N° 88 (4-2007)
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La métropolisation du sport professionnel en Europe et en Amérique du Nord: une approche comparative
Boris HELLEU, Christophe DURAND
Université de Caen, UFR STAPS (CRAPS) |
Fondés sur une histoire et des valeurs différentes, deux modèles d’organisation du sport professionnel existent. En Amérique du Nord, un club intègre une ligue fermée sur critères économiques. En Europe, une équipe accède à une ligue ouverte sur critères sportifs. À considérer que la doctrine dominante est libérale aux États-Unis et plutôt d’inspiration social-démocrate en Europe, les modes de régulation des ligues présentent un paradoxe. En Europe, l’organisation du sport professionnel tend vers un modèle d’économie libérale abolissant des contraintes, notamment sur le marché du travail des sportifs. Aux États-Unis, les ligues adoptent un fonctionnement «socialiste» avec la bienveillance du législateur. Partant de ce constat, cet article s’interroge sur les logiques de localisation et de performance des clubs professionnels de part et d’autre de l’Atlantique. Il s’agit de mettre en relief un phénomène singulier: bien que différents, les deux modèles aboutissent à une géographie du sport professionnel similaire caractérisée par une métropolisation, c’est-à-dire une concentration fonctionnelle de l’activité de spectacle sportif de haut niveau dans les plus grandes villes. L’aire de chalandise d’un club revêt alors une importance capitale. Elle sera envisagée par le concept de marché, c’est-à-dire l’endroit où une offre rencontre une demande, et exprimée selon le nombre d’habitants d’une ville. Dans le cadre d’une démarche comparative, il s’agit alors d’établir comment et dans quelle mesure les hiérarchies urbaines structurent l’organisation des grandes compétitions à l’échelle continentale. La comparaison entre l’Europe et l’Amérique du Nord peut sembler audacieuse: aux quatre sports dominants de l’autre côté de l’Atlantique, la seule analyse du football sera opposée; l’espace européen étudié englobe 52 pays alors que l’espace nord-américain ne comprend que les États-Unis et le Canada; enfin, tout un faisceau d’indicateurs socio-économiques (richesse, propension à consommer, place du sport professionnel, etc.) montre qu’existent des différences évidentes entre les deux zones. Toutefois, cette comparaison continentale semble pertinente pour deux raisons:
L’article se structure alors en deux grandes parties. Nous analyserons les modèles de régulation et ses conséquences géographiques en Amérique du Nord puis en Europe. Enfin, le propos se conclura par une réflexion sur la possibilité de convergence des deux modèles. Les ligues nord-américaines: une métropolisation conséquence d’une régulation Quatre ligues structurent l’offre de sport professionnel aux États-Unis (encadré 1). Leurs caractéristiques sont détaillées dans le tableau 1. Elles disposent du statut de ligue majeure de par leur niveau technique, leur popularité, leur couverture médiatique, le budget des clubs et la population des villes qui les constituent. Ces ligues sont dites «fermées»: on y accède sur critère économique en payant un droit d’entrée aux équipes déjà en place. Une fois le réseau de clubs intégré, une mauvaise performance sportive n’est pas sanctionnée d’une relégation. Sans risquer de se faire exclure sur critère sportif, les propriétaires de franchise peuvent poursuivre un objectif de maximisation du profit. Le fonctionnement de ce modèle d’organisation du sport nécessite alors une prise en compte de la géographie. Dans le modèle nord-américain, les membres d’une ligue recherchent la maximisation des profits par une politique coopérative née du constat que leur réussite dépend de la demande du public. Or, l’intérêt du public est présumé augmenter lorsque le championnat oppose des équipes de forces égales. C’est pourquoi les ligues s’appliquent à mettre en place une politique de solidarité afin de promouvoir une incertitude mobilisatrice, ce que les économistes du sport appellent l’équilibre compétitif (Fort, Quirk, 2004; Sanderson, 2002; Sanderson, Siegfried, 2003). Il s’agit de transférer des ressources des équipes les plus fortes vers les équipes les plus faibles. Une solidarité soumise à la géographie Si chaque équipe adhère à l’idée de partage, c’est que les ligues mettent en place les conditions d’une cohésion rendant possible la solidarité. Cette homogénéité se construit sur la base d’un critère géographique. Comme le montre la carte 1, en 2006, les quatre ligues majeures comptent 122 franchises réparties dans 41 villes états-uniennes et 6 villes canadiennes. Plus un marché est vaste, plus il a d’opportunités d’accueillir un club (la relation entre le nombre d’équipes implantées dans une ville et sa population locale est r2 = 0,79). Les trente plus gros marchés possèdent au moins une équipe de ligue majeure (1). Toutes les villes de plus de quatre millions d’habitants, à l’exception de Los Angeles, Houston et Toronto, ont au moins une équipe par sport. Les franchises ne sont pas seulement localisées essentiellement dans les marchés de plus d’un million d’habitants pour satisfaire la demande la plus importante, mais aussi pour rendre plus tolérable une politique de solidarité. Le partage des ressources est alors facilité par l’homogénéité des membres de la ligue.
