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Frontières et fortifications en Briançonnais

Le Briançonnais peut être considéré comme un musée retraçant trois siècles d’architecture militaire en France. À partir de la vieille ville fortifiée, le regard se porte sur les sommets proches ou éloignés, tous couronnés de forts ou d’ouvrages militaires, imposants par leur situation en altitude et par la rigueur de la construction. Ces ensembles fortifiés ont été conçus par de grands ingénieurs ou hommes d’État à des moments clés de l’histoire de France, quand l’imminence du danger poussait à la protection et à la défense des frontières. Ainsi, chaque grande menace est suivie d’un cycle de construction de fortifications destinées à protéger le couloir alpin tant convoité, la vallée de la Durance, qui assure le passage entre l’Italie et la France.
Le Briançonnais porte encore, à différentes altitudes, des ouvrages militaires étagés qui correspondent à quatre temps forts de l’histoire de France.

La mise en parallèle de la situation politique européenne et de la situation stratégique de Briançon permet de comprendre pourquoi le site de la vallée est l’objet des préoccupations, depuis trois siècles, des ingénieurs et hommes d’État. Une lecture organisée du paysage en quelque sorte.

En 1692, Vauban et ses prédécesseurs fortifient la ville

Le site fortifié qui enserre la vieille ville est la première image du passé militaire de Briançon. Une enceinte de remparts et de fossés entoure la plus grande partie de la vieille ville et des entrées complexes dans le cheminement permettent l’accès à la place forte. Du côté de la vallée de la Durance, encaissée et profonde, le rocher à nu remplace le rempart.

1. Attaque du Duc de Savoie et arrivée de Vauban

La protection est érigée en plusieurs temps au XVIIe siècle. La Ligue d’Augsbourg cherche alors à contrecarrer les ambitions de Louis XIV même si, au départ, cette alliance est fondée sur des motifs religieux. À partir de 1686, le royaume de France se trouve isolé en Europe: même son voisin et allié traditionnel, le duc de Savoie, signe avec la Ligue. Le Briançonnais est donc frontalier d’un État qui vient de passer dans le camp des ennemis de la France; cependant, le danger reste relatif: les ambitions du duc de Savoie sont floues et, surtout, la frontière entre le Dauphiné et la Savoie passe très à l’est du tracé actuel, Pignerol et Fenestrelle demeurant possessions françaises. Briançon n’est pas en première ligne.

Pourtant, en juillet 1692, le duc de Savoie s’avance vers le Sud depuis Turin et, passant par le col de Larche, il pénètre en Ubaye (carte 1: attaque du Duc de Savoie). Son périple suit le cours de la vallée de la Durance vers l’aval. La ville de Briançon est épargnée, mais Guillestre, Gap, Embrun sont rasées et leurs populations massacrées. L’invasion dure peu de temps puisqu’une épidémie de dysenterie oblige les troupes savoyardes à rebrousser chemin. L’impact de cet épisode de guerre est essentiel pour comprendre la vague de constructions fortifiées immédiatement postérieures, qui vont s’étendre sur le verrou glaciaire de la Durance, à l’emplacement actuel de la vieille ville de Briançon.

Vauban, qui travaillait alors à renforcer la protection du Nord-Est de la France, prend conscience de la nécessité de fortifier les Alpes et se rend dans le Briançonnais dès octobre 1692. Le très court délai qui s’est écoulé entre l’attaque du duc de Savoie et l’arrivée de Vauban est significatif de l’émoi provoqué par cette pénétration ennemie (carte 1: arrivée de Vauban).

À partir de croquis, de relevés de terrain, de travaux sur les archives, Vauban prescrit la fortification de la ville en adaptant son plan au relief particulier du verrou glaciaire de la Durance. Quelque temps auparavant, des ingénieurs locaux, Delabat et Hue de Langrune, avaient déjà esquissé des plans et même entrepris des travaux afin de protéger les habitations par une nouvelle enceinte: jusqu’au XVIIe siècle, en effet, ce sont les maisons resserrées qui constituent un mur de défense. Vauban réalise des bastions, comme il l’a déjà fait pour d’autres places du Nord-Est de la France, et il fait construire une solide enceinte percée de deux portes. Déjà, en complément à ces travaux, Vauban souligne la nécessité de fortifier les hauteurs proches. Le terme «hauteurs», au XVIIe siècle, qualifie les points situés à des altitudes comprises entre 1 200 et 1 500 m, altitudes correspondant aux sommets les plus proches de la ville. «Celui qui tient les hauts tient aussi les bas», écrit Vauban. Après l’épisode de 1692, le duc de Savoie ne se manifeste plus: la ville est protégée et la frontière est calme.

