Sommaire du numéro
N° 85 (1-2007)

Une géographie politique de l'espace numérique?

Jean Rivièrea

doctorant en Géographie sociale, CRESO - UMR ESO 6590 CNRS, Université de Caen, Basse-Normandie, MRSH

Résumés  
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Le développement de la communication politique via Internet constitue un enjeu majeur pour les communicants de la campagne de l'élection présidentielle à venir (1). Le site de Ségolène Royal (fig. 1), où les internautes sont censés pouvoir participer à la construction du programme de la candidate socialiste, est désormais célèbre, tout comme le site de l'UMP où l'on peut visualiser au jour le jour le nombre d'adhérents du parti ou bien envoyer un SMS de soutien à Nicolas Sarkozy. Aux côtés des sites des deux favoris de la précampagne, presque tous les candidats — et surtout ceux dont l'exposition dans les médias dominants est faible — ont désormais leurs sites Internet de campagne. Et si tous ces sites Internet et la nébuleuse de blogs plus ou moins directement politiques qui les entourent avaient une géographie? (2)

1. Extrait du site de campagne de Ségolène Royal, vu le 18/01/2007

Les mots de la géographie

C’est justement d’une «géographie» de ce type que l’équipe de l’observatoire de la présidentielle 2007 tente de jeter les bases, et le slogan de l’entreprise qui est à l’origine de cet observatoire, «Penser le Web comme un territoire et en suivre les variations par des solutions cartographiques», est suffisamment explicite quant au projet. Une lecture plus approfondie du site de l’observatoire confirme d’ailleurs cette première impression et quand l’un des auteurs du site (Fouétillou, 2005) pose la question «Le Web constituerait-il désormais un nouveau continent pour les sociologues et les politologues?», on est forcément tenté de répondre «bien sûr, et pourquoi pas des géographes?».

Les proximités sont en effet frappantes sur le plan sémantique. Les termes et les notions utilisés dans les différentes pages qui composent le site de l’observatoire de la présidentielle renvoient non seulement au champ disciplinaire des géographes (territoire, aménagement du territoire, espace, carte, cartographie, région, lieu, localité, etc.), mais aussi à des concepts bien connus des spécialistes de géographie politique et électorale (écologie, terrain de sondage, voisinage, etc.). Au-delà des mots, a-t-on vraiment affaire à une géographie? Plutôt que de prétendre trancher la question, il s’agira ici de présenter et de discuter les travaux de cet observatoire avec un regard de géographe, et ce d’autant plus que ses créateurs sont issus d’horizons disciplinaires très différents (3). Cette discussion des travaux de l’observatoire de la présidentielle a été menée en utilisant comme corpus empirique la deuxième version de la «blogopole» (en ligne jusqu'au 23 mars 2007). Dans la mesure où la structuration de l’espace numérique est en constante évolution, cette deuxième version de la blogopole a été actualisée le 25 mars 2007 par l’équipe de l’observatoire de la présidentielle, ce qui modifie essentiellement la charte graphique utilisée dans «cartes» et certains principes méthodologiques de construction de la «blogopole»

Une «géographie» politique du Web, oui mais comment?

Commençons par les fondements théorico-méthodologique de cette géographie du Web. Les bases de cette géographie reposent sur une hypothèse centrale: «le lien hypertexte est révélateur d’un lien social». Cette hypothèse est testée empiriquement au sein d’une région de l’espace numérique constituée d’un corpus de sites Internet sélectionnés en fonction de la thématique traitée. Ce corpus est ensuite exploré grâce à une méthodologie spécifique dans laquelle des robots parcourent les sites du corpus défini au départ en passant de lien hypertexte en lien hypertexte, puis stockent les résultats de leur exploration dans une base de données. Les résultats de cette exploration sont finalement présentés grâce à un procédé original de «cartographie».