Cette situation ne signifie pas pour autant que seules les grandes villes proposent un spectacle sportif. Un système de ligues mineures permet aux plus petites villes de disposer d’une équipe professionnelle. En 2005-2006, les dix plus grandes ligues mineures nord-américaines regroupent 139 équipes évoluant dans sept sports (2). Si certaines ligues mineures sont implantées dans de grands marchés, 30% des franchises évoluent dans des villes de moins d’un million d’habitants lorsque le pourcentage n’est que de 4% en ligues majeures. Processus de diffusion Si de nos jours les équipes sont réparties dans 47 villes, 72 ont eu l’occasion d’accueillir une franchise. C’est la logique géographique qui a prédominé au développement des ligues par une optimisation lente mais inéluctable de l’implantation des clubs. Ainsi, à l’origine, la première saison de baseball en 1903 a vu s’affronter 16 équipes; quatre équipes canadiennes constituaient la National Hockey League (NHL) en 1917; la première saison de National Football League (NFL) en 1920 comptait 14 équipes et la première de National Basketball League (NBA) en 1946 en totalisait 11. La situation actuelle est alors la résultante d’un long processus (Danielson, 2001).
L’implantation de nouvelles équipes, conformément aux objectifs de maximisation des profits, s’est faite rationnellement vers les localisations permettant d’augmenter les revenus des ligues. La carte 2 représente la première apparition en ligue majeure des 72 villes ayant eu une équipe. On y distingue un processus de diffusion en quatre temps. Avant 1900, le sport professionnel s’implante au Nord-Est par l’intermédiaire du développement du baseball. Dans une seconde phase, cette zone se renforce par l’émergence du hockey et du football américain dans de petites villes qui disparaîtront par la suite. Après la seconde guerre mondiale, les ligues entrent dans une logique d’expansion vers le Sud et l’Ouest à la recherche de nouveaux marchés. Enfin, dernièrement, les grandes villes étant déjà équipées, les ligues étendent leur offre dans des marchés moyens. La logique de localisation des équipes peut être envisagée comme un «darwinisme géo-économique» où la croissance se fait par élimination des entités les plus faibles. Un management stratégique du critère géographique La rationalité de ce système de localisation est favorisée par un ensemble de techniques nécessitant une prise en compte stratégique du critère géographique. C’est ainsi qu’une franchise bénéficie d’une exclusivité territoriale, la préservant de la concurrence d’une autre équipe de la ligue dans le marché qui lui est accordé. En termes économiques, les consommateurs potentiels d’une aire de chalandise déterminée n’ont pas de produit de substitution dans le sport concerné. Cette mesure protectrice confère aux franchises un véritable monopole dans leur sport. La concurrence annihilée, les propriétaires sont en position de force pour optimiser leurs profits. Par exemple, en NFL, chaque équipe bénéficie d’un secteur protégé de 120 km autour du stade. L’implantation d’une nouvelle franchise dans cette zone détruirait de fait la position de monopole de l’équipe existante. Il y aurait concurrence entre les deux franchises pour fidéliser un public, négocier un contrat télévisuel local ou encore accéder à un stade. Toutefois, quelques villes de plus de quatre millions d’habitants accueillent plusieurs équipes dans un même sport. Comment expliquer alors que des propriétaires consentent à abandonner une part de leur force de marché? Deux explications peuvent être avancées. La première est d’ordre arithmétique. Certaines villes sont assez vastes et riches pour supporter plusieurs équipes sans qu’elles se concurrencent réellement: une équipe ne constitue pas pour l’autre un véritable bien de substitution. Ainsi, le pouvoir de marché recherché par les propriétaires n’implique pas une stricte position de monopole. La seconde explication est d’ordre