Ces lieux dont on parle |
Suite Stasi
Visiter les lieux emblématiques des dictatures les plus détestables du siècle dernier est à la mode. La presse internationale s’est fait récemment l’écho de cet engouement (1). L’«Ostel», par exemple, spécialisé dans l’ostalgie depuis le succès du film Good Bye Lenin ! (2), propose, à Berlin, des chambres thématiquement décorées dans le plus pur style RDA, dont une «Suite Stasi» aux murs ornés des portraits officiels de Honecker. Le concept plaît, semble-t-il, à un certain nombre d’Allemands mais aussi, allez savoir pourquoi, de Japonais ou de Scandinaves. La présentation de l’«Ostel» sur Internet, si elle se veut amusante et décalée, fait aussi froid dans le dos. Il ne s’agit pas de comprendre mais de s’amuser. Le Mur de Berlin n’est pourtant pas tombé depuis si longtemps. Le souvenir de la Stasi est toujours une plaie ouverte en Allemagne. Cette offre hôtelière scandalise à juste titre les anciens dissidents d’Allemagne de l’Est (3) qui y voient une malsaine utilisation d’un passé au sens détourné pour des raisons commerciales. Imaginerait-on qu’un hôtel Barbie proposant une «Suite Gestapo» puisse ouvrir à Lyon ou ailleurs en France sans que l’opinion s’en émeuve ? L’«Ostel» n’est pourtant pas un cas isolé. Visiter le «Nid d’aigle» (Kehlsteinhaus) d’Hitler (4), fréquenter les lieux clés du KGB à Moscou, est non seulement possible mais apprécié d’un certain public et donc valorisé dans les guides de voyage. «Rien ne caractérise mieux les mouvements totalitaires en général, et la gloire de leurs chefs en particulier, que la rapidité surprenante avec laquelle on les oublie et la facilité surprenante avec laquelle on les remplace» écrit Hannah Arendt en 1951 (5). Le tourisme pseudo-historique teinté de nostalgie, voire d’exotisme politique malsain, empêcherait-il l’oubli ? On peut en douter. Certes, cette mode relativement marginale ne change probablement que peu les données du tourisme aux échelles européenne et mondiale. Elle intéressera davantage le sociologue que le géographe. A ma connaissance, la résidence et les anciennes geôles de Pol Pot, de son vrai nom Saloth Sar, ne sont pas encore au catalogue des opérateurs de voyage… Elles pourraient néanmoins figurer sur la carte des lieux à visiter, avec, pourquoi pas, les prisons d’Abu Ghraib et de Guantanamo Bay transformées en centres de loisirs. Il y aura d’autres «Ostel» dans la brume et d’autres «Suite Stasi» aux volets fermés. Laurent Grison Notes 1. Cf. notamment PAGGINI Th. (2007). «Dallo yacht di Tito alla residenza di Honecker, ecco la nuova moda». La Repubblica, 11 août; FIGUIÈRE C. (2007). «Au vrai kitsch communiste». Le Temps, 25 août 2007. 2. Film réalisé par Wolfgang Becker en 2002 et sorti en 2003. 3. Cf. notamment «Stasi-Opfer protestieren gegen Ostel», Der Tagesspiegel,10 août 2007. 4. Avec un cynisme involontaire désarmant, la brochure touristique de ce lieu indique que: «C'est aussi un site historique dont la construction fut commandée par Martin Bormann et offert à Hitler à l'occasion de son 50e anniversaire. Il s'agissait-là d'un salon de thé devant servir à recevoir des visiteurs de marque. A l'aide de plus de 3 000 ouvriers, le projet s'est déroulé sur une échelle monumentale: le Nid d'Aigle et sa route d'accès – la plus haute d'Allemagne – furent complétés en 13 mois de travail seulement». On appréciera le «13 mois de travail seulement», travail forcé, cela va sans dire. Il faut préciser que depuis 1960, le «Nid d’aigle» (1 834 mètres) est géré par l'office du tourisme de Berchtesgaden et sert de restaurant de haute montagne. L'État de Bavière a créé une fondation à but non lucratif pour la gérance du lieu grâce à laquelle les bénéfices sont utilisés à des fins charitables. http://www.kehlsteinhaus.de/ 5. ARENDT H. (2005). Les origines du totalitarisme. Le Système totalitaire. Paris: Éd. du Seuil, coll. Points Essais, 380 p. ISBN: 2-02-0798905 |