Une «géographie» politique qui accorde une place centrale à la «carte»

La «carte» des résultats (fig. 2) est en fait un graphe représentant l’ensemble des sites (les nœuds du réseau, qui sont en quelque sorte les lieux) et des liens hypertextes qui tissent le réseau (les relations qu’entretiennent les lieux entre eux). Pour les «cartes» les plus récentes comme celle-ci, différents niveaux de restitution sont proposés: carte simple mais interactive basée sur un corpus réduit, carte plus détaillée mais figée, et croquis de synthèse en bas à droite, croquis qui rappellent la démarche de certains tomes de l’Atlas de France du GIP Reclus, où une petite synthèse chorématique est parfois proposée en plus de la carte.

2. La blogopole politique au 14/10/2006 par RTGI. (Cette image est zoomable).

Cette «carte» se lit grâce à une légende qui comprend des informations variées. La couleur des nœuds indique à l’aide d’une implantation ponctuelle colorée le type de site dont il s’agit, par exemple l’obédience politique du site pour la carte de la figure 2. La taille des nœuds renvoie quant à elle à l’importance du nœud dans le réseau (comme pour une carte classique en figurés proportionnels), importance qui est définie par le niveau d’autorité du site, c’est-à-dire le nombre de liens hypertextes entrants. Ces deux éléments — propriétés de l’objet géographique indiquées par une couleur et par une taille — correspondent en fait à un mode de cartographie bi-variée. Les chemins entre les différents nœuds sont matérialisées par des figurés linéaires sous forme d’arcs orientés. Pour certaines «cartes» navigables figurant sur le site de l’observatoire, la légende indique aussi par des couleurs le sens de la relation entre deux lieux, en précisant s’il s’agit de liens hypertextes entrants ou sortants. Ces cartes navigables offrent aussi la possibilité de faire varier le niveau de zoom (ou l’échelle de la carte) et proposent un mode de représentation «Fisheye» qui introduit une troisième dimension à la carte (un peu comme si l’on modifiait à la fois le système de projection et la manière dont est centré le fond de carte). Mais alors comment percevoir sur la carte les notions de distance ou de proximité entre les lieux (encadré)?

Si parfois certaines zones des «cartes» sont désignées de manière classique en géographie par la référence aux points cardinaux («est de la carte», «centre de la carte»), il faut donc bien comprendre la localisation d’un lieu de manière relative, c’est-à-dire qu’une localité du Web ne prend de sens et n’existe que par rapport à la position des autres lieux comme le soulignent les expressions employées par les auteurs de l’observatoire: «site X qui vient se positionner en affluent le plus proche du site Y», «positionnement du site X à l’ouest du site Y». Mais la «cartographie» ne se limite pas à un mode de restitution des résultats.

Une fois établie, la «carte» peut alors être explorée comme une région limitée ou bornée du Web. L’existence d’un moteur de recherche «cartographique» thématique permet en effet de rechercher la localisation d’un terme (ou d’une formule) puis de visualiser les résultats de la requête sur la carte. Par exemple, si l’on cherche à localiser les lieux de la blogopole où est évoquée le mot «libéralisme» (fig. 3a), le moteur de recherche recense d’abord les vingt premiers lieux qui apparaissent lorsque l’on tape cette requête dans un moteur de recherche classique. Ces vingt lieux sont ensuite «cartographiés», et l’on s’aperçoit sans grande surprise que dix-sept de ces lieux se situent dans la galaxie des sites des libéraux, deux dans celle du PS et un dans celle du PCF. Ces lieux peuvent ensuite être localisés plus finement au sein de ces régions (fig. 3b). On peut ainsi repérer parmi l’ensemble des sites des libéraux les dix-sept localités correspondant à la requête (sites entourés d’un halo blanc) en distinguant les trois lieux qui sont arrivés les premiers dans la requête, ceux que l’équipe de l’observatoire nomme le «triangle d’or» (sites entourés d’un halo rouge). La limite de ce moteur de recherche qui intègre une dimension «cartographique» est que l’on ne peut malheureusement pas localiser les résultats de la recherche dans l’ensemble du Web (ce qui se comprend vu le travail titanesque que serait la réalisation d’une carte de l’ensemble de l’Internet mondial), mais uniquement au sein du millier de sites qui composent le corpus de la blogopole française. D’ailleurs sur quel corpus de données repose cette «carte»?