administratif. Les Metropolitan Statistical Area ne sont pas des entités homogènes et abritent des identités territoriales diverses. Regroupés dans la même unité administrative, Oakland et San Francisco sont séparés par le Bay Bridge et constituent deux territoires bien distincts, dont la population est animée d’une véritable conscience d’appartenance à la ville. Les Raiders d’Oakland et les San Francisco 49ers ne sont donc pas véritablement en concurrence. L’organisation des ligues en un système fermé peut laisser croire à tort qu’elles sont figées et peu renouvelées. Les ligues évoluent en fait selon une double logique: d’une part elles grandissent en implantant de nouvelles équipes susceptibles de satisfaire une demande (expansion); d’autre part, elles se confrontent à l’évolution de la demande en déménageant des équipes vers des marchés plus porteurs (délocalisation) (Jozsa, Guthrie, 1999). Dans la concurrence entre villes pour obtenir une équipe, la possibilité de délocaliser constitue un puissant levier de négociation avec les pouvoirs publics locaux. La délocalisation est brandie comme une véritable menace pour imposer la construction d’un nouvel équipement. Cette situation est rendue possible par la stratégie d’allocation limitée des équipes. La ligue distribue moins d’équipes que ne pourrait en supporter le marché. La crainte d’une ville de perdre «son» équipe au profit d’un marché potentiel non exploité incite entre autres à un subventionnement public massif des stades.
En termes de réussite sportive, comme le montre la carte 3 on observe une relation robuste entre la taille du marché et le nombre de titres acquis (r2 = 0,63). Les 13 marchés de plus de 4 millions d’habitants concentrent à eux seuls 65% des titres. L’ancienneté de ces villes sur le circuit professionnel associée à leur présence dans de multiples sports explique cette réussite. Il convient toutefois de noter que cette dernière serait plus affirmée sans la politique de solidarité permettant aux plus petites villes d’exister: sur les 47 villes accueillant une franchise en 2005-2006, 34 ont déjà remporté au moins un titre dont des petits marchés canadiens qui excellent au hockey (Helleu, Durand, 2006). Ainsi, le continent nord-américain est maillé d’un réseau de ligues sportives professionnelles de différents niveaux d’excellence. Autour des quatre ligues majeures, gravitent des ligues mineures jouissant d’une moindre reconnaissance. La taille du marché fait alors l’objet d’un management stratégique. Une ville n’a pas la franchise qu’elle mérite (sur critère sportif), mais celle qu’elle peut se payer (critère économique). Le système est géo-économiquement rationnel: la politique de régulation nécessaire au maintien d’une cohésion sportive segmente les villes et leur capacité d’accueil en fonction de leur nombre d’habitants. Les Coupes d’Europe de football: une métropolisation conséquence d’une dérégulation L’analyse des implications géographiques du modèle sportif nord-américain a montré un phénomène de métropolisation de l’activité qui est la conséquence d’une appréhension stratégique et volontariste de l’espace. L’analyse à venir du modèle européen (encadré 2 ) a pour vocation de mettre en relief un phénomène de concentration similaire mais, à l’inverse des États-Unis, celui-ci est subi. Pour le dire autrement, de l’autre côté de l’Atlantique, la métropolisation serait «culturelle» (c’est-à-dire voulue et gérée par les acteurs) tandis qu’en Europe, elle serait «naturelle» (entendue comme la conséquence d’une libéralisation du marché). Le modèle d’organisation du sport professionnel européen a été mis en place en Angleterre à la fin du XIXe siècle. En 1863 est créée la Football Association (FA), organisation gérant le football. Devant l’avancée de la rémunération des joueurs, la FA se résout à accepter le professionnalisme en 1885. En 1888 est instauré le premier championnat professionnel, la Football League (FL) composée de 12 équipes. En 