N° 87 (3-2007)
|
Comprendre le référendum d’autodétermination monténégrin de 2006
Ministère des Affaires étrangères, Université de Belgrade |
Après le référendum d’autodétermination du 21 mai 2006, le Monténégro est devenu un nouvel État indépendant de la carte politique de l’Europe. Ce micro-État de 13 812 km2 (à peu près la taille de deux départements français) et de 672 656 habitants (selon les chiffres du dernier recensement de 2003) est situé à l’extrémité sud orientale des Alpes Dinariques, d’où un territoire au relief majoritairement accidenté. Au cœur des Balkans, il a des frontières en commun avec quatre pays: 14 km de frontières avec la Croatie, 225 km avec la Bosnie-Herzégovine, 203 km avec la Serbie (dont 68 km avec le Kosovo) et 172 km avec l’Albanie (carte 1).
Or, à première vue pour un observateur extérieur, les résultats du dernier scrutin référendaire semblent paradoxaux. Il s’agit en effet du deuxième référendum organisé en quatorze ans au Monténégro, par lequel on demande aux Monténégrins de décider du sort de leur État. Le premier a eu lieu en mars 1992. La question était: «Êtes-vous pour ou contre la création d’une nouvelle fédération yougoslave avec la Serbie et les Républiques qui le souhaiteront?». À l’époque, 95,65% des votants avaient opté «pour» l’insertion du Monténégro dans cette nouvelle fédération avec un taux d’abstention de 33,96%. Aujourd’hui, les Monténégrins choisissent à 55,5% l’indépendance, avec un taux d’abstention de 13,9%. Que s’est-il alors passé entre ces deux dates? Pour répondre à cette question, la notion de clivage politique, telle qu’Antoine Roger et Jean-Michel De Waele l’ont appréhendée et appliquée à l’Europe centrale et orientale sur la base des travaux fondateurs de Lipset et Rokkan, nous paraît éclairante (De Waele, Roger, 2004). Toutefois, le but de cet article est de montrer comment il est possible d’articuler différents clivages, politiques et sociaux, en fonction de l’évolution de la situation sociopolitique du pays lors des dernières décennies. En effet, cette méthodologie offre une grille de lecture à la fois pertinente et actuelle, en combinant une approche verticale sous la forme de clivages politiques, répondant à différentes temporalités et différentes spatialités, et une approche horizontale, s’intéressant plutôt au contexte politique, économique et social. Au cours de nos recherches de thèse avant le référendum de 2006, nous avions ainsi montré que les clivages nationaux et nationalistes au Monténégro avaient une forte transcription géographique, tant sur le plan des cartes électorales que dans les représentations territoriales des populations (Cattaruzza, 2005). Nous définissions alors la notion de géonationalisme, comme l’ancrage spatial et/ou territorial du nationalisme concrétisé dans l’espace politique ou projeté dans les représentations territoriales. Si le nationalisme est un discours fondant et légitimant un groupe national, sa matérialisation dans l’espace — par des monuments, des frontières — et dans les représentations collectives et individuelles — sous forme de cartes politiques, historiques et de cartes mentales — donne corps à ce discours et lui permet de se massifier et de se diffuser sur un territoire. La lecture des cartes électorales des quinze dernières années permet également de voir se dessiner une géographie des grands clivages politiques monténégrins. Loin de toute tentation déterministe, cette géographie offre plutôt une compréhension sociospatiale des processus électoraux, le votant étant toujours plus ou moins influencé par son environnement social proche. Au vu du renversement politique monténégrin, la grille de lecture que nous avons développée nous amène à la question: comment comprendre à partir de l’articulation des différents clivages géonationalistes de la société monténégrine l’évolution du paysage électoral monténégrin et son basculement vers l’option indépendantiste? Après une étude préalable des trois clivages géonationalistes structurants de la société monténégrine, nous essayerons de voir comment ceux-ci se combinent ou s’opposent en fonction des différents contextes politiques de ces quinze dernières années, pour finalement éclairer le résultat du dernier scrutin du 21 mai 2006. Les trois clivages géonationalistes de la société monténégrine L’insertion du multipartisme en 1989 en Yougoslavie a été l’occasion dans chacune des républiques yougoslaves d’y voir apparaître ou réapparaître d’anciens et nouveaux clivages politiques. Au Monténégro, nous pouvons ainsi identifier trois principaux clivages géonationalistes entre pro-serbes et pro-monténégrins, majorité et minorités ethniques, partis réformateurs et ancien organe communiste. Les trois clivages coexistent au sein des mêmes populations et se superposent sur le même territoire sans jamais réellement coïncider.
