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Destination Nouadhibou pour les migrants africains
Au cours de l’année 2006, Abdoulaye réussit à «passer» aux Canaries (carte 1). Après quatre mois d’attente à Nouadhibou (Mauritanie), il quitte la ville le 15 août. Cette nuit-là, avec ses compagnons de fortune, il parcourt à pied les trois kilomètres qui le séparent de la plage de La Gouera, située dans la partie occidentale de la presqu’île de Nouadhibou (carte 2, photo 1). Là, il embarque à bord d’une petite pirogue qui l’emmène au large vers une plus grande embarcation. 129 personnes accompagnent Abdoulaye. Quatre jours plus tard et 800 km plus au nord, toutes débarquent en vie sur les plages canariennes: «on avait 35 bidons d’essence et un bon GPS». Nouadhibou, ville de migrants
Avant 2005, pour atteindre l’Europe par le nord du Maroc, les migrants africains empruntaient de petites embarcations de pêche permettant de franchir le détroit de Gibraltar, large de 15 km. Plus au sud sur la côte atlantique, dans les eaux séparant le Sahara occidental (sous contrôle marocain) des îles Canaries, ils étaient plutôt rares, même si diverses informations signalent que certains d’entre eux, dès les années 1990, utilisaient ces mêmes pirogues, ou patera (1), pour traverser. À partir de 2002, le renforcement des contrôles le long de la Méditerranée oblige les migrants désireux de gagner l’Europe à revoir leurs itinéraires: depuis les villes portuaires sahariennes de Dakhla, Layoune ou encore Tarfaya (située à moins de 100 km de l’île canarienne de Fuerteventura, soit 8 à 10 heures de navigation), ils sont alors plusieurs centaines, chaque année, à embarquer dans des pateras. À la suite des événements d’octobre 2005 à Ceuta et Melilla (enclaves espagnoles au nord du Maroc), qui ont vu des migrants africains tenter de franchir les barrières et une quinzaine d’entre eux y mourir, les contrôles aux frontières du Maroc s’intensifient, notamment entre le Sahara occidental et la Mauritanie. Ces nouvelles contraintes instaurées sur les routes migratoires entravent les remontées vers le Maroc et provoquent un glissement vers le sud des tentatives de départ pour rejoindre les Canaries. Dans cette nouvelle configuration, à quelque 800 km des îles espagnoles, l’ensemble de la Mauritanie s’est retrouvé, un temps, au cœur des flux migratoires ouest-africains. En 2005, plusieurs phénomènes se conjuguent pour faire de la ville de Nouadhibou le lieu réunissant le moins de conditions défavorables pour approcher l’Europe. Tout d’abord, la fermeture de la frontière avec le Sahara occidental interdit toute possibilité pour les migrants de gagner les villes marocaines. Par ailleurs, l’accentuation des contrôles sur les navires de pêche en provenance de Mauritanie, et accostant aux Canaries ou dans la péninsule Ibérique, limite le débarquement de marins africains embauchés à Nouadhibou ou ayant acheté leur passage auprès des capitaines (photo 2). Enfin, l’achèvement en 2004 de la route bitumée reliant Nouakchott à Nouadhibou et son ouverture à la circulation en 2005 favorisent la remontée rapide vers le nord de la Mauritanie des candidats à la traversée (Antil, Choplin, 2004). Durant l’été 2005, on raconte à Nouadhibou qu’un pêcheur se serait égaré en mer et aurait débarqué par hasard, aux Canaries. Au lendemain de cette annonce, une première pirogue quitte la ville et atteint clandestinement l’archipel espagnol. Ce succès, largement relayé par les migrants eux-mêmes, fait d’autant plus florès qu’il coïncide avec l’épisode de Ceuta et Melilla et la fermeture des frontières avec le Maroc. En novembre 2005, selon la Mission catholique locale, deux pirogues partent chaque semaine: c’est le début de la période des grands départs, avec de nouveaux moyens de transport. Il s’agit désormais de cayucos (2), embarcations beaucoup plus grandes et plus résistantes que les pateras, que les pêcheurs de Nouakchott surnomment, non sans ironie, «Air Madrid» (photo 3). Pour le seul mois de janvier 2006, 3 500 