1892 la création d’une division inférieure à 16 équipes, la Division One, institue de fait le système de promotions et de relégations. Le modèle anglais montre alors les caractéristiques principales de ce qui deviendra le modèle européen du sport. On y voit le souci des organes fédéraux de faire cohabiter le monde amateur et le monde professionnel. On peut dès lors envisager le modèle sportif européen comme une structure pyramidale. Celle-ci est déclinable selon deux axes: organisationnel et sportif. Du point de vue de l’organisation, des instances distinctes interviennent à plusieurs échelles géographiques. Au niveau sportif, les équipes évoluent au travers des différentes strates de la pyramide selon leur mérite par le jeu des promotions et relégations. Il existe donc une connexion entre la masse et l’élite, entre le national et le continental. Toutefois, la nature même du système pyramidal est susceptible de créer les conditions d’un déséquilibre compétitif récurrent. Les meilleurs clubs sont régulièrement engagés à deux niveaux de compétition. Ils participent bien entendu à leur championnat domestique et, sous réserve d’une bonne prestation, accèdent aux Coupes d’Europe. Les revenus alloués pour la participation aux compétitions continentales sont réinvestis dans les joueurs. C’est ainsi que les meilleurs clubs s’assurent une participation récurrente à l’échelon européen (Hoehn, Szymanski, 1999). Le renforcement de la position dominante d’une minorité de grands clubs historiques est favorisé par une conception libérale du football. En effet, au regard de la dimension commerciale de l’activité, l’Union européenne envisage le football professionnel comme relevant du droit commun. Il n’existe pas, comme aux États-Unis, d’outils de régulation contraignants afin de favoriser une parité. L’arrêt Bosman de 1995 qui a libéralisé le marché des joueurs et augmenté leur mobilité vers les employeurs les plus riches s’inscrit dans cette doctrine libérale. L’analyse suivante s’applique à montrer comment le football européen, dans un contexte libéral et de commercialisation croissante, a réformé ses compétitions pour aboutir à une métropolisation de la réussite sportive Les réformes des Coupes d’Europe L’apparition d’une équipe au niveau continental est soumise à sa performance sportive à l’échelon national. La présence récurrente ainsi que la réussite de quelques clubs contribuent à façonner une mémoire des Coupes d’Europe où ne figureraient qu’une minorité d’équipes. C’est ainsi qu’à l’évocation de l’histoire des compétitions continentales, quelques clubs (et leurs confrontations parfois mythiques) viennent immédiatement à l’esprit: Liverpool, la Juventus, le FC Barcelone, le Real Madrid, l’AC Milan, le FC Porto, l’Ajax, le Bayern Munich, Manchester United, etc. Ce sont ces clubs qui présentent les plus beaux palmarès. Les 84 titres continentaux décernés entre 1975 et 2005 (3) se répartissent entre 44 clubs de 38 villes. Pourtant, si ces équipes ont indiscutablement contribué à nourrir l’histoire des Coupes d’Europe, elles sont loin d’être les seules à avoir participé aux joutes continentales. Ainsi, dans les 52 fédérations de l’UEFA, 744 clubs de 525 villes ont participé au moins une fois à l’une des trois Coupes d’Europe entre 1975 et 2005 (carte 4). La structure hiérarchique semble logique: plus on monte dans la hiérarchie urbaine, moins il y a de grandes villes, mais plus ces dernières participent régulièrement aux compétitions continentales. En ouvrant ainsi ses compétitions à de petites villes de petites fédérations (Andorre, Chypre, Saint Marin, les îles Féroé, le Kazakhstan, etc.), l’UEFA veille à promouvoir les principes d’unité et de solidarité. Mais, si des villes de toutes tailles participent aux Coupes continentales, seules les plus grandes semblent en mesure de les remporter. Pour comprendre cet état de fait, il est nécessaire d’envisager les différentes réformes des compétitions européennes.