Le premier clivage correspond à une division de la société entre «pro-serbes» et «pro-monténégrins». Cette division est la plus ancienne dans la vie politique monténégrine. Elle apparaît à la fin du XIXe siècle, alors que le Monténégro est une petite principauté indépendante. Déjà à cette époque, une partie de la population réclame une union, voire une unification avec la Serbie voisine, tandis que le reste se regroupe autour de la dynastie des Petrovic Njegos pour défendre la souveraineté monténégrine. En effet, dans le contexte du déclin de l’Empire ottoman, la principauté du Monténégro (proclamée royaume en 1910) est reconnue comme État indépendant par le Congrès de Berlin en 1878. La structure étatique du Monténégro (administration, armée, police, représentation à l’étranger) se renforce alors rapidement avec la politique menée par son souverain, Nikola 1er Petrovic Njegos. Dans le même temps, la jeune principauté de Serbie (proclamée royaume en 1882) se développe plus au nord, autour de Belgrade; sa politique étrangère visant à libérer et à réunir dans un même État tout les Serbes soumis aux Empires ottoman et austro-hongrois, a des répercussions au Monténégro. En effet, l’identité monténégrine se définit par rapport à une identité serbe englobante, les deux peuples partageant la même religion et la même langue. De facto, une grande partie des habitants du Monténégro se définissait alors comme Serbe. En outre, des liens traditionnels étroits subsistaient entre les tribus monténégrines du Nord du Monténégro et la monarchie serbe. Ainsi, après la Première guerre balkanique de 1912 et la conquête du Sandzak et du Kosovo, dernière bande territoriale ottomane séparant les deux pays, par les armées serbes et monténégrines, un débat virulent éclate au Monténégro entre les partisans de l’unification des «deux royaumes serbes» et ceux réclamant le maintien d’une souveraineté monténégrine. Cette division se matérialise en 1918 au Parlement monténégrin: tandis que les partisans de l’unification avec la Serbie et de l’intégration au Royaume des Serbes, Croates et Slovènes votent avec un papier blanc, et ceux qui au contraire préconisaient l’indépendance et la fidélité à la famille royale des Petrovic Njegos, votent avec un papier vert, d’où leur appellation encore actuelle de «Blancs» et de «Verts».
Aujourd’hui, la réémergence de ce clivage politique correspond également à une division identitaire profonde. Depuis le début des années 1990, coexistent au Monténégro deux Églises orthodoxes (l’Église orthodoxe serbe et l’Église orthodoxe autocéphale monténégrine), deux Académies des sciences et des arts, deux appellations pour la même langue (serbe pour les uns, monténégrin pour les autres). Cette division identitaire est apparue en pleine lumière lors du dernier recensement monténégrin de 2003, alors que 40% de la population se déclarait monténégrine, tandis que 30% se déclarait serbe (Cattaruzza, 2004b). Notons que, bien que la population soit relativement stable, le taux d’habitants se déclarant comme «Serbes» a décuplé en 22 ans. Il était de 3% en 1981, de 9% en 1991 et de 30% en 2003. Cette augmentation s’explique par l’assimilation progressive de l’affirmation identitaire monténégrine à l’idée de souveraineté du Monténégro. Il est intéressant de constater que ce clivage structurant s’accompagne d’une opposition géographique entre un Nord plutôt pro-serbe et un Sud pro-monténégrin (carte 2). Cette analyse a pourtant ses limites. En figeant la société monténégrine dans une partition centenaire, elle ne tient pas suffisamment compte des conditions spécifiques de formation des différents courants d’opinion. Le deuxième clivage divise les Monténégrins, ou plutôt les populations slaves orthodoxes, et les minorités nationales. En effet, la société monténégrine est une société pluriethnique. Au dernier recensement de 2003, elle était entre autres composée de 14% de Bosniaques-Musulmans (1), de 7% d’Albanais, et de 1% de Croates. Or, dès 1990, les minorités créent leurs propres organes politiques (Demokratska Stranka — DS — pour les Albanais, Stranka Demokrastke Akcije —SDA — et Stranka za Nacionalni Ravnopravnosti — SNR — pour les Bosniaques-Musulmans, Hrvatska Demokratska Inicijativa — HDI — pour les Croates). Ces partis se caractérisent par un nationalisme modéré, et ils s’insèrent en général dans la vie politique monténégrine. Là encore, remarquons que ce clivage a une transcription géographique nette puisque les minorités nationales sont assez regroupées sur le territoire monténégrin, et souvent en position frontalière (carte 3). Les Bosniaques-Musulmans sont essentiellement localisés dans le Nord du Monténégro, dans la région du Sandzak, à la frontière avec la Serbie et le Kosovo. Les Albanais vivent plutôt au Sud-Est du Monténégro, autour du lac de Skadar, à la frontière avec l’Albanie. Enfin, les Croates sont installés principalement autour des Bouches de Kotor, près de la frontière croate. Enfin, d’autres temporalités interviennent dans ces processus d’opposition politique