N° 85 (1-2007)
|
Changement climatique et domaines skiables:
simulation en Savoie et Haute-Savoie à l’horizon 2015
Département de géographie, Université de Genève, Bd. du Pont-d'Arve 40, CH-1211 Genève |
Introduction Le changement climatique oblige à s’interroger sur la viabilité du modèle économique du tourisme d’hiver en montagne. Dans beaucoup de hautes vallées alpines, la présence humaine est, pour l’essentiel, conditionnée par celle d’un domaine skiable. Ainsi, dans la Tarentaise, Bourg-Saint-Maurice n’offrirait sans doute pas le même visage sans l’économie du ski de masse, alimenté par une ligne TGV. Le devenir des domaines skiables dans un contexte de réchauffement global est un enjeu politique, économique et environnemental. Pouvons-nous, à l’heure actuelle, identifier les domaines skiables qui seront concernés au premier chef par les effets du changement climatique sur l’enneigement? Quelles seront leurs difficultés et quand surviendront-elles? Peut-on déjà apprécier les conséquences probables sur le développement local? Nous tentons de répondre à ces questions par une démarche de simulation climatique appliquée aux domaines skiables de Savoie et Haute-Savoie. I. Une démarche de simulation La Savoie et la Haute-Savoie concentrent les trois quarts des emplois et du chiffre d’affaires annuel total de l’économie du ski française. On peut donc raisonnablement penser que le poids du changement climatique se fera sentir avec plus d’acuité dans ces départements qu’ailleurs (fig. 1)
Méthode d’analyse spatiale Nous reprenons les valeurs de simulations climatiques régionales proposées par la communauté scientifique en les affectant à une échelle pertinente. Ceci permet de construire des modèles interpolés des phénomènes climatiques (Loubier, 2004a). Nous comparons les cartes issues des simulations avec celles qui sont issues des mesures habituelles. Nous avons couplé un modèle général de climat (MGC, ici le Java Climate Model du GRID) (fig. 2), à un système d’information géographique (SIG) en mode image (encadré). Les MGC proposent des simulations dont le niveau de résolution ne permet pas de traduire le changement climatique à l’échelle locale. Nous avons donc développé une méthode de changement d’échelle (et c’était là la principale difficulté) fondée sur l’étude et l’optimisation de l’interpolation spatiale à partir d’un semis de stations météorologiques. La simulation repose sur deux axes fondamentaux:
Les cartes sont fondées sur la représentation d’une probabilité de survenue de neige en cas de précipitations. L’apparition de neige est une relation entre des valeurs de température moyenne mensuelle et des hauteurs de précipitations moyennes mensuelles en un même lieu. Dans cette relation, il existe une valeur centrale où cette probabilité est optimale, ici la température 0°C. Au-delà et en deçà de cette valeur, la probabilité décroît de façon sigmoïde. L’avantage est de standardiser toutes les échelles de températures sur le même référentiel chromatique.
Données initiales et niveau scalaire Les données spatiales par nature correspondent au modèle numérique de terrain (MNT) BD-alti en Lambert III de l’IGN au pas de 50 mètres sur les deux départements de l’étude. Le maillage du modèle général de climat correspond à un degré d’arc en latitude/longitude. Notre terrain d’étude est couvert par deux demi-mailles du modèle de climat de part et d’autre du 45e parallèle de latitude N et entre le 6e et le 7e méridien de longitude E. Les domaines skiables sont représentés par un point créé au barycentre de leur enveloppe, soit à partir des données photogrammétriques au 1/5 000 fournies par la société ORODIA, soit à partir d’une numérisation sur le fond TOP 25 de l’IGN. Le semis de stations météorologiques est celui de la base ER30. Chaque station est positionnée en coordonnées Lambert III. L’étendue de l’échelle des données initiales est large (de 1° d’arc pour les informations du modèle climatique au 1/5 000 pour les données topographiques des grands domaines de la Tarentaise). Cependant, les informations issues des modèles de climat ne sont spatiales que par destination car elles sont incrémentées aux valeurs attachées au semis des stations météorologiques. L’échelle minimale réelle d’analyse est donc celle liée aux données numérisées sur les cartes au 1/25 000. Cependant, les cartes présentent le phénomène sur tout le champ d’étude. Afin que ce dernier soit totalement embrassé, nous avons réduit cette échelle au 1/200 000 après la simulation. Les animations Les cartes ont été réalisées avec un outil de modélisation 3D conçu pour la synthèse d’image, 3DSMax (1). La création s’est développée en trois temps:
Le modèle de terrain de la scène est dérivé du MNT Bd alti de l’IGN au pas de 50 m. L’échelle du 1/200 000 autorisait une dégradation des formes pour peu que la vision d’ensemble du territoire ne soit pas dénaturée. Nous avons donc développé la procédure suivante pour construire une scène à la fois légère et ressemblante:
Ces opérations permettent de simuler le relief à l’échelle requise. Les volumes sont réalisés avec les fonctions de modélisation de la boîte à outils du logiciel. Leur calibration le long d’une loi exponentielle est définie par la suite. Il ne reste alors plus qu’à spécifier les éclairages. Nous avons opté pour un éclairage spéculaire à 45° gauche de la scène. Cet effet permet de renforcer l’effet de relief du terrain. Nous avons exporté les résultats des simulations obtenues au sein du SIG sous la forme d’une image bitmap codée en 8 bits 256 couleurs. Ces images ont été drapées une par une sur le modèle de terrain. Enfin le logiciel de synthèse d’image a calculé un rendu final haute résolution. C’est cette image que nous avons importée dans un dernier logiciel de mise en page pour l’habillage final. Ce dernier point comprend le placement des noms de domaines skiables sur la scène et le placement des légendes et échelles. Cela fait, nous avons calculé un diaporama pour les deux périodes (actuelle et simulation du scénario A1B). Les cartes présentées ne sont donc pas composées exclusivement d’objets 3D. Il s’agit plutôt d’une addition d’objet 3D et 2D utilisés en fonction des besoins. Les scénarios Nos choix initiaux relatifs aux simulations climatiques reposent sur des standards et des recommandations données par le Groupement Intergouvernemental d’Étude du Climat (2). Les scénarios de type A1 proposent un futur où la croissance économique sera très rapide avec des technologies de plus en plus puissantes employées rapidement. La population mondiale augmentera encore pour se stabiliser au milieu du siècle. Elle commencera à décliner ensuite. Les thèmes principaux mis en action dans cette catégorie de scénarios sont un lissage des disparités actuelles avec un renforcement des interactions socioculturelles. La description des moyens d’acquisition de l’énergie dans ces scénarios a donné naissance à trois sous-groupes: les types A1FI, A1T et A1B. Ces scénarios partagent l’idée d’un investissement important sur le plan technologique. Seule la source énergétique employée préférentiellement les distingue. Le scénario A1FI laisse la plus grande part à l’énergie fossile. Le scénario A1T privilégie toute autre source que fossile. Enfin, le scénario A1B propose une voie médiane. C’est ce dernier scénario que nous avons choisi. Nos résultats sont ceux d’une étude comparative mensuelle entre les mesures habituelles et celles probables en 2015 dans le contexte défini par le scénario A1B du GIEC. Les moments les plus stratégiques pour un domaine skiable se situent en début et en fin de saison. Ces deux périodes sont celles qui utilisent le plus les systèmes de neige de culture. Cependant, les simulations que nous proposons concernent toute la saison d’hiver. II. Les résultats Les domaines skiables en situation habituelle La disposition habituelle des températures minimales moyennes (avec une conformité spatiale de 72,4%) recoupées avec la carte de la position des domaines skiables nous permet de décrire un comportement global des principaux domaines de Savoie et de Haute-Savoie. D’une façon générale, en début de saison (novembre, décembre), les domaines de Thollon-Les Mémises et Bernex se situent dans un espace où la probabilité d’atteindre la température de 0°C ou moins est la plus faible (entre 0% et 21% de probabilité). Les domaines de Châtel et Bellevaux suivent, avec une probabilité autour de 40%. La tranche suivante concerne Les Gets, Avoriaz, Morzine avec 55 à 65% de chances de survenue de neige naturelle. Partout ailleurs, les probabilités des domaines de constituer une couverture neigeuse en cas de précipitation sont, au minimum, de l’ordre de 80%. Nous remarquons que les domaines situés en moyenne montagne comme La Clusaz, Les Aillons, Le Grand Bornand présentent des chances équivalentes à celles de domaines placés dans les massifs internes comme ceux de Tarentaise. En fin de saison (mars, avril), c’est principalement l’altitude qui détermine les chances de maintenir le manteau neigeux. Pour cette période, beaucoup de domaines se retrouvent en situation thermique faible. Les domaines de Bellevaux, Les Aillons, Saint-François Lonchamp et Valmorel sont ceux qui ont la plus faible probabilité (< 35%) de conservation d’un manteau neigeux en cas de survenue de précipitations. En revanche, les domaines de Thollon-Les Mémises et Bernex, desservis en début de saison se maintiennent dans une probabilité supérieure à 35%. Enfin, les domaines de Tarentaise sont situés dans un intervalle faible (entre 25 et 35% de chances). Cependant, pour ces derniers, il convient de pondérer ce résultat. Compte tenu de leur développement en altitude, cette situation n’est pas équivalente partout sur les sites et concerne plutôt les parties basses de ces domaines. Cette situation est bien connue et les grands domaines concentrent leurs efforts sur le maintien d’une ou deux pistes pour le retour skis aux pieds en fin de saison. Simulation à quinze ans L’analyse de tendance s’appuie sur le scénario A1B avec une perspective de stabilisation du CO2 atmosphérique à 550 ppm en 2150. D’une façon générale, la probabilité d’une faible couverture neigeuse se fait sentir plus tard en début de saison et plus tôt en fin. En début de saison, la tendance spatialisée pour le mois de novembre montre qu’une grande partie du territoire est gagnée par une réduction de probabilité de température égale ou inférieure à zéro. Cette réduction s’opère principalement dans la tranche des 50% de chances qui, habituellement, concernent les zones de piémont et des Préalpes. Pour décembre, l’impact est faible et la situation est comparable au contexte habituel.
La réduction de probabilité la plus importante concerne le petit domaine de Bonneval-sur-Arc avec une réduction de 85% à 65% de chances de recevoir de la neige en cas de précipitation. L’étude longitudinale des probabilités dans le cœur de saison (janvier février) met en évidence la faiblesse potentielle de domaines comme Thollon-Les Mémises ou Bernex pour une garantie de neige. La probabilité reste aux alentours de 30%. D’autres domaines sont fragilisés avec une probabilité de l’ordre de 50% de chances. C’est le cas de Morzine, Bellevaux et Châtel. Le domaine de Bonneval-sur-Arc voit sa probabilité rester autour de 60%. D’un point de vue purement quantitatif, ce domaine est cependant celui qui perd le plus de probabilité dans cette simulation même si sa situation demeure relativement confortable par rapport à d’autres domaines skiables. En revanche, la situation de fin de saison intervient plus tôt qu’en période habituelle. Le cas des grands domaines de Tarentaise est, à ce titre, tout à fait caractéristique. Le potentiel d’exploitation diminue fortement au mois de mars et la réduction de probabilité gagne les hauteurs. Si l’activité reste possible sur les parties supérieures des domaines, le retour skis aux pieds semble compromis. Pour les domaines situés en moyenne montagne, la situation devient délicate dès le début du mois de mars. La probabilité décroît rapidement jusqu’à rendre la pratique impossible bien avant les vacances de Pâques qui marquent la fin de saison. On peut raisonnablement considérer que la saison potentielle pour ces domaines se déroulera entre le mois de décembre et la fin février. L’érosion dans le contexte du scénario A1B est donc d’environ un mois. Conclusion Pour les domaines skiables de Savoie et de Haute-Savoie où l’activité ne serait pas complètement