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Lesbos et Garip ou la fable de l’îlot
Le quotidien britannique The Guardian, dans son édition du 3 avril 2007, rapporte que les habitants de l’île grecque de Lesbos (ou Lesvos, Midilli pour les Turcs) ont signifié leur intention d’acheter l’îlot turc de Garip (1) (35,8 hectares). Celui-ci, qui se trouve dans la baie de Bademli (province d’Izmir), à 18 miles marins de Mytilène, la capitale de Lesbos, est mis en vente depuis quelques mois par ses propriétaires turcs, les frères Ali et Alaatin Dartar, hommes d’affaires qui possèdent les lieux depuis 20 ans. Garip, à 880 mètres de la terre ferme (et à 400 de l’îlot Kalem), actuellement presque inhabité et sans infrastructure, est vanté sur des sites de vente internationaux (2) comme une belle affaire pour investisseur fortuné. Lesbos, dans la mer Égée, au large des côtes d’Asie mineure, est la troisième plus grande île de Grèce (avec 1 632 km2 et 90 643 habitants en 2001 (3)). Ses habitants, qui vivent principalement du tourisme et de l’agriculture, voudraient rassembler les 22 millions de dollars nécessaires à l’achat de Garip.
Pourquoi acheter Garip? Certainement pour des raisons économiques car l’îlot offre un potentiel d’aménagement touristique fort avec des capacités thermales à développer. Il y a aussi des raisons historiques et symboliques. «Tout Grec voudrait acheter une part du territoire turc, spécialement si ce territoire a une valeur historique», déclare Pavlos Voyiatzis, préfet de Lesbos, dans l’hebdomadaire à grand tirage To Proto Thema (4) . Vieux relent de nationalisme? Les rivalités entre Grecs et Turcs subsistent depuis la Guerre d’indépendance grecque (1821-1827) qui aboutit à la naissance de l’État grec en 1830 et ne sont pas mortes avec la chute de l’Empire ottoman. La vente d’un îlot semble suffire à les raviver. Sans remonter à l’Antiquité, on peut noter que Garip est resté grec jusqu’à la chute de l’Empire byzantin en 1453 avant de devenir ottoman puis turc. Dans une région où les frontières sont des cicatrices mal refermées depuis le traité de Lausanne en 1923 (5), la vente d’une parcelle de territoire national prend immédiatement une dimension politique. Le projet d’achat, rendu public à l’échelle internationale par l’article du Guardian, a pris un tour polémique auquel on pouvait s’attendre. L’émotion (feinte ou réelle) des Turcs a été relayée dans la presse. Au point que les autorités de Lesbos, par la voix du préfet, ont dû apporter un démenti dès le 3 avril 2007 (6), affirmant que les habitants de Lesbos ne souhaitaient pas acheter Garip et accusant la journaliste du Guardian d’avoir inventé cette histoire. De l’autre côté de la frontière, le gouverneur du district de Dikili affirme que l’île ne peut être vendue aux Grecs, car c’est un espace protégé et qu’il n’existe aucun accord bilatéral permettant une telle transaction. La vente éventuelle relèverait pourtant d’un échange commercial privé et non de traités internationaux. La Turquie, quoi qu’il arrive, garderait sa souveraineté sur le territoire de Garip. Reste que les relations entre Lesbos et ses voisins turcs sont plutôt bonnes depuis des décennies. D’un côté de la frontière comme de l’autre, on insiste sur les efforts constants pour entretenir des liens, notamment économiques. La guerre de Garip n’aura pas lieu. «J’ai respiré dans l’air le corps du figuier comme l’odeur m’en parvenait fraîche encore des peintures de la mer», écrit Odysseus Elytis dans «De la république», un poème du recueil L’Arbre lucide et la quatorzième beauté (7) . Elytis ne parle pas de Garip dans cette belle phrase. Je me permets cependant de la transposer ainsi pour tirer une morale de la fable de l’îlot: Lesbos respire l’odeur du figuier de Garip mais n’en cueillira pas les fruits. Laurent Grison Sources Sur la Grèce, on peut notamment consulter l’ouvrage suivant: SIVIGNON M., AURIAC F., DESLONDES O., MALOUTAS Th. (2003). Atlas de la Grèce. Paris : La Documentation française, coll. «Dynamiques du territoire», 190 p. ISBN: 2-11-005377-1 Le site de l’ambassade de Grèce à Paris fait état des relations entre la Grèce et la Turquie. Site du ministère des Affaires étrangères turc Site du ministère des Affaires étrangères grec Catalogue de la presse turque Catalogue de la presse grecque: site 1, site 2 Journal de Lesbos en ligne : Empros. Notes (1) Helena Smith, « Greeks plan to buy Turkish island », The Guardian, 2 avril 2007, page 5. (2) Cf. le site d’un promoteur qui donne des détails sur l’îlot: Garip dispose même de son propre site promotionnel en anglais, avec une vidéo présentant l’île. (3) Dernier recensement en date. (4) Ces propos sont rapportés par The Guardian dans l’article cité. To Proto Thema est un hebdomadaire populaire lancé en 2005. Son tirage est de 200 000 exemplaires. (5) Le traité de Lausanne a été signé en juillet 1923. Il fixe les frontières de la Turquie moderne. Mustafa Kemal obtient l'Anatolie et la Thrace orientale. Des échanges de population destinés à régler le problème des minorités en Grèce et en Turquie ont suivi. Ils ont concerné environ 400 000 Turcs et 1,3 millions de Grecs. En octobre 1923, l'Assemblée nationale turque, réunie à Ankara, proclame la République turque, ce qui marque la fin définitive de l’Empire ottoman. (6) Cf. entre autres, les articles suivants, en anglais: (7) Cf. Axion Esti suivi de L’Arbre lucide et la quatorzième beauté (1996). Paris : Gallimard, coll. Poésie/Gallimard. Odysseus Elytis (1911-1996) est un poète attaché à l’histoire de Lesbos (qui a donné son nom à l’aéroport international de Mytilène). Né à Héraklion (Crète), il est fils d'un industriel originaire de Mytilène. Proche du surréalisme, il publie son premier grand recueil, Orientations, en 1939. Son recueil L’Arbre lucide et la quatorzième beauté a paru en 1971. Il obtient le prix Nobel de littérature en 1979. |