et sociale. Le troisième clivage est de fait plus récent. Il apparaît avec la réinsertion du multipartisme et divise la scène politique entre partis réformateurs et ancien organe communiste. En 1990, l’ancien parti communiste monténégrin, dirigé par le tandem Momir Bulatovic et le jeune Milo Djukanovic, change de nom et fait peau neuve. Il devient le DPS (Demokratska Partija Socijalista – Parti Démocratique des Socialistes) et s’aligne à l’époque sur la politique de Belgrade et de Milosevic. Ce parti, alors ultra majoritaire, est contesté, d’un côté par les partis des minorités dont les revendications démocratiques concernent les statuts accordés à leur communauté, et, de l’autre, par une opposition démocratique et réformatrice naissante. Celle-ci apparaît autant du côté pro-monténégrin avec le LSCG ou LS (Liberalni Savez Crne Gore — Alliance Libérale du Monténégro) que du côté pro-serbe avec le NS (Narodna Stranka — Parti Populaire). Nous pouvons constater que ce clivage a, lui aussi, une transcription géographique sous la forme d’un centre toujours partisan de l’ancien organe communiste et de périphéries plus sensibles aux réformateurs, le centre étant ici la capitale Podgorica (carte 4). Ces clivages sont d’autant plus opérants sur la société monténégrine que celle-ci fonctionne sur un mode communautaire et familial très prononcé. De fait, les populations sont très influencées par leur ancien système clanique. Ainsi, l’appartenance politique d’un individu est souvent orientée par son appartenance clanique ou familiale. Malgré la différence de génération, il est courant qu’un enfant ait un vote similaire à celui de ses parents et à celui des membres de son groupe familial, en particulier s’il réside dans la même commune qu’eux, ou à proximité. Précisons que nous ne voulons pas ici caricaturer les processus familiaux de transmission, et tomber dans une forme de déterminisme familial (les divisions politiques au sein d’une même famille, et quelquefois entre deux frères, existent aussi au Monténégro). Toutefois, au niveau national, l’interpénétration du social et du politique apparaît de façon claire si l’on compare la répartition des familles au Monténégro avec les clivages géographiques et politiques décrits plus haut (carte 5), (voir la méthode) On constate ainsi la correspondance entre l’aire d’extension des familles de Cetinje, bastion pro-monténégrin, et l’aire de succès électoral de la coalition gouvernementale. De même, la division pro-monténégrin/pro-serbe à Niksiç et à Herceg Novi semble apparaître sous la forme d’un dédoublement de l’aire d’extension familiale, au Sud du Monténégro et dans les régions du littoral plus attractive, mais également au Nord dans les régions traditionnellement pro-serbes. Les familles serbes et monténégrines de Berane, soutenant généralement l’opposition pro-serbe, s’étendent plus particulièrement dans le Nord ou dans les régions pro-serbes du littoral près d’Herceg Novi. La répartition des familles de la capitale, Podgorica, s’étend sur l’ensemble du territoire monténégrin. La ville apparaît en retour sur toutes les cartes de répartition familiale. Elle confirme sa place de capitale comme lieu central de migration intramonténégrine. Cette situation privilégiée explique, au niveau politique, que toutes les tendances y soient représentées, bien que cette circonscription soit plutôt favorable au gouvernement pro-monténégrin. Enfin, les circonscriptions soutenant la coalition gouvernementale au Nord du Monténégro (Bijelo Polje, RoÏaje et Plav) correspondent aux aires d’extension familiale de Rozaje et Plav, dont les populations sont majoritairement bosniaques-musulmanes. Il s’agit de voir maintenant comment ces trois clivages politiques et sociospatiaux, pro-monténégrin/pro-serbe (Nord/Sud), majorité/minorités (centre/périphérie) et ancien organe communiste/parti réformateur (centre/périphérie), s’articulent en fonction du contexte pour modeler et remodeler la géographie électorale monténégrine des quinze dernières années. La montée en puissance de l’option pro-monténégrine dans les années 1990 Les mouvements indépendantistes semblent assez faibles au début des années 1990. Cela apparaît notamment sur la carte du référendum de 1992, où les résultats montrent sans conteste une volonté populaire d’engager le Monténégro dans une nouvelle fédération yougoslave, quelle que soit la région (carte 6). Pourtant, les résultats de ce référendum sont à nuancer. Les conditions démocratiques du vote n’ont fait alors l’objet d’aucune vérification internationale. Le système autoritaire mis en place par Milosevic en vigueur au Monténégro explique en partie ces résultats. De plus, si l’on compare la carte des votes «pour» avec la carte de l’abstention (carte 7), nous pouvons constater que, pour une partie des indépendantistes ou des minorités, l’abstention a pu représenter un mode de contestation du scrutin. Dans un contexte de guerre (à l’époque, les combats avait eu lieu en Slovénie et continuaient en Croatie), le risque d’une extension du conflit au