Lors de l’édition de 1992/1993, la Ligue des champions succède à la Coupe des clubs champions. Ce changement d’appellation traduit une refonte du format assurant une certaine stabilité aux plus grands clubs et ainsi la possibilité de dégager de meilleurs profits. Alors que la formule initiale privilégiait l’élimination directe dès le premier tour, la nouvelle compétition se compose désormais d’une phase de poule et d’une phase à élimination directe à partir des quarts de finale. À l’automne 1998, en réponse à un projet de mise en place d’une ligue fermée, l’UEFA modifie une seconde fois sa compétition. Les plus grands clubs tentent, sans succès, d’imposer le principe d’une invitation afin qu’une mauvaise performance à l’échelle nationale n’empêche pas la participation à la Ligue des champions. Si la proposition est rejetée, l’aléa sportif, synonyme de risque de pertes financières, est limité. La prise en compte du classement des nations à l’indice UEFA qualifie directement les champions et vice-champions de 6 grands championnats (italien, espagnol, allemand, anglais, français, néerlandais). Les équipes classées 3e ou 4e dans ces mêmes championnats ont de bonnes chances d’intégrer la compétition. La nouvelle Ligue des champions prenant effet en 1999/2000 regroupe désormais 32 équipes participantes (hors tours préliminaires) contre 24 auparavant, 17 journées au lieu de 11, et 400 millions d’euros de primes télévisuelles contre 133,5 l’année précédente. La refonte de la Ligue des champions a entraîné le déclin de la Coupe des Coupes. Les plus grands clubs de chaque pays parvenant à se qualifier pour la C1, la Coupe des Coupes souffre de l’absence d’équipes prestigieuses. Cette baisse de notoriété, aussi bien auprès du public que des clubs, entraîne l’UEFA à la supprimer. Depuis 1999, il n’existe donc plus que deux compétitions continentales: la Ligue des Champions et la Coupe de l’UEFA. La singularité de la Ligue des Champions
Pour les plus grands clubs, il ne s’agit pas seulement d’accéder à l’échelon continental, il convient de se qualifier pour la Ligue des champions plutôt que pour la Coupe de l’UEFA. En 2007, les 32 participants à la Ligue des champions se sont partagés 579,6 millions d’euros. Le Milan AC, vainqueur de l’épreuve, a remporté 39,6 millions soit plus que la somme allouée aux 40 clubs engagés en Coupe de l’UEFA (34,67 millions). Le graphique 1 représente la réussite sportive des villes en fonction de leur taille selon un barème de points (4). Sur trois décennies d’analyse la figure compare la Ligue des champions en qualité de compétition la plus prestigieuse aux deux autres coupes continentales. L’effet le plus saisissant concerne la catégorie des villes de plus de 2 millions d’habitants en Ligue des champions. Entre 1985 et 1995, ces dernières remportaient en moyenne 29,1 points. La décennie suivante, elles en remportent 76, soit une augmentation de 161% lorsque les villes de 1 à 2 millions d’habitants n’ont progressé que de 55%. Pourtant, si l’on envisage la Ligue des champions dès les tours qualificatifs, elle peut sembler ouverte: 297 clubs de 225 villes se répartissent les 1 051 participations entre 1975 et 2005. Des petites fédérations fournissent des villes participant occasionnellement: l’Islande, les îles Féroé, le Pays de Galles, l’Irlande, Malte, le Luxembourg, la Macédoine, Israël, le Kazakhstan, les pays Baltes… Bien entendu, ces fédérations mineures ne parviennent pas à installer un représentant dans la phase de poules. L’ouverture de cette compétition aux plus petites villes n’est donc que limitée. Les changements successifs de format ont bénéficié aux plus grandes villes. Pour en prendre la mesure, la carte 5 compare l’apparition