remise en question, le changement climatique poserait néanmoins de sérieux problèmes en début et en fin de saison. La contraction de la saison impliquerait un recours massif à la neige de culture pour garantir l’activité. Ceci ne peut qu’engendrer des problèmes environnementaux et des conflits d’intérêt (dans le cadre de la gestion de l’eau notamment). Le changement climatique pourrait fortement affecter l’économie du ski. C’est pourquoi les domaines skiables devront faire l’objet de stratégies visant à pérenniser leurs activités. Pour certains d’entre eux, comme les domaines du Chablais, c’est même le modèle économique du tourisme d’hiver qui semble remis en cause. Un développement fort des activités touristiques d’été (qui est déjà engagé) pourrait compenser la situation et garantir une exploitation durable de la montagne. Bibliographie BENISTON M. (2003). «Climatic change in mountain regions: a review of possible impacts». Climatic Change, 59, p. 5-31. BENISTON M., dir. (2002). Climatic Change. Implications for the Hydrological Cycle and for Water Management. Advances in Global Change Research. Dordrecht, Boston: Kluwer Academic Publishers, 503 p. ISBN: 1-402-00444-3 BENISTON M. (2000). Environmental Change in Mountains and Uplands. Londres-New York: Arnold-Hodder, Stoughton-Chapman, Hall Publishers-Oxford University Press, 172 p. ISBN: 0-340-70638-4. ISBN: 0-340-70636-8 BENISTON M., KELLER F., GOYETTE S. (2003). «Snow pack in the Swiss Alps under changing climatic conditions: an empirical approach for climate impacts studies». Theor. and Appl. Clim., 74, p. 19-31. BRUN E., MARTIN E. (1995). «Modélisation du manteau neigeux à différentes échelles. Application au domaine des avalanches, de l'hydrologie et du climat». La Houille blanche, n° 5/6, p. 63-68. GIEC (Groupement Intergouvernemental d’Étude du Climat) (2001a). Climate Change 2001: The scientific basis. Cambridge: Cambridge University Press, 892 p. ISBN: 0-521-80767-0. ISBN: 0-521-01495-6 GIEC (Groupement Intergouvernemental d’Étude du Climat) (2001b). Climate Change 2001: Impact, adaptation and vulnerability. Cambridge: Cambridge University Press, 1042 p. ISBN: 0-521-80768-9 GIEC (Groupement Intergouvernemental d’Étude du Climat) (2001c). Bilan 2001 des changements climatiques: Les éléments scientifiques. Contribution du groupe de travail I au troisième rapport d’évaluation du Groupe d’expert Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat. IPCC, 92 p. GIEC (Groupement Intergouvernemental d’Étude du Climat) (1995). Guidelines for National Greenhouse Gas Inventories. Cambridge: Cambridge University Press. GIEC (Groupement Intergouvernemental d’Étude du Climat) (1996). Climate Change 1995. Impacts, Adaptations and Mitigration of Climate Change: Scientific Technical Analyses. Cambridge: Cambridge University Press, 879 p. ISBN: 0-521-56431-X. ISBN: 0-521-56437-9 HUNT B.G. (1998). «Natural climatic variability as an explanation for historical climatic fluctuation». Climatic Change, 38, p. 133-157. HUNT B.G, DAVIS H.L. (1997). «Mechanism of multi-decadal climatic variability in a global climatic model». International Journal of Climatology, 17, p. 565-580. JANCOVICI J.M. (2002). L’Avenir climatique: Quel temps ferons nous?. Paris: Seuil, 284 p. ISBN: 2-02-051235-1 SEATM (Service d’Etude et d’Aménagement Technique de la Montagne) (1990). Aménagement des pistes de ski alpin. s.l.: SEATM, 40 p. LOUBIER J.-C. (2004). Perception et simulation des effets du changement climatique sur l’économie du ski et la biodiversité (Savoie et Haute-Savoie). Grenoble: Université Joseph Fourier-Grenoble I, thèse de géographie, 6 mai 2004 LOUBIER J.-C. (2004a). «Un exemple d’analyse SIG pour l’amélioration de l’interpolation de données climatiques». In CASSINI 04: Géomatique et analyse spatiale, p.125-131 Notes 1. 3DS Max est développé par Autodesk. 2. Le GIEC est une instance scientifique qui, sous l’égide de l’ONU, est chargée de faire la synthèse, sous la forme de rapports édités tous les quatre ans, de la production scientifique ayant trait au changement climatique. Sa dernière réunion plénière s’est déroulée à Paris du 27 janvier au 1er février 2007. |