3a. Exemple de recherche des localisations d’une expression dans la blogopole


3b. Exemple de recherche des localisations d’une expression dans la blogopole

La carte de la blogopole établie par l’équipe de l’observatoire de la présidentielle est en fait fondée sur une recension de sites considérés comme politiques parce que liés à des partis ou à des syndicats. Le répertoire des blogs politiques figurant sur le site «place de la démocratie» a alors été choisi afin de servir de support au corpus de départ. C’est la construction de ce corpus empirique initial — à partir duquel sont construites ensuite les représentations «cartographiques» — qui est critiqué par d’autres internautes. Thierry Crouzet (4) a ainsi réalisé sa propre «carte» (fig. 4) en se basant sur un autre annuaire (nommé «BonVote») incluant cette fois les blogs politisés mais qui ne sont pas directement liés à des structures politiques, l’objectif étant de mettre en évidence le rôle majeur de ce qu’il appelle le cinquième pouvoir. Et il faut bien constater que cette seconde carte présente un espace politique français structuré de manière sensiblement différente, notamment du fait de la présence des «freemen», «indépendants», «citoyens» et autres «alters» qui occupent le cadran nord-ouest de la figure 4. Ce qui est passionnant est que, fin mars 2007, l’équipe de l’observatoire a intégré ces critiques méthodologiques en faisant varier le contenu de son corpus originel puisque l’annuaire de BonVote a été utilisé de manière complémentaire afin de construire la troisième version de la «blogopole». Comme en géographie, les nomenclatures des données qui servent de support à la «carte» sont également l’objet de débats méthodologiques, mais les parallèles ne s’arrêtent pas là.

4. Une autre «cartographie» de l’espace politique français? (Source: Thierry Crouzet)

Une «géographie» politique qui intègre le jeu des échelles

Comme toute bonne géographie académique, cette géographie politique de l’espace numérique est attentive aux différentes échelles géographiques. Le site de l’observatoire de la présidentielle propose ainsi — en plus de l’exploration de l’espace politique français — des analyses dont la thématique renvoie à des niveaux variés, de l’échelle européenne à l’échelon individuel.

On trouve par exemple une étude sur une dimension européenne de la question politique avec une enquête intitulée «Le web et le débat sur la constitution européenne en France» mettant en évidence la structuration, la densité et l’ouverture des sites du oui et du non lors de la campagne sur le traité constitutionnel. À un niveau inférieur (celui des partis), «L’étude comparée des blogosphères PC et UMP» est riche d’enseignements sur les organisations très différentes des deux partis dans l’espace numérique en termes de taille, de liens avec d’autres sites, de structure hiérarchique ou d’insertion dans un réseau de rang supérieur (la nébuleuse des sites altermondialistes pour la blogosphère du PC) qui tient le rôle de contexte électronique.

Enfin, l’étude intitulée «Écologie de la Ségosphère» offre une «cartographie» des réseaux mobilisés par une candidate, cartographie qui définit les grandes caractéristiques de «l’écosystème de cet agrégat de sites». Il apparaît que cette localité du Web est très fortement structurée selon plusieurs niveaux hiérarchiques, avec le site «désirs d’avenir» comme «vaisseau amiral», une «garde rapprochée», une «flotte dévouée»… En se fondant sur cette forte structuration interne du réseau et sur la grande homogénéité des contenus informationnels des sites explorés, G. Fouétillou (2006a) met en évidence une sorte de circulation circulaire de l’information (Bourdieu, 1996) dans la Ségosphère, circulation de l’information qui apparaît en profond décalage avec le concept de démocratie participative pourtant mis en avant dans la stratégie de communication de la candidate: «nous avons montré en quoi selon nous l’enjeu de la ségosphère n’est pas de construire un lieu de démocratie participative, de débat démocratique dans la lignée du vaisseau amiral, preuve en est le peu de productions originales, la forte tendance à la réplication de contenus et l’absence de confrontations d’idées».

