Sommaire du numéro
N° 86 (2-2007)

L’empire de Thoutmosis III, une approche géo-historique des rapports
État-Territoire dans l’Égypte de la XVIIIe dynastie

Philippe Moyena

Lycée Sévigné, Charleville-Mézières

Résumés  
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1. Modèle des structures géohistoriques de l’empire mixte de Thoutmosis III

Dans l’histoire de la XVIIIe dynastie, l’avènement du pharaon Thoutmosis III (1479-1425) correspond à une période de restauration de la puissance de l’Égypte après les règnes de Thoutmosis II et de la très controversée reine Hachepsout (Lalouette, 1997). Tout autant que par son extension — de la Nubie à la Palestine —, l’empire de Thoutmosis III est nouveau par sa structure. En effet, face à des sociétés très différentes, la suprématie égyptienne a revêtu différentes formes qui témoignent de la prise en compte par Pharaon des réalités géopolitiques de son temps avec une étonnante lucidité.

Si les égyptologues ont déjà souligné le caractère original de l’empire (Lalouette, 1995), les logiques spatiales qui sous-tendent cette construction territoriale n’ont guère retenu leur attention. Les travaux pionniers de Ch. Grataloup (1996) sur l’analyse spatiale des établissements humains du passé fournissent pourtant des outils herméneutiques susceptibles de dépasser le stade descriptif — indispensable — de la géographie historique classique pour proposer une réflexion systémique axée sur les interactions espace-temps-société dans la production des territoires. Je tenterai donc de démontrer que l’organisation de l’empire de Thoutmosis III procède de plusieurs combinaisons géopolitiques qui impliquent la prise en considération des rapports État-Territoire dans les régions convoitées et les projections de puissance égyptienne dans la constitution d’une vaste sphère d’influence inédite à cette époque.

Les cartes qui accompagnent le texte de cet article représentent l’espace de l’empire de Thoutmosis III de manière extensive. Elles sont indispensables pour réfléchir sur un espace absent car disparu. En revanche, le modèle de synthèse propose, pour sa part, une définition en compréhension des caractéristiques de cet empire. Il s’agit d’un outil heuristique pour questionner dans une perspective comparative plus large les rapports État-Territoire dans l’Antiquité. Pour ce faire, le modèle proposé articule trois configurations élémentaires productrices de territoires avec deux facteurs de déformation liés aux déterminations géographiques du milieu (fig. 1D et 1E) et à l’environnement géopolitique. Pour en faciliter la lecture, j’ai privilégié l’économie des figurés au profit d’une combinatoire plus signifiante. Le cercle est adopté pour représenter un espace théorique autocentré sans façade privilégiée, tandis que l’ellipse met en évidence un étirement des distances. Les flèches sont les axes de la circulation et de l’expansion égyptienne tandis que les lignes matérialisent de manière très classique les grandes dissymétries qui marquent l’organisation de cet espace impérial égyptien.

La construction de l’empire

2. L’Égypte et le Moyen-Orient au XVe siècle av. J.-C.

Au XVe siècle avant Jésus-Christ, la vallée du Nil et le Moyen-Orient offrent une grande diversité d’établissements humains (fig. 2). L’Égypte et le Mitanni contrôlent de vastes espaces et forment des mondes monocentriques. En dépit de l’étendue des distances et de la lenteur des communications, la puissance de Pharaon et celle du roi du Mitanni maintiennent un degré de cohésion spatiale suffisant pour que l’autorité du souverain de Thèbes soit respectée depuis la Nubie jusqu’aux rivages de l’Oronte et que, depuis son palais de Wassuganni, le roi du Mitanni contrôle une vaste région depuis le haut Euphrate jusqu’à la Palestine.

À côté de ces empires, la Syrie-Palestine est un monde éclaté entre d’innombrables principautés autour de Meggido, Damas, Quadesh, Hamat, Ougarit, Alep (Meuleau, 1965). Ces établissements humains de médiocre envergure représentent pourtant un enjeu politique majeur pour les puissances régionales soucieuses de contrôler les plaines fertiles du Retenou et ses carrefours commerciaux. Au sein de ce monde polycentrique, il faut faire une place à part aux cités phéniciennes de Tyr, Sidon, Byblos qui, grâce à leurs larges baies, attiraient une grande part du commerce international (Lalouette, 1997, p. 32). Le rayonnement économique de ces villes est à l’origine de réseaux qui s’appuient sur de multiples comptoirs et communautés charnières (Cunliffe, 1993) qui remplissent les fonctions de collecte et redistribution commerciale. Plus loin, sur les hauts plateaux anatoliens et en Mésopotamie, les Hittites et les Cassites profitent des rivalités entre les deux grands pour s’étendre progressivement.