Monténégro a sans doute été un facteur déterminant expliquant que cette contestation s’exprime plutôt par l’abstention que par le vote. En revanche, ce mouvement indépendantiste commence à se renforcer pendant les guerres en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. Lorsque les conflits débutent, l’équipe dirigeante monténégrine du DPS est toujours alignée sur Belgrade. En conséquence, les Monténégrins sont recrutés dans l’armée yougoslave et participent activement aux combats. En 1991, le bombardement de Dubrovnik a été dirigé par les troupes monténégrines. Toutefois, au fur et à mesure, la lassitude de la guerre, de l’embargo international contre la Yougoslavie et l’inquiétude des retombées d’après-guerre expliquent l’émergence d’un mouvement pacifiste au Monténégro. Celui-ci est essentiellement soutenu par le parti pro-monténégrin de l’Alliance libérale (LS ou LSCG). Nous voyons ici comment le contexte de guerre permet à l’opinion pro-monténégrine de revêtir une dimension démocratique et pacifiste, qu’elle étoffera par la suite. Après la guerre, la politique autoritaire de Milosevic à Belgrade et du DPS au Monténégro, ainsi que la lenteur des réformes démocratiques, réactivent le clivage réformateur/conservateur, tandis que la posture délicate des minorités nationales, malmenées pendant les conflits et inquiètes pour leur sécurité après l’éclatement yougoslave, augmente l’audience des partis ethniques minoritaires. On peut ainsi constater les conséquences de cette situation lors des élections parlementaires de 1996 (carte 8). Apparaît une coalition électorale réformatrice regroupant le parti pro-monténégrin (LS) et le parti pro-serbe (NS) au sein de la Narodna Sloga (l’Entente Populaire) pour protester contre Milosevic et la toute-puissance au Monténégro du DPS. Au niveau géographique, la réémergence du clivage réformateur/conservateur, les bons scores des partis des minorités, et l’effacement temporaire du clivage pro-monténégrin/pro-serbe se traduisent par l’apparition d’une opposition centre/périphérie assez claire.
Au cours de cette période, le premier ministre Milo Djukanovic fait très tôt l’analyse que l’opinion monténégrine est en train d’évoluer et choisit dès 1995 de prendre ses distances vis-à-vis de Milosevic et de Belgrade. Début 1997, il crée une scission au sein du DPS, puis dans la même année, remporte les élections présidentielles face à son ancien mentor, Momir Bulatovic. Pour ce faire, il cultive une nouvelle image: celle d’un homme d’opposition, moderne, tourné vers l’avenir et les réformes, allié des minorités, et affichant discrètement des symboles nationaux monténégrins. Il joue ainsi sur les trois clivages structurants de la société monténégrine et renverse la tendance à son avantage en rompant le lien avec Belgrade. Cette victoire in extremis de Milo Djukanovic marque un tournant fondamental dans la vie politique monténégrine: à partir de ce moment, le mouvement indépendantiste devient légèrement majoritaire dans la société monténégrine. En revanche, la scission de l’ancien organe communiste entre ces deux principaux leader, Djukanovic et Bulatovic, canalise tous les votes et affaiblit d’autant les autres partis d’opposition. En posant la question de la relation à établir avec Belgrade, cette scission remet sur le devant de la scène le clivage pro-monténégrin/pro-serbe, et lors des élections parlementaires de 1998, on retrouve alors de façon très nette l’opposition Nord/Sud caractéristique de ce clivage (carte 9). Le Nord soutient alors majoritairement Bulatovic et son nouveau parti, la Socijalisticka Narodna Partija (SNP – Parti socialiste populaire), tandis que le Sud se tourne plutôt vers la coalition de Djukanovic, Da Zivimo Bolje (Pour que nous vivions mieux). De 1998 à la chute de Milosevic en 2000, l’option pro-monténégrine se conforte et se structure du fait du contexte politique et international du Monténégro. Dès l’arrivée de Milo Djukanovic au pouvoir, une véritable «guerre froide» s’instaure entre la Serbie et le Monténégro. En effet, pour la Serbie, le Monténégro représente un double intérêt à la fois stratégique et symbolique. Avec sa côte adriatique et le port de Bar, il est alors le seul accès à la mer restant pour les populations et les marchandises serbes. Pour faciliter leur transit, le régime titiste avait créé dans les années 1970 une ligne de chemin de fer, toujours en fonctionnement, reliant Belgrade à Bar en passant par Podgorica. Outre la dimension touristique et économique du littoral, celui-ci revêtait également un aspect géostratégique important, puisqu’il abritait les vestiges de la flotte militaire yougoslave. Au niveau symbolique, le Monténégro a toujours été considéré, vu de Serbie, comme une terre serbe dont l’union avait été scellée par le vote du Parlement monténégrin en 1918. La fronde de Milo Djukanovic, s’opposant ouvertement à Milosevic et refusant les ordres de l’État yougoslave, est vue d’un mauvais œil par Belgrade, qui instaure rapidement des mesures de représailles contre le Monténégro.