Cette étude se conclut par une discussion sur les «stratégies d’occupation du territoire numérique» (Fouétillou, 2006a) dont la dimension géographique est évidente: «Il s’agit de gagner une bataille de la visibilité et cette bataille se joue sur deux champs: celui des réponses des moteurs de recherche aux requêtes qui lui sont soumises et celui du territoire même d’information de la ségosphère (le territoire tel qu’il est expérimenté par les usagers lorsqu’ils naviguent dessus)» (Fouétillou, 2006a). Comme c’est le cas dans une campagne politique sur le terrain où les militants des partis sont en compétition dans les différents quartiers d’une ville pour le marquage des tableaux d’affichage électoraux (Veschambre, 1997), on retrouve l’importance des stratégies d’occupation de l’espace numérique dans le discours de certains militants sur leurs blogs, puisque certains déclarent être des «colleurs d’affiches du web» dont la mission est de «débattre et argumenter sur les espaces publics du net».

Une «géographie» politique dont les médias sont friands

Comme les candidats et leurs militants sur les terrains réels ou numériques, les journalistes ont d’ailleurs bien saisi — en particulier depuis le référendum européen de 2005 — le poids croissant d’Internet comme contre-pouvoir médiatique dans la formation des opinions politiques. L’importante revue de presse présente sur le site de l’observatoire recense les nombreux articles de journaux consacrés à cette géographie politique de l’espace numérique. Ce succès n’est pas étonnant tant le recours fréquent aux métaphores du champ sémantique guerrier («bataille de la requête», «champ de bataille», «vaisseau amiral», une «garde rapprochée», etc.) que l’on retrouve dans certaines études de l’observatoire correspond aux codes médiatiques actuels du traitement de l’information politique. On retrouve la norme en vigueur dans les médias quant à la structure narrative qui sert à présent à couvrir la campagne, c’est-à-dire celle où les candidats apparaissent comme les «champions de leur camp, entourés de barons, endurcis par les épreuves, organisateurs de grand-messes et protagonistes de duels» (Souchier, Jeanneret, 1995).

Un rapide examen des articles reprenant les travaux de l’observatoire montre par ailleurs que l’information est souvent traitée avec comme objectif de dévoiler les coulisses de la campagne ou l’envers du décor, c’est-à-dire les logiques de communication des candidats. Il est intéressant de noter que cet objectif confirme l’hypothèse du développement récent du «journalisme d’état-major» dans la presse française (Mercier, 2002), comme en témoignent les quelques titres suivants: «Pour 2007, le PS veut lever une “armée numérique”» (dépêche Reuters du 19/12/2006), «Comment les partis font campagne sur le Net» (Le Figaro du 18/12/2006), «Le marketing politique investit le Net» (Les Échos du 16/11/2006), «Candidats dans les starting-blogs» (Libération du 12/09/2006).

Si cette géographie politique du Web rencontre un tel écho dans la presse, c’est donc d’une part parce qu’elle apparaît en cohérence avec la manière dont sont aujourd’hui relatées les campagnes électorales et que d’autre part elle profite d’un vif intérêt des médias pour la géographie quant celle-ci traite par exemple de géopolitique (5). Enfin, cet essai de «géographie» politique de l’espace numérique parvient, par l’utilisation de la «carte», à mobiliser pour la démonstration l’outil le plus légitime de la discipline. Le rôle de la «carte» ne se limite cependant pas à son efficacité graphique comme icône médiatique…

Une «géographie» politique à la recherche de facteurs explicatifs

À l’instar de ce qu’aurait probablement fait A. Siegfried s’il avait pu concevoir de telles cartes, la phase essentielle de la démarche réside dans la recherche des facteurs explicatifs permettant de comprendre les répartitions géographiques: les sacro-saintes «variables lourdes». Il est alors intéressant de découvrir que quelques pistes explicatives bien connues en géographie électorale sont transposables au cas de l’espace numérique.