En Nubie, le paysage politique est très différent. La région est occupée par des tribus qui constituent un peuplement en grains sans véritable unité. De ce rapide tour d’horizon émerge un modèle d’organisation régionale qui souligne l’importance de la gravitation produite par les empires monocentriques dans la géographie de l’Orient ancien (fig. 1A).

Sur un plan économique, l’empire égyptien s’est développé autour de l’unification de l’axe nilotique, par la mise en place d’un système où la maîtrise de l’eau permet de structurer un système hiérarchique (Joxe, 1991, p. 108) et où un «État logistique» (Joxe, 1991, p. 108) est capable d’imposer une exploitation économique qui engendre elle-même un processus d’accumulation et d’expansion (fig. 1D et 1E). Si l’exploitation de la vallée du Nil et du delta est ancienne, l’ouverture d’un front pionnier dans l’oasis du Fayoum ne se fait pas avant le règne du pharaon Amenemhat Ier au Moyen Empire. Le développement d’un établissement humain de grande envergure exige de pouvoir disposer de ressources économiques suffisantes pour assurer le fonctionnement de l’État et de son appareil administratif et religieux, qui constitue des systèmes d’encadrement de population indispensables à la cohésion spatiale qu’impose la faible maîtrise technique des distances.

Outre les plaines fertiles du delta et du Fayoum, les pharaons de la XVIIIe dynastie se sont employés à contrôler les deux grands pôles économiques régionaux que sont le pays de Pount, en Arabie, d’où les Égyptiens rapportaient l’encens, la myrrhe et l’or, et le Retenou, au Moyen-Orient, dont les riches vallées concentraient également un important trafic commercial. La plaine de la Bekaa est alors une place majeure du grand commerce régional. Elle forme un carrefour de pistes caravanières qui conduisaient à Mari, via Palmyre, ou au royaume du Hatti, via Alep, pour rejoindre ensuite les rivages de la Méditerranée ou les plateaux d’Arabie. Le développement de la liaison nilotique entre l’Asie et l’Afrique par les pharaons des Moyen et Nouvel Empires, ainsi que la construction de lignes de fortifications ou l’aménagement d’un grand port sur le littoral, vise à faire de l’Égypte le centre d’une économie-monde qui engloberait le monde Égéen, la Mésopotamie, l’Arabie et l’Éthiopie (fig. 1C). Or, à la différence des plaines de Mésopotamie, l’étroit couloir du Nil et son delta — 30 000 km2 au total — constituent une assise territoriale fragile pour l’empire, d’où la nécessité d’une expansion pour prévenir de possibles invasions et s’emparer des ressources. Il semble en effet que jusqu’à l’époque ramesside, les pharaons égyptiens n’aient pas eu l’ambition de constituer un empire universel (Lalouette, 1997, p. 122).

Selon que l’on considère l’expansion de l’Égypte vers l’Afrique ou vers l’Asie, celle-ci diffère considérablement (fig. 3). En Nubie, la prise de contrôle s’opère par des raids en profondeur à l’issue de campagnes rapides dès l’époque d’Amenemhat Ier et de Sésostris II. Au XVe siècle, pendant le règne de Thoutmosis III, l’autorité égyptienne est solidement implantée en Nubie, devenue une vaste colonie administrée par un vice-roi (le premier vice-roi est installé par Âmosis, le premier pharaon de la XVIIIe dynastie — 1545-1525) depuis Bouhen. Il en va tout autrement dans la partie asiatique de l’empire. Pour pacifier le Retenou et maîtriser les velléités expansionnistes du Mitanni (fig. 1F), il ne faut pas moins de 17 campagnes à Thoutmosis III, entre l’an 22 et l’an 42 de son règne. Les affrontements se déroulent le plus souvent sur le cours de l’Oronte autour de Quadesh, verrou de la Bekaa. Seule l’offensive menée en l’an 33 a conduit l’armée égyptienne à pénétrer de 10 kilomètres à l’intérieur du royaume du Mitanni (Joxe, 1991, p. 128).

Ces différences dans la mise en œuvre des conquêtes égyptiennes s’expliquent largement par les relations société-espace des adversaires rencontrés. Alors qu’en Nubie, l’armée de Pharaon affronte des tribus faiblement territorialisées, incapables de mobiliser une armée suffisamment nombreuse pour repousser les Égyptiens, en Asie, la plaine de la Bekaa constitue davantage une zone de broyage (Lévy, 1997) entre deux empires aux sociétés très territorialisées. C’est d’ailleurs dans cette région de confins que prolifèrent les cités-États qui, pour assurer leur existence et leur prospérité, recherchent les alliances les plus profitables à défaut d’être durables. Des différentes modalités des conquêtes découlent des situations d’intégration diverses des territoires au sein de l’empire (fig. 1B).