Ce dernier se retrouve alors sous le coup d’un double embargo. Tout d’abord, il subit un blocus international, qui s’applique à l’ensemble de la République Fédérale Yougoslave. Puis, il subit un embargo serbe contre les produits monténégrins. Cet embargo explique notamment la décision du gouvernement monténégrin d’abandonner le dinar pour passer au mark allemand en 1999 (et aujourd’hui à l’euro), dans l’espoir de trouver de nouveaux débouchés et partenaires commerciaux. Le changement de monnaie est un pas supplémentaire pour s’affranchir de la tutelle de la Serbie. Il est vécu par le pouvoir serbe comme une provocation. Cette situation très délicate du Monténégro lasse les populations monténégrines et accroît les ressentiments des pro-monténégrins à l’encontre de la Serbie. Le fossé politique entre le Monténégro et la Serbie ne cesse alors de grandir. Dès 1998, le Monténégro crée ses propres taxes, surveille ses frontières, adopte sa propre politique extérieure. Le gouvernement monténégrin n’a dans les faits plus aucun contact avec la Serbie et l’État fédéral. La Fédération n’existe plus, au Monténégro, que par un seul organe: son armée. Enfin, pendant la guerre du Kosovo (1998-1999), le Monténégro devient pays d’accueil pour les réfugiés kosovars albanais. Il se crée de ce fait une image de pays démocratique pourfendeur de Milosevic et obtient le soutien de la Communauté internationale (essentiellement l’Union européenne et des États-Unis). Ce soutien est à la fois politique et financier et accroît les rangs indépendantistes. À la chute de Milosevic en 2000, le Monténégro et la Serbie fonctionnent donc de manière totalement séparée, et au sein du Monténégro, le clivage pro-monténégrin/pro-serbe devient l’élément dominant de tous les débats politiques. Dans un tel contexte, les partis réformateurs (autres que le DPS au pouvoir) n’ont pas ou peu de place pour s’exprimer, et ne recueillent qu’une faible audience. Les résultats du référendum de 2006 à la lumière des clivages géonationalistes monténégrins Dès 2001, Milo Djukanovic affirme qu’il se prépare à organiser un référendum d’indépendance pour le printemps 2002. Toutefois, compte tenu de la situation régionale, l’Union européenne intervient vigoureusement pour contrer cette initiative. Elle s’inquiète alors de l’effet domino qu’une indépendance monténégrine pourrait avoir sur les Albanais du Kosovo et sur ceux du Nord et de l’Est de la Macédoine (2). La diplomatie européenne, par l’intermédiaire de son représentant Javier Solana, réussit finalement à trouver un compromis entre les gouvernements serbe et monténégrin avec l’accord de Belgrade. Celui-ci instaure la Communauté d’États de Serbie-et-Monténégro, donc un autre État commun, mais beaucoup plus souple que la Fédération yougoslave. Les institutions de cet État sont réparties entre Belgrade et Podgorica. Mais le texte prévoit déjà la possibilité pour l’une ou l’autre des deux républiques d’organiser un référendum d’indépendance après une période probatoire de trois ans (3).