La «cartographie» de la toile francophone à thématique européenne (fig. 5) élaborée par RTGI soulève ainsi des questions intéressantes sur la question des pistes de compréhension. Prenons la question de la proximité entre le portail institutionnel des institutions européennes «europa.eu» et les institutions de recherche. Aux côtés des centres de recherche les plus proches thématiquement des questions politiques et européennes (Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) ou Droitpublic.net), on trouve le site de l’université de Strasbourg, ville où siège le parlement européen, ce qui suggère très fortement l’impact d’un effet de proximité géographique comme on en retrouve en géographie électorale.

5. La toile francophone à thématique européenne (Source: Toute l'Europe). Fichier pdf.

De la même manière, le recours à «l’effet de notabilité» permet d’expliquer le décalage entre la forte visibilité du courant des «libéraux», «libertariens», et autres «alternatives libérales» dans la blogopole politique française et le poids nettement moins grand (quoique…) que ces groupes ont au sein de l’échiquier politique du monde physique. Sans évoquer explicitement le concept d’effet de notabilité, G. Fouétillou (2006b), en effet, note que le fait que le président d’«Alternative Libérale» soit aussi le fondateur d’une société de conseil en communication web (et en quête des parrainages lui permettant d’être candidat à l’élection présidentielle) n’est sûrement pas étranger à ce décalage de visibilité entre espace politique réel et virtuel…

Faire une géographie de la «géographie» de la blogopole…

Tentons d’aller plus loin dans cette recherche de facteurs explicatifs liés à des effets locaux de notabilité. On avance pour cela l’hypothèse qu’au sein de la blogosphère d’un courant politique, la présence de sites Internet faisant référence à des lieux (par exemple blog d’un maire d’arrondissement de la capitale, site des Jeunes populaires UMP de la ville de Paris, blog d’un candidat à une élection législative, site de la fédération communiste du département de Seine Saint-Denis…) renvoie à l’existence d’un «bastion» de ce parti politique en ce lieu. Dans la lignée de l’étude comparative menée par F. Ghitalla (2006), on tentera de tester cette hypothèse à travers l’analyse de la géographie des sites présents dans les blogosphères de l’UMP et du PCF (là encore, il s’agit d’une analyse fondée sur la manière dont ces blogosphères étaient structurées dans la deuxième version mise au point par l’équipe de l’observatoire). Bien que les deux blogosphères ne soient pas de taille comparable (celle de l’UMP compte presque trois fois plus de sites que celle du PCF — 141 contre 49 dans la deuxième version de la blogopole, puis 315 sites contre 103 dans la troisième version), la comparaison est cependant intéressante, car ce sont des blogosphères qui ont des propriétés très différentes, à la fois au niveau interne mais aussi par leurs inscriptions dans des contextes numériques plus vastes (Ghitalla, 2006)».

Sur le plan méthodologique, on a mis au point «manuellement» (c’est-à-dire en consultant les sites présents sur chaque blogosphère avec un navigateur classique) une liste des lieux auxquels sont liés les 141 sites de la blogopole de l’UMP et les 49 sites de la blogosphère du PCF. Comment repérer ces lieux? Par exemple pour le site, le lieu auquel fait référence le site Internet est relativement explicite: il s’agit du département du Val-de-Marne. Dans le cas des sites personnels comme celui de Xavier Chinaud par exemple, il faut par contre explorer son blog et la biographie indique qu’il a été conseiller régional d’Ile de France et occupe actuellement le mandat de conseiller municipal UMP du 18e arrondissement de Paris. Dans ce cas, le lieu pris en compte pour la liste est le 18e arrondissement parisien (6). Ces lieux ont ensuite été classés selon trois échelles géographiques (arrondissements parisiens, communes, départements). La liste permet enfin de réaliser une carte des lieux réels dont il est fait mention dans la blogosphère de chaque parti, puis de comparer cette carte avec la géographie électorale de l’Hexagone (fig. 6) telle que l’on a pu l’observer au premier tour de l’élection présidentielle de 2002 (7).