des villes en quarts de finale avant et après la réforme de 1992. Certes, les durées d’observation ne sont pas identiques (18 saisons de 1975 à 1992 et 12 saisons de 1993 à 2005) mais l’écart est faible pour compromettre la validité du phénomène. Au cours de la première période, 53 villes de 25 pays sont parvenues au moins une fois en quart de finale. Si 63% de ces villes ont plus d’un million d’habitants, la part des autres villes n’est pas neutre. C’est ainsi que Moedling (Autriche), Lahti (Finlande), Dundee et Aberdeen (Écosse), Split (Croatie) — villes de moins de 250 000 habitants — ont atteint les quarts de finale (5). Au cours de la seconde période, 32 villes de 15 pays se partagent les apparitions en quart de finale. Cette réduction des effectifs s’opère selon un triple processus:
Dorénavant, près de la moitié des villes engagées en quarts de finale dispose d’un marché de 2 millions d’habitants. Une Europe du football segmentée: vers une convergence des systèmes? Si l’accession au niveau continental semble faire partie du champ des possibles pour tous les clubs, quelle que soit la taille de leur marché, la Ligue des champions apparaît comme un cercle fermé réservé aux plus grandes villes. Le fossé qui se creuse entre les «gros» et les plus «petits» augmente régulièrement, notamment par les rétributions perçues.
En effet, la réforme de 1998 visant à contrer le projet d’une ligue privée aboutit à une hausse considérable des revenus mais surtout à une dilution de la solidarité. Sur les 93 clubs apparus en phase finale entre1996-1997 et 2006-2007, les 20 clubs les plus rémunérés concentrent 65% des revenus redistribués. Les cinq pays les mieux rémunérés (Angleterre, Espagne, Italie, Allemagne, France) concentrent quant à eux 74% des revenus. Les gains conséquents obtenus à l’échelle continentale sont investis dans des joueurs de qualité. Dès lors, si un mauvais classement est toujours envisageable, d’une manière générale et sur le long terme, les conditions sont réunies pour que ces clubs s’assurent une participation récurrente à la plus prestigieuse des compétitions continentales. Certes, de tous temps, les grands clubs des grandes villes européennes ont dominé le football, mais par le passé, quelques clubs moins bien localisés pouvaient nourrir l’espoir légitime d’une qualification, d’un parcours correct, voire d’un succès en Coupe d’Europe. Dorénavant, si les grands clubs trustent toujours les meilleures places, ils le font de façon plus aisée. Les refontes de format des compétitions, dans un souci d’optimisation commerciale, ont nettement contribué à assurer une participation récurrente des plus grandes villes en:
Les hiérarchies urbaines redessinent un football européen à plusieurs vitesses caractérisé par l’accentuation de la position dominante d’une minorité de clubs. Ainsi, la Ligue des champions, qui semble «ouverte» en théorie, se révèle «fermée» dans la pratique. Cela soulève la question du devenir du modèle sportif européen et de la volonté politique de maintenir un système de ligue ouverte. Observant cette émergence d’une Europe à plusieurs vitesses, quelques auteurs invitent à une redéfinition des compétitions. Le sens de l’histoire et la volonté de mise en place de championnats plus équilibrés tout en conciliant rationalité économique et géographique déboucheraient sur l’inévitable création de ligues fermées telles qu’elles existent en Amérique du Nord (Vrooman, 2007). Si les sphères politique et sportive (l’Union européenne et l’UEFA) ne parviennent pas à créer les conditions d’un «vivre ensemble», des projets de refonte des championnats s’adaptant aux conditions géographiques pourraient voir le jour. Les nouvelles ligues, configurées