Or, pendant ces trois ans, l’État n’a jamais fonctionné. Aucun processus de convergence économique ou politique ne s’est déclenché. Le gouvernement monténégrin a toujours continué à prôner ouvertement l’indépendance prochaine de sa petite république. Chacune des deux parties a cherché en permanence à promouvoir des schémas d’évolution différents. Sur le plan international, les instances diplomatiques étaient scrupuleusement divisées entre personnel serbes et monténégrins. Les postes d’ambassadeurs étaient distribués au prorata de l’importance démographique de chacun des deux pays, ce qui jouait en défaveur systématique du Monténégro. Toutefois, au sein des ambassades, les Monténégrins étaient toujours représentés. De fait, lorsque l’ambassadeur était serbe, le premier conseiller était alors monténégrin, et vice versa. Cela permettait au Monténégro d’exercer une diplomatie parallèle, dirigée par le ministère des Affaires étrangères monténégrin. Ce ministère avait été créé dès 2003 au grand dam de la Serbie, qui n’en avait pas, puisque les affaires extérieures étaient théoriquement la compétence exclusive de l’État commun de Serbie-et-Monténégro, et non de ses républiques. Après la période d’essai de trois ans, le référendum semblait donc inévitable, malgré les réticences de l’Union européenne. Ainsi, tout en permettant l’organisation du référendum prévu par l’Accord de Belgrade, l’Union européenne imposait aux indépendantistes d’obtenir 55% des voix exprimées pour valider leur victoire, mesure sans précédent en Europe et qui a été très controversée au Monténégro. Aussi surprenant que cela puisse paraître de prime abord, ce seuil des 55% n’est toutefois pas qu’une simple décision arbitraire. Outre que, depuis 2001, les experts européens s’inquiétaient de l’effet de jurisprudence que pourrait constituer l’indépendance des 650 000 habitants du Monténégro sur les deux millions d’Albanais du Kosovo, il s’agissait surtout pour les négociateurs de trouver un compromis acceptable entre l’opposition unioniste et le gouvernement indépendantiste, qui avaient depuis longtemps abandonné tout dialogue. Pourtant, ce seuil comportait également un risque non-négligeable pour le gouvernement monténégrin et pour l’Union européenne, car il créait une zone d’incertitude, entre 50 et 55%, dans laquelle les indépendantistes étaient majoritaires, mais perdaient le scrutin. Avec 55,5% de voix en faveur du «oui», le référendum a donc entériné, à quelques milliers de voix près, l’indépendance du Monténégro. Les résultats électoraux peuvent être lus à la lumière de notre analyse précédente (carte 10). Nous voyons très clairement réapparaître le clivage pro-serbe/pro-monténégrin sous la forme de l’opposition Nord-Sud. De facto, la quasi-totalité des villes du Nord se prononcent contre l’indépendance, quelquefois de façon très nette (Andrijevica, Plevlja, Pluzine). A contrario, à l’exception d’Herceg Novi, les villes du Sud sont toutes pour l’indépendance, parfois de quelques pour cent (Budva, Danilovgrad, Niksic, Podgorica), d’autres fois sans ambiguïté, comme à Cetinje, véritable centre de diffusion de l’idéologie indépendantiste. Entre Nord et Sud semble se figer une ligne de partage des votes bordant le nord des municipalités de Niksic, de Danilovgrad et de Podgorica. Apparaît également le clivage majorité/minorités ethniques. En effet, les votes des minorités nationales sur les frontières nord-est, sud-est et sud-ouest ont massivement soutenu l’indépendance. Les villes bosniaque de Rozaje, albanaise d’Ulcinj, et albano-bosniaque de Plav sont clairement orientées vers l’indépendance. La présence d’une forte communauté bosniaque-musulmane à Bijelo Polje explique également son soutien à l’indépendance, alors que les populations orthodoxes de la région sont ouvertement pro-serbes. En revanche, le clivage réformateurs/conservateurs semble être le grand absent de ce scrutin. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer. Tout d’abord, la question du référendum ne permettait guère que le courant réformateur se manifeste. Remarquons ainsi que l’ONG Grupa za Promjenu (Groupe pour le Changement), dirigée par Nebojsa Medojevic, qui représente depuis la fin des années 1990 un pôle civique et réformateur majeur au Monténégro a décidé de ne pas se prononcer sur le référendum. Selon son dirigeant, la question nationale ne résoudrait en rien le problème des réformes démocratiques et économiques. En outre, son groupe est lui-même divisé sur la question de l’union ou de l’indépendance. Ensuite, pour une partie de la population, Milo Djukanovic représentait encore la voie de la modernité et de l’intégration future à l’Union européenne, image que ce dernier avait habilement cultivée au cours de ses précédentes campagnes. Toutefois, maintenant que l’indépendance est acquise et que la question nationale