6. Une géographie des blogosphères?

Lorsque l’on compare ces cartes à l’échelle nationale, il faut bien avouer que les correspondances entre les zones géographiques auxquelles sont liés les sites de la blogosphère d’un parti et la géographie du vote pour ce parti sont quasiment inexistantes. Pour le PCF, on ne recense guère que la présence de la section locale de Hénin-Beaumont associée aux bons scores communistes de l’ancien bassin minier, ou encore la présence de la section départementale des Bouches-du-Rhône et des comités locaux de Marseille, Vitrolles ou Salon-de-Provence à mettre en lien avec le fait que cette partie du bassin méditerranéen a toujours constitué un bastion du PCF, même si, d’ailleurs, les votes que l’on y observe sur la carte de 2002 ne sont pas très élevés… À l’inverse, les votes communistes nombreux localisés dans le Trégor rouge breton, dans l’ensemble du Limousin ou dans l’Allier ne trouvent pas d’écho par une présence de sites Internet liés à ces lieux dans la blogosphère communiste, à l’exception peut-être des villes de Bourges et de Rodez (et encore peut-on se demander si la présence d’un site renvoyant à Rodez dans la blogosphère PCF n’est pas en partie liée aux rassemblements altermondialistes de Millau et du Larzac voisins…). Du côté de l’UMP, les corrélations visuelles sont également très moyennes : on retrouve bien la Marne et Reims dans les lieux présents à la fois par l’existence d’un site Internet et par des scores élevés pour la droite en 2002, mais nulle présence pour autant de sites ou de blogs liés à la Corrèze, au Cantal, à la Lozère, ou encore aux zones rurales de l’Ouest intérieur qui vont du Sud de la Manche à la Vendée, et dont les habitants accordent massivement leurs suffrages à la droite depuis des décennies.

Alors que les comparaisons visuelles à l’échelle nationale s’avèrent plutôt inefficaces, la confrontation des cartes à l’échelle intra-métropolitaine se révèle en revanche intéressante. Les cartouches des cartes réalisées pour la petite couronne francilienne montrent en effet des liens entre les arrondissements parisiens — ou les mairies franciliennes — représentés par des sites sur les blogosphères et les géographies des suffrages communistes et UMP lors de l’élection présidentielle de 2002. Du côté du PCF, on retrouve ainsi les arrondissements du Sud (13e, 14e) et de l’Est parisien (20e) qui sont parmi les plus ancrés à gauche de la capitale (8) ainsi qu’une partie des communes de la petite couronne qui renvoient à l’ancienne ceinture rouge des municipalités communistes (Drancy, Ivry). La carte des lieux auxquels fait référence la blogosphère UMP est également très évocatrice puisque l’on y retrouve les zones où la droite parlementaire recueille généralement ses meilleurs scores dans l’espace francilien: très forte présence des quartiers huppés de l’Ouest parisien (7e, 15e, 16e, blog des «jeunes pop» de l’UMP étudiant à l’université de Paris-Dauphine), des quartiers centraux en cours d’embourgeoisement (blog d’un élu UMP se définissant «du Marais» dans le 3e), et bien sûr du quadran occidental de la petite couronne (département des Hauts-de-Seine dont le ministre de l’Intérieur-candidat est aussi président du Conseil général, mais aussi municipalités d’Antony, de Boulogne-Billancourt, de Neuilly-sur-Seine, du Plessis-Robinson, etc.).

Si l’hypothèse de l’influence de la couleur politique d’un lieu sur sa présence au sein de la blogosphère d’un parti ne se vérifie pas de manière automatique, on a cependant pu observer des relations intéressantes à l’échelle intra-métropolitaine. Au-delà de la localisation des lieux dont il est fait mention sur les sites des blogosphères, ce premier élément pose plus largement la question du type de lieux auquel il est fait référence (fig. 7).