selon une communauté d’intérêts entre clubs, seraient bâties, comme en Amérique du Nord, dans un souci d’établir une homogénéité. C’est ainsi qu’ont été évoquées la mise en place d’une Superligue européenne privée, la création d’une ligue atlantique (6) ou encore l’intégration des Old Firm (7) écossaises dans le championnat anglais. Conclusion La métropolisation de l’activité sportive professionnelle en Amérique du Nord et en Europe s’est effectuée selon deux facteurs opposés. De l’autre côté de l’Atlantique, il s’agit de favoriser une homogénéité permettant la mise en place d’outils de régulation. Sur le vieux continent, la concentration géographique de la réussite sportive est une conséquence d’une conception libérale du football. Il faut alors noter que la dimension commerciale des ligues fermées nord-américaines a toujours été clairement affichée, et cela dès leur création. C’est d’ailleurs de cette dimension que découle un modèle rationnel d’allocation spatiale des équipes. Alors que depuis vingt ans le football européen connaît un phénomène de commercialisation croissant, la question d’organisation des compétitions sur critère géographique se pose également. En Europe, la taille du marché des villes est devenue un facteur primordial de réussite sportive (Durand, Ravenel, Bayle, 2005). Les instances de gouvernance du sport seront rapidement amenées à en mesurer les conséquences et éventuellement à en limiter les effets au nom d’un rôle social et politique du sport, y compris professionnel. Finalement, il s’agit d’arbitrer entre deux forces antagonistes tiraillant le football: les critères sportifs et culturels d’une part (un modèle ouvert animé par le jeu des promotions/relégations) et les réalités économiques et commerciales (fermeture du système sur critère géographique). Ce débat, depuis l’élection de Michel Platini à la présidence de l’UEFA, anime les instances sportives et politiques. Il en résultera la conservation du modèle européen actuel ou la conversion au modèle nord-américain. Bibliographie BARROS C.P., IBRAHIMO M., SZYMANSKI S., dir. (2002). Transatlantic Sport. Cheltenham; Northampton, (Mass.): E. Elgar, XI-222 p. ISBN: 1-8406-4947-X DANIELSON M.N. (1997). Home Team, Professional Sports and the American Metropolis. Princeton, N.J.: Princeton University Press, XX-397 p. ISBN: 0-691-03650-0 DURAND C., RAVENEL L., BAYLE E. (2005). «The strategic and political consequences of using demographic criteria for the organization of European leagues». 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Baseball (International League, Pacific Coast League), basket (NBA Development League, Women’s NBA), la crosse (National Lacrosse League, Major League Lacrosse), hockey (American Hockey League), football canadien (Canadian Football League), soccer (Major League Soccer), football indoor (Arena Football League). 3. 30 Ligues des champions, 30 Coupes de l’UEFA, 24 Coupes des Coupes. 4. Nous avons retenu l’UEFA Team Ranking de Bert Kassies 5. Dundee United parvient même en demi-finale en 1987/1988 contre l’AS Roma. Après avoir remporté le premier match à domicile par 2 à 0, les Écossais s’inclinent 3 à 0 en Italie. 6. Projet émis en 2000. Il s’agissait de mettre en place une ligue constituée de grandes équipes de championnats moyens: Ajax Amsterdam, Feyenord Rotterdam, PSV Eindhoven (Pays-Bas), Anderlecht (Belgique), Benfica Lisbonne (Portugal), Celtic et Glasgow Rangers (Écosse). S’ajouteraient éventuellement le FC Porto (Portugal), un club danois, un club norvégien, un club belge, deux clubs suédois et des clubs grecs. 7. Il s’agit des deux clubs historiques de Glasgow: le Celtic et les Rangers.
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