a été posée, il est probable que le paysage électoral monténégrin évolue au cours des prochaines années et que ce clivage réformateurs/conservateurs émerge à nouveau. En quelques mois, ce changement a déjà eu l’occasion de se manifester lors des élections parlementaires de septembre 2006. Ce scrutin a été marqué par l’apparition d’un nouveau parti politique, Pokret za Promjenu (Mouvement pour le changement), issu d’une ancienne ONG et dirigé par Nebojsa Medojevic, qui se présentait pour la première fois à des élections. Ce parti, dont le discours est axé sur les réformes économiques et étatiques, a obtenu près de 13% des voix (et 11 députés). Les scores les plus forts ont été réalisés dans les grandes villes du Sud (Podgorica, Niksic, Herceg Novi, Tivat, Danilovgrad, Bar, Kotor, Cetinje), tandis que les résultats étaient plus faibles dans les villes du Nord et négligeables dans les villes des minorités bosniaques-musulmanes et albanaises. Cette force politique fait donc apparaître un clivage géonationaliste inédit, dont il conviendra de surveiller l’évolution, opposant un Sud, économiquement plus dynamique, tourné vers l’économie de marché et la démocratie libérale occidentale, et un Nord plus pauvre, et plus rétif aux transformations, tandis que les minorités apparaissent totalement étrangères à cette idéologie. Conclusion Notre méthodologie basée sur l’étude des clivages géonationalistes et de leurs combinaisons offre une grille de lecture complexe éclairant l’évolution du paysage politique monténégrin et son basculement vers l’indépendance. Nous avons vu comment des clivages partisans, datant de la fin du XIXe siècle (pro-monténégrin/pro-serbe, majorité/minorités ethniques), ou plus récents (ancien parti communiste/oppositions, démocrates libéraux/conservateurs), peuvent s’enrichir de significations nouvelles en fonction du contexte politique et social (partisans de l’engagement dans les conflits yougoslaves des années 1990 face aux mouvements pacifistes, partisans de Milosevic face à ses opposants à partir de 1996, mouvements proeuropéens face aux eurosceptiques, etc.). Ces événements qui ont scandé les années 1990 ont progressivement modifié l’opinion monténégrine en faveur du camp indépendantiste. Ainsi, sur quatorze années, nous voyons la fluidité des clivages partisans et leur signification. Cette fluidité entraîne la mutation permanente de la carte électorale monténégrine, et explique en partie le succès ou l’échec des divers jeux d’alliances et de coalitions entre les forces politiques en présence. Évidemment, nous ne voulons pas limiter l’analyse des stratégies des partis politiques à un simple jeu de positionnements idéologiques successifs par rapport à des oppositions binaires. La science politique a montré que de nombreux facteurs doivent également entrer en considération tels l’étude des lois électorales, les rapports de force et de concurrence entre les diverses formations, convoitant un même électorat ou encore le poids des défiances ou des soutiens internationaux (des grandes puissances, de l’Organisation des Nations Unies, de l’Union européenne, etc.). Toutefois, cette grille de lecture nous a permis de saisir, sur la durée et à différentes échelles territoriales, les processus d’adhésion, de rejet et/ou d’indifférence exprimés dans les urnes monténégrines. À l’échelle réduite d’un micro-État, nos recherches sur le Monténégro montrent en outre que chacun de ces clivages a sa propre transcription territoriale. L’ancrage géographique des clivages partisans n’est pas à interpréter comme une forme de déterminisme. Il serait plutôt à appréhender comme la traduction de plusieurs facteurs. Il est tout d’abord le signe de l’influence de la hiérarchisation politique, économique et sociale du territoire national sur les comportements électoraux, hiérarchisation qui est à la fois héritée et construite. Les relations de subordination centre/périphéries, d’oppositions spatiales, d’inégalités territoriales interfèrent sur les comportements politiques locaux. Ensuite, l’héritage historique et le contexte local entre également en ligne de compte, comme pour Cetinje, qui, après avoir été le centre politique de la principauté du Monténégro, est traditionnellement le bastion des mouvements indépendantistes. Sur la carte du référendum monténégrin, cette spécificité historique locale se fond dans le grand bloc pro-monténégrin du «oui» à l’indépendance. Enfin, nous avons vu que l’environnement familial et social proche avait tendance à engendrer un phénomène de mimétisme en fait de comportement électoral, qui participe de l’homogénéisation des tendances politiques locales dans une société fortement communautaire. Reste alors une question au niveau méthodologique: cette approche utilisée dans le cadre de l’analyse du référendum monténégrin reste-t-elle valable dans