migrants débarquent aux Canaries. En février, mars et avril de la même année, pas moins de cinq tentatives ont lieu chaque nuit. En mars, le Croissant rouge mauritanien estime entre 700 et 800 le nombre de personnes qui partent quotidiennement de Nouadhibou pour rallier les Canaries. La médiatisation des arrivées dans l’archipel canarien et des arraisonnements en pleine mer est extrême. De nombreux journalistes européens se succèdent à Nouadhibou pour filmer les «aventuriers»: ils avancent alors des chiffres irréalistes sur le nombre de prétendus clandestins en attente de passer (3). Nouadhibou est même dénoncée comme «le chef-lieu de l’émigration sauvage» (4). Un bref rappel historique sur le pays et sur cette ville aurait pourtant suffi à éviter les raccourcis par trop rapides. Depuis l’indépendance de la Mauritanie en 1960, Nouadhibou s’impose comme une importante destination pour la main-d’œuvre ouest-africaine (Ba, Choplin, 2005). Dans un pays qui a toujours compté dans sa population de nombreux Sénégalais, Maliens et Guinéens, venus travailler dans la pêche (photo 4), le bâtiment ou le transport, cette cité apparaît particulièrement cosmopolite (5). Encore aujourd’hui, près de 20 000 étrangers d’Afrique subsaharienne (20% de la population), parmi lesquels on rencontre des Nigérians et des Ghanéens, y résident: ils habitent principalement le centre-ville, Qairaan, et les quartiers alentours (carte 2). Durant l’hiver 2006, ces migrants, installés pour certains depuis des années ou temporairement pour d’autres en fonction de la saison de pêche, ont été appréhendés comme des clandestins alors que bon nombre d’entre eux n’avaient pas pour objectif premier d’embarquer et de tenter la traversée.
La présence des journalistes a cependant permis d’alerter l’opinion publique sur les innombrables naufrages qui se sont produits durant ces mois de forte houle et de grosse mer. Les «bons» capitaines, pêcheurs aguerris et habitués au maniement du GPS, font alors défaut car la plupart sont partis les premiers, dès 2005. Les conditions de navigation se dégradent: à bord des pirogues, le matériel et les vivres sont insuffisants, l’eau manque, l’essence est frelatée, les marins sont incompétents. Des pratiques frauduleuses et des réseaux quasi mafieux se mettent en place. Le prix par personne double, passant dans certains cas à 300 000 UM (soit près de 1 000 euros). Les conséquences sont catastrophiques: les pertes humaines, par noyade, déshydratation ou sous-alimentation, sont estimées entre 20 et 30% des effectifs (parfois 40% dans la période la plus noire: février et mars 2006) par la Mission catholique de Nouadhibou et le Croissant rouge mauritanien. Depuis lors, la pirogue est surnommée «Samba Lakara» par les migrants, expression mandingue qui signifie «celle qui amène vers la mort». La fin des passages?
Devant la crise occasionnée par l’afflux de migrants aux Canaries (6), les réactions suscitées par les récits des naufragés déshydratés et affamés et les images diffusées par les médias internationaux, l’Europe réagit en avril 2006. Dans le cadre de l’agence Frontex (agence de gestion des frontières extérieures de l’Union européenne), elle met en place un programme de réaction rapide qui passe par la création de patrouilles de surveillance et la mise à disposition de matériel pour le contrôle des frontières et des eaux territoriales (source: RFI). Le résultat ne se fait pas attendre: à partir du mois de mai 2006, le nombre de passages chute et plusieurs milliers de personnes sont interpellées en mer. 4 000 d’entre elles sont rapatriées à Nouadhibou où, durant l’été 2006, une école est transformée en centre de rétention (carte 2). Les migrants interceptés transitent deux à trois jours par ce lieu qu’ils rebaptisent «Guantanamito», avant d’être évacués en autocar à la frontière sénégalaise, avec cinquante euros en poche. Malgré le renforcement des contrôles dans les eaux de Nouadhibou, les passages au cours de l’été 2006 se poursuivent, mais à un rythme bien inférieur à celui du