Un empire mixte

3. L’Égypte et le grand commerce au XVe siècle av. J.-C.

Il semble que l’on puisse clairement distinguer dans l’empire de Thoutmosis III deux groupes de territoires (Lalouette, 1997, p. 137) qui constituent véritablement deux sous-ensembles dotés de leur propre mode d’intégration (fig. 1G).

Au sud, la Nubie forme une périphérie coloniale agrégée à l’Égypte dans un véritable continuum spatial. Dès le début du IIIe millénaire, les souverains de la première dynastie avaient inclus la Basse-Nubie dans le territoire égyptien pour mieux contrôler le grand commerce nilotique et caravanier vers l’Afrique. L’acculturation se fit plus intense avec la multiplication des unions matrimoniales à l’époque de Mentouhotep II. Au Moyen Empire, Sésostris Ier renforça l’emprise égyptienne en érigeant des forts dans le Batn-el-Haggar, car la région demeurait rebelle à l’autorité de Pharaon. En effet, lors des périodes d’affaiblissement de l’empire, de puissants royaumes africains se reconstituaient en profitant des revenus du grand commerce et des riches plaines du bassin de Kerma (Soulé-Nan, 2002). Cependant, depuis Sésostris III, les Égyptiens sont durablement implantés en Nubie. La région est divisée en deux circonscriptions administratives, la Basse-Nubie entre la première et la deuxième cataracte et le district de Koush entre la deuxième et la quatrième cataracte. Placées sous l’administration directe de l’Égypte, les provinces méridionales de l’empire sont gouvernées, depuis Bouhen, par un vice-roi nommé par Pharaon. Le déplacement de la capitale régionale d’Aniba à Bouhen, à l’époque de Sésostris III, correspond à un choix de centralité du pouvoir égyptien qui manifeste ainsi sa volonté d’intégrer pleinement la Nubie et le pays de Koush comme des prolongements de l’Égypte au-delà de la première cataracte du Nil. Toutefois le degré d’assimilation de la Nubie était supérieur à celui du pays de Koush plus rebelle car récemment conquis à l’époque de Thoutmosis III. Faut-il esquisser une organisation de cette partie de l’empire en fonction d’un gradient de civilisation Égypte-Nubie-Koush-Étranger ?

En revanche, en Asie, l’empire égyptien affirme plus nettement un caractère segmentaire. Face à un ensemble d’États anciennement constitués et plus ou moins stables, le pragmatisme politique de Pharaon consiste à maintenir en place les dynasties régnantes et à les regrouper, autour de lui, en une fédération de peuples vassaux. L’adhésion-assimilation se fait notamment par le biais des hypostases régionales d’Amon-Rê. Pour prévenir toute révolte, outre la prise d’otages, Thoutmosis III organise, pendant neuf ans, des tournées annuelles d’inspection militaire dont la forme rappelle la chevauchée médiévale. Enfin, pour accentuer la cohésion spatiale, de nouvelles routes furent percées pour mieux lier les lieux et favoriser la circulation des messagers et des troupes. Les rapports entre les peuples d’Asie et l’Égypte sont strictement codifiés: ils payent un tribut et fournissent une aide militaire en échange de la bienveillance de Pharaon (Lalouette, 1997, p. 142-143).

L’émergence d’un établissement humain de la taille de l’empire de Thoutmosis III bouleverse la géopolitique régionale au-delà des frontières même de l’empire. Le souci des États voisins de se concilier les grâces de Pharaon provoque un phénomène de polarisation-réfraction des échanges économiques, culturels et diplomatiques avec l’Égypte. La mise en place d’une économie de produits de luxe, les alliances matrimoniales et les syncrétismes religieux participent à la construction d’un nouveau niveau d’échelle: l’empire-monde. Ainsi Thoutmosis III reçoit-il des cadeaux de Babylone, d’Assyrie, du Hatti, de Chypre, de Crête, des îles Égéennes (Lalouette, 1997, p. 128).

L’examen des rapports État-Territoire et des projections de puissance dans l’empire de Thoutmosis III permet de mettre en évidence la diversité des stratégies de construction de l’empire en fonction des établissements humains auxquels l’Égypte s’affronte. Ces modalités de constitution de l’empire révèlent en outre le pragmatisme politique d’un souverain attentif aux réalités géopolitiques de son temps et à l’initiative pour garantir la pérennité de l’Égypte.

Références bibliographiques

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