Le contrôle du verrou glaciaire au XVIIIe siècle

Quand Vauban meurt en 1707, des travaux ont commencé, suivant ses directives, sur les deux hauteurs qui bordent la ville: le plateau des Trois Têtes et les Salettes.
Mais c’est à nouveau le contexte européen qui, en isolant la France, va accélérer les chantiers en cours et provoquer une deuxième série de constructions à Briançon.

À la fin de la guerre de Succession d’Espagne (1707-1713), dans les Alpes, la France obtient du duc de Savoie, membre de la Grande Alliance, une légère rectification de la ligne de partage entre le royaume de France et le royaume de Piémont-Sardaigne qui s’établit alors sur la ligne de crête (carte 1: Traité d’Utrecht). En échange de la vallée de Barcelonnette, le Dauphiné perd les vallées qu’il possédait sur l’autre versant des Alpes et deux places fortes: Exilles et Fenestrelle. Briançon est désormais en première ligne face à une possible attaque ennemie.

Cette rectification de frontière va s’accompagner, dans le Briançonnais, d’une nouvelle phase de constructions, de 1724 à 1734, sous l’impulsion du marquis d’Asfeld, directeur général des fortifications. Deux ingénieurs assistent le Marquis: Tardif et Nègre. Sur la carte 2 on comprend aisément le principe qui guide les travaux: en venant du col de Montgenèvre, deux lignes de défense sont créées pour barrer le verrou glaciaire. La première ligne est composée de deux sentinelles avancées de part et d’autre de la Durance: le fort des Salettes (photo 1) et le fort Dauphin (photo 2). La deuxième ligne, en aval, plus importante, se compose de la ville fortifiée, du fort des Trois Têtes et de celui du Randouillet (photo 3). Entre ces constructions, la vallée de la Durance et le vallon de Fontchristiane sont équipés pour assurer des communications faciles. Ainsi, un pont est construit au-dessus de la Durance, le pont d’Asfeld (photo 4), ouvrage spectaculaire qui enjambe les étroites gorges. Dans le vallon, une communication couverte («Communication Y») barre le passage en épousant le relief de fond de vallée et permet ainsi une liaison aisée entre le fort du Randouillet et le fort des Trois Têtes. Cet ensemble fortifié barre réellement le verrou glaciaire puisque des troupes peuvent facilement se déplacer de la ville fortifiée au fort du Randouillet en empruntant le pont et la communication couverte. L’ingéniosité d’Asfeld s’est jouée du relief tourmenté pour contrôler parfaitement le passage éventuel des troupes venant du col de Montgenèvre.

Les forts à l’assaut de la montagne, le système Séré de Rivières à la fin du XIXe siècle

2. Les phases de fortifications

Ces deux phases de construction ne sont pas les dernières. L’œil qui parcourt les sommets formant un cirque autour de Briançon peut apercevoir des forts sur chaque point haut des montagnes aux alentours. Ils appartiennent à une autre série de constructions, la troisième, encore plus haute et adaptée aux conflits du XIXe siècle.

C’est la conséquence directe de la capitulation de l’armée française à Sedan en 1871. La fin de la guerre ne conduit pas à la détente et le danger pour les Briançonnais vient de l’Italie qui réalise son unité en 1870 et constitue en 1882 avec l’Allemagne et l’Autriche la Triple Alliance ou Triplice. Dans la région, la présence d’un membre de la Triplice, à portée de canon, menace sérieusement le contrôle des sources de la Durance et le passage de Briançon. Qui plus est, on ne combat plus avec les mêmes armes et les systèmes de défense pour faire face à l’artillerie des XVIIe et XVIIIe siècles sont désormais désuets; à la fin du XIXe siècle, l’artillerie a fait d’énormes progrès en précision et en efficacité.