7. Types de lieux auquel il est fait référence dans les blogosphères PC et UMP

Le premier élément qui ressort est qu’au sein de chacune des deux blogosphères étudiées, le pourcentage de sites liés à des lieux varie sensiblement puisqu’il atteint 63% pour le PCF et 52% pour l’UMP, ce qui signifie que la blogosphère UMP — certes plus vaste avec 141 sites — repose plus que celle du PCF sur des blogs de citoyens ou de commentateurs, tandis que la blogosphère communiste présente plus fréquemment des assises géographiques explicites. Les bases géographiques des deux blogosphères sont d’ailleurs caractérisées par deux grands traits: d’une part au niveau du type de lieux dont il s’agit et de l’autre sur le plan de la «catégorie géographique» dans laquelle on peut classer ces lieux.

Il apparaît ainsi que lorsque l’on trouve une référence à un lieu dans la blogosphère communiste, il s’agit beaucoup moins souvent d’une référence à un département (16,7%) que dans le cas de l’UMP (43,2%). Cette première caractéristique est peut-être une conséquence du mode d’implantation géographique des deux formations politiques: d’un côté, l’existence de «bastions» très localisés pour le PCF qui expliquerait la référence plus fréquente à des espace de petite taille (et souvent urbains avec 32,3% des références recensées pour des communes de la petite et de la grande couronne contre seulement 14,9% pour l’UMP); de l’autre, une assise géographique plus homogène, plus diffuse (29,7% des références localisées concernent des départements de province pour moins de 10% dans la blogosphère du PCF) mais aussi plus rurale. Parallèlement, les lieux auxquels renvoie la blogosphère du PCF sont également un peu plus souvent des lieux de l’espace francilien (58,2% des références localisées si l’on totalise les arrondissements de Paris, les communes et les départements de la petite et de la grande couronne francilienne) que dans le cas de la blogosphère de l’UMP (52,5% tout de même). Les assises géographiques des sites Internet appartenant aux deux blogosphères semblent donc souligner le poids important du centralisme parisien dans la construction de la campagne dans l’espace numérique.

Est-ce dû à la proximité géographique des centres de décision des appareils partisans (distance géographique que les réseaux numériques doivent théoriquement abolir)? Est-ce lié à une sociologie spécifique des militants franciliens des partis (niveaux de diplôme des militants expliquant une plus forte compétence face à l’outil Internet…)? Les pistes de compréhension restent à tracer…

Mais au fond, s’agit-il vraiment d’une géographie?

Ce projet d’analyse de l’organisation de l’espace numérique emprunte donc habilement plusieurs ingrédients en provenance de la discipline géographique: les mots et plus largement le champ sémantique, le recours privilégié à la «carte» dans la restitution des résultats, la démarche multiscalaire, etc. L’ensemble constitue incontestablement un cocktail très efficace en matière d’argumentation — et de communication, ce que les communicants et autres conseillers en marketing politique des candidats ne doivent pas ignorer —, à l’image de cette carte de la toile francophone à thématique européenne. L’immense intérêt de cette carte est que sa légende permet de questionner les positions de sites qui renvoient à des acteurs très différents (think tanks, entreprises, syndicats, institutions internationales, médias et journalistes, partis et hommes politiques, instituts de recherche et universités…), ce qui permet de préciser les rapports d’influence et de pouvoir entre ces acteurs — qui étaient auparavant dans le domaine de l’invisible ou au mieux de l’implicite — en les matérialisant. En ce sens, les «cartes» produites par l’équipe de l’observatoire ont indéniablement une fonction politique, parce que citoyenne et critique.

Et justement, lorsque l’on se penche d’un peu plus près sur l’apport de ces «cartes» pour situer les positions relatives, les proximités, mais aussi les concurrences entre des champs aussi variés que le champ politique, le champ économique, le champ journalistique, ou le champ de la recherche, comment ne pas penser que ce n’est pas de l’espace géographique dont on parle? En se plaçant au niveau de la discussion théorique, on peut finalement postuler que s’il s’agit bien de rendre compte de la structuration de l’espace politique numérique, c’est plutôt dans l’acception bourdieusienne du terme d’espace social que dans sa définition géographique. Le projet n’est demeure pas moins passionnant.