d’autres contextes électoraux? Les clivages géonationalistes définis au cours de notre étude peuvent-ils également être appréhendés à une échelle plus générale, dans des États plus vastes où le poids du communautarisme sur les attitudes politiques est plus diffus et où les résultats des votes sont plus épars? Bibliographie ANCEL J. (1992). Peuples et nations des Balkans, géographie politique. Paris: Éditions du C.T.H.S., 1re éd. 1930 (Armand Colin), 220 p. ISBN: 2-7355-0242-2 BALAVOINE G. (1993). Le Monténégro et son intégration dans le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes (1914-1921). Mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine, dir. Bernard Michel, soutenu en septembre 1993. Paris: Université Panthéon-Sorbonne (Paris I). BANAC I. (1984). The National Question in Yugoslavia: Origins, History, Politics. Ithaca: Cornell University Press, 452 p. ISBN: 0-8014-9493-1 BIEBER F. (2002). The Instrumentalization of Minorities in the Montenegrin Dispute over Independence. Flensburg, Germany: European Center for Minorities Issues Briefs, n° 8, 11 p. CATTARUZZA A. (2004a). «Identités en mouvement. La redéfinition du nationalisme monténégrin dans les crises yougoslaves». Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 35, n° 1-2, p. 351-373. CATTARUZZA A. (2004b). «Nation, nationalité et citoyenneté dans les Balkans. Le bouleversement démographique monténégrin». Espace, Populations, Sociétés, n° 3, p. 577-589. CATTARUZZA A. (2005). Le Monténégro entre union et indépendance. Essai sur une géographie du nationalisme. Paris: Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), thèse de doctorat, 516 p. DE WAELE J.-M., ROGER A. (2004). «La formation des clivages partisans en Europe centrale et orientale. A la recherche d’une mééthode de comparaison». In J.-M. DE WAELE, dir., Les Clivages politiques en Europe centrale et orientale. Bruxelles: Éditions de l’Universitéé de Bruxelles, p. 11-29. ISBN: 2-8004-1338-7 LUTARD C. (1998). Géopolitique de la Serbie-Monténégro. Bruxelles: Éditions Complexe, 143 p. ISBN: 2-87027-647-8 POPOVIC M. (2002). Montenegrin Mirror. Polity in Turmoil (1991-2001). Podgorica: Nansen Dialogue Centre, 206 p. ROUX M. (1992). Les Albanais en Yougoslavie. Paris: Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 546 p. ISBN: 2-7351-0454-0 SANGUIN A.-L., CATTARUZZA A., E. CHAVENEAU-LE BRUN, dir. (2005). L’ex-Yougoslavie dix ans après Dayton. De nouveaux États entre déchirements communautaires et intégration européenne. Paris: L’Harmattan, 263 p. ISBN: 2-7475-9460-2 TOMIC Y. (2004). «La vie politique en Serbie de 1987 à 2004: une chronologie». Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 35, n° 1-2, p. 5-15. Sites Internet Site du Centar za monitoring (centre de monitoring), ONG monténégrine travaillant à l’organisation et à la surveillance des élections. Site du Courrier des Balkans, qui fournit chaque semaine une sélection d’articles de la presse des Balkans traduits en français Site de l’Association française d’études sur les Balkans Notes 1. L’appellation de Musulman avec un «M» majuscule désigne, à partir de 1968 dans le système yougoslave, le groupe national des Slaves serbo-croatophones de tradition islamique. Il s’agit donc pour le régime de désigner, non pas une communauté religieuse, mais une nation, un «peuple constitutif» (narod) de la Yougoslavie, au même titre que les Serbes, Croates, Slovènes, Monténégrins ou Macédoniens. Certains «Musulmans» pouvaient ainsi être athées, ou non pratiquants, tout en se reconnaissant et se revendiquant de cette identité. Au cours de la guerre en Bosnie-Herzégovine, une partie des Musulmans de Bosnie-Herzégovine décide de mettre un terme à l’ambiguïté ethno-religieuse de l’appellation «Musulman» et choisissent de mettre en avant le terme «Bosniaque» (Bosnjak) pour désigner leur nationalité. Lors du dernier recensement monténégrin, les Slaves de tradition islamique de cette République se divisent, les uns adoptant l’identité «Bosniaque», les autres choisissant de conserver leur identité «Musulmane», en écho à l’ancien système (Cattaruzza, 2004b). Pour rendre compte de cette division, nous désignons ce groupe comme bosniaque-musulman. 2. Une guérilla albanaise avait éclaté en 2001 en Macédoine, principalement dans les campagnes et les villages autour des villes de Kumanovo et Tetovo. L’embrasement de la région avait été évité grâce à une solide médiation européenne, qui avait encouragé les différents protagonistes à signer les Accords d’Ohrid. Ces accords instauraient une structure étatique décentralisée en Macédoine, avec une reconnaissance de facto des différentes composantes ethniques de la population macédonienne. 3. Cette clause avait été imposée par le gouvernement monténégrin, si bien que de nombreux analystes à l’époque avaient qualifié cet État de «mort-né». |