonésie, la réinvention d’un archipel. Paris: La Documentation française, 182 p. ISBN: 2-11-004125-0

SANGUIN A.-L., dir. (1997). Vivre dans une île. Une géopolitique des insularités. Paris: L’Harmattan, «Géographie et cultures», 392 p. ISBN: 2-7384-5934-X

SEVIN O. (2003). «L’autonomie régionale: une réponse à la «javanisation» de l’archipel indonésien?». In Guillaud D., Huetz de Lemps C., Sevin O., dir., Îles rêvées, territoires et identités en crise dans le Pacifique insulaire. Paris: Presses de l’université Paris-Sorbonne, coll. «Géographie», 371 p. ISBN: 2-84050-268-2

Notes

1. Mission menée de février à mars 2004 dans le cadre du programme de recherche de Coopération Régionale Décentralisée (CRD) Kangean, programme établi entre l’Université de la Rochelle et l’Institut de Technologie de Surabaya (ITS).