printemps. En août, avec les vents favorables, la traversée dure trois jours, ce qui fait dire à un migrant: «y’a un goudron entre Nouadhibou et les Canaries, c’est facile de passer». Dans la ville, l’espoir est toujours palpable. Un des guichets de l’agence Western Union de Nouadhibou délivre entre avril et septembre 2006 des mandats de l’ordre de 600 000 UM (soit l’équivalent de trois passages), retirés principalement par des Sénégalais, des Maliens, des Gambiens, des Ghanéens: «chacun avait peur que, s’il ne touchait pas son argent ce jour-là, il ne le retrouverait pas le lendemain. Les gars voulaient être les premiers à retirer l’argent pour être les premiers à partir sur la pirogue». Avec l’entrée en fonction, à l’automne 2006, de vedettes et d’un hélicoptère pour surveiller les côtes mauritaniennes, il devient de plus en plus difficile de partir de Nouadhibou mais également de Nouakchott. En octobre, on estime à une pirogue par semaine le nombre de départs de Nouadhibou en direction des Canaries. À la fin décembre, ce chiffre semble maintenu: une pirogue quitte la ville le jour de Noël 2006 et arrive à bon port quelques jours plus tard. La «frontière» cependant se déplace plus au sud: les candidats embarquent désormais au Sénégal, à Saint-Louis, à Dakar, en Casamance, et en Guinée-Bissau, pour des trajets longs de près de 2 000 km. L’hiver 2007 voit les traversées quasiment s’interrompre au départ de Nouadhibou. «Seulement» 150 personnes sont appréhendées en mer durant la période. Si l’été 2007 voit débarquer un millier de migrants sur les côtes canariennes, il n’est pas certain que les départs se soient opérés depuis la presqu’île de Nouadhibou. Et quand bien même les tentatives se poursuivent avec leur cortège de drames (7), elles n’ont plus rien à voir avec celles de 2006. Pourtant, la ville continue d’être habitée par des migrants subsahariens et d’en accueillir de nouveaux, signe qu’au-delà de la fonction de transit qu’elle a eue en 2005-2006, elle est avant tout une destination pour les travailleurs originaires d’Afrique de l’Ouest. Armelle Choplin, Université Paris-Est Marne-la-Vallée Références bibliographiques ANTIL A., CHOPLIN A. (2004). «Le chaînon manquant: la route Nouakchott-Nouadhibou, dernier tronçon de la transsaharienne Tanger-Dakar». Afrique contemporaine, 208, p. 115-126. BA C. O., CHOPLIN A. (2005). «‘Tenter l’aventure’ par la Mauritanie: migrations transsahariennes et recompositions urbaines». Autrepart, 36, p. 21-42 BREDELOUP S., PLIEZ O. (dir.) (2005). «Migrations entre les deux rives du Sahara». Autrepart, 36. RFI (2006). «Les pirogues et l’Europe», article publié sur le site Internet de RFI, 13/09/2006. Notes 1. Le terme espagnol patera désigne à l’origine une petite embarcation en bois à fond plat, utilisée par les pêcheurs. Par extrapolation, ce terme a été généralisé pour désigner les embarcations de fortune utilisées par les migrants qui tentent d’accéder clandestinement aux côtes du sud de l’Espagne et, par la suite, aux îles Canaries. 2 . Cayuco: barque plus robuste, souvent en fibre de verre, mesurant entre 14 et 18 mètres: en moyenne, 50 à 70 personnes peuvent s’y entasser. Elles sont nombreuses dans le port artisanal de Nouadhibou. 3. Durant l’hiver 2006, un journaliste espagnol écrit dans El Pais que «50 000» candidats attendent à Nouadhibou de passer clandestinement. 4. Jean-Pierre Tuquoi, Le Monde, 23 mars 2006. 5. D’autres villes du Sahara sont dans ce cas: Agadez au Niger, Tamanrasset en Algérie, Sebha en Libye. Cf. Bredeloup, Pliez, 2005. 6. Rappelons que le chiffre de migrants africains arrivés aux îles Canaries durant l’année 2006, la plupart d’entre eux par la voie maritime, ne s’élève qu’à 32 000 individus (alors que celui des touristes affluant chaque année dans l’archipel serait de 12 millions de personnes, d’après les informations fournies par l’ambassade d’Espagne en Mauritanie). 7. Quotidien Le Soleil, 27 octobre 2007, «Émigration clandestine: la tragique histoire de 7 corps sans vie et d’un rescapé de la mer». |