Bibliographie

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FOUÉTILLOU G. (2006a). «Écologie de la Ségosphère».

FOUÉTILLOU G. (2006b). «Cartographie de la toile francophone à thématique européenne»

FOUÉTILLOU G. (2005). «Le Web et le débat sur la constitution européenne en France»

GHITALLA F. (2005). «Étude comparée des blogosphères PC et UMP»

MERCIER A. (2003). «Les médias en campagne». In Perrineau P., Ysmal C., dir., Le Vote de tous les refus. Les élections présidentielles et législatives de 2002. Paris: Presses de Sciences Po, coll. «Chroniques électorales», 444 p., p. 53-88. ISBN: 2-7246-0907-7

SALMON F. (2001). Atlas électoral de la France de 1848 à 2001. Paris: Le Seuil, 94 p. ISBN: 2-02-025568-5

SOUCHIER E., JEANNERET Y. (1995). «Mythe, médias et démocratie. L’élection présidentielle et la quête du Graal». Le Monde diplomatique, juillet, p. 18-19.

VESCHAMBRE V. (1997). «Affichage et territorialités électorales. Les présidentielles 1995 à Angers». Norois, n° 175, p. 507-514.


Notes

(1) La diffusion d’une vidéo montrant Ségolène Royal, filmée à son insu durant la phase d’investiture du candidat du PS, en train de critiquer la présence horaire des enseignants dans leurs établissements scolaires a montré (bien mieux que l’affirmation de la figure 1 qui postule que «la campagne sera participative et numérique») l’impact croissant d’Internet dans la communication politique. De manière plus générale, voir l’appel à communications d’un colloque à venir sur «Les usages partisans de l’Internet».

(2) Sur la question plus large des géographies d’Internet et de la cartographie des cyberespaces, se référer au site.

(3) Les créateurs de l’observatoire sont presque tous des ingénieurs en informatique, à l’exception de leur conseiller scientifique qui termine une thèse en science de l’information et de communication. Cet observatoire a été créé par RTGI (Réseaux, Territoires et Géographie de l’Information), une jeune entreprise issue du collectif de recherche Réseaux Territoires et Géographie de l’Information fondé en 2001 par Franck Ghitalla, maître de conférences en Sciences du langage à l’université de Technologie de Compiègne.

(4) Il s’agit de l’animateur du blog «Le peuple des connecteurs», auteur d’un ouvrage intitulé Le Cinquième Pouvoir. Comment Internet bouleverse la politique?

(5) Ce qui est loin de signifier pour autant que, comme l’affirme J. Lévy (1994), «la géographie n’a plus peur du politique».

(6) Lorsqu’un site Internet était lié à une personnalité politique dont l’action ou les mandats renvoyaient à des espaces géographiques différents (par exemple, un député-maire ou un conseiller municipal également conseiller général), c’est l’espace le plus petit qui a été retenu pour l’élaboration de la liste des lieux évoqués car l’objectif est de mettre en relation ces espaces avec une carte des votes réalisée à l’échelle fine des communes.

(7) L’influence électorale du PC lors du scrutin présidentiel de 2002 a été mesurée à l’aide du score de R. Hue, celle de l’UMP a été évaluée par la somme des scores de J. Chirac et de C. Boutin. Le score d’A. Madelin, candidat de Démocratie libérale en 2002, n’a pas été retenu ici car l’on a considéré que sa candidature renvoie plus au courant des libéraux, courant qui possède une blogosphère distincte de celle de l’UMP. Tous ces résultats sont calculés en pourcentage des électeurs inscrits.

(8) Les habitants de ces arrondissements avaient d’ailleurs accordé dès 1872, soit un an après la Commune de Paris, un nombre très important de suffrages à Victor Hugo (Salmon, 2001).