Les services français du génie, sous l’impulsion du colonel Séré de Rivières, conçoivent une fortification dite polygonale. Le principe repose sur la construction de forts détachés et la suppression des bastions. Le site de Briançon est déjà bien occupé par les forts du XVIIIe siècle: ceux-ci sont rajeunis, c’est-à-dire renforcés et adaptés à l’artillerie. Mais la marque essentielle dans le paysage est la construction, entre 1880 et 1900, de six forts à des altitudes variant de 2 400 à 2 600 mètres (carte 2). La logique du fonctionnement de cette défense repose sur les zones battues par les feux. De par leur portée, les forts barrent les débouchés de la frontière franco-italienne: la Croix de Bretagne, l’Infernet, le Janus, le Gondran, l’Olive et les positions de la Lausette se couvrent mutuellement de leurs tirs. La portée de leurs pièces étant de 10 km, il ne reste pas un passage dans la chaîne des Alpes qui ne soit battu par l’un ou l’autre de ces ouvrages. Les routes tracées sur 90 km pour desservir les forts depuis la vallée sont une marque de l’effort réalisé pour mener à bien la fortification: la réalisation de ces routes de haute montagne, avec les moyens de l’époque est, à elle seule, une prouesse.
Le XIXe siècle reste dans le Briançonnais l’un des temps forts de la stratégie de construction de forteresses de protection. La situation politique européenne et les progrès de l’armement se conjuguent, à cette époque, pour donner naissance à des constructions plus adaptées aux instruments de combat. La haute montagne se couvre de forts isolés sur des crêtes acérées avec de vastes périmètres de tir.

La ligne Maginot alpine du XXe siècle

La dernière étape dans la fortification est certainement la plus étonnante. À la suite de la première guerre mondiale, la réalisation d’une ligne de défense continue, la ligne Maginot, est décidée. À ce nom, on associe le plus souvent les ouvrages alignés le long de la frontière qui va de la Manche au territoire de Belfort. Or, la ligne Maginot se prolonge dans les Alpes et en Corse (carte 3). C’est encore une fois parce que l’Italie se range du côté des forces de l’Axe que le système de protection des Alpes se met en place. Si, versant italien, la fortification est dense et continue, en Briançonnais, les Français choisissent d’équiper les forts d’altitude du XIXe siècle. Au centre du dispositif, se trouve le fort du Janus: entièrement souterrain, ce fort est construit sous le bâtiment du XIXe siècle. Béton et fer caractérisent les constructions disséminées dans la montagne: de nombreuses cloches de surveillance sont placées sur les points hauts des crêtes. L’ouvrage le plus original est le «barrage rapide du Montgenèvre»: un poste de contrôle en bordure de route est armé de mitrailleuses et équipé d’une grande barrière métallique qui a pour objet de barrer la route à toute avance italienne.

Au cours de la guerre, le Briançonnais est directement menacé par le fort le plus haut d’Europe et le mieux armé: le fort du Chaberton. À 2 800 m d’altitude, les Italiens ont réalisé un ouvrage armé de huit tourelles de marine dont les feux sont dirigés vers Briançon. Depuis la vieille ville, il suffit de regarder en direction de l’Italie pour se rendre compte de la proximité de ce sommet imposant. L’opposition de feux de part et d’autre de la frontière ne donnera pas lieu à des combats très importants. Le Chaberton est en effet détruit dès le début de la guerre, en juin 1940, par les troupes françaises.

3. La ligne Maginot alpine

Le paysage de montagne fortifiée aux alentours de Briançon est donc le résumé de trois siècles d’architecture militaire. La ville de Vauban, dite aussi citadelle, n’est qu’une toute petite partie des constructions militaires édifiées de plus en plus haut au fil du temps. Tous les sommets sont équipés de forts qui entraient à un moment donné dans une stratégie de défense mise au point contre d’abord les Savoyards, puis les Italiens. Le caractère imposant de ces forts d’altitude, les prouesses de la construction en des laps de temps réduits, le tracé des routes vertigineuses de haute montagne sont des marques durables de l’histoire militaire dans cette marge frontière du territoire.

Le 159e régiment d’infanterie alpine, «régiment de la neige», installé à Briançon depuis 1890, a été transformé en un Centre national d’aguerrissement en montagne en juillet 1994, destiné à l’entraînement des troupes françaises et européennes. Depuis lors, plusieurs installations militaires ont été cédées à la ville par le ministère de la Défense: le fort Dauphin et la «Communication Y» en 2004, et le fort du Randouillet en 2007, qui s’ajoutent aux forts du Château et des Salettes. L’armée possède encore le fort des Trois Têtes dont le champ de tir frôle l’entrée du fort Dauphin. La cession des forts pose de gros problèmes de dépollution des sites et de mise en valeur par des travaux considérables de restauration. La ville demande actuellement le classement de son patrimoine par l’UNESCO, dans le cadre de la candidature à l’inscription de l’Œuvre de Vauban au patrimoine mondial de l’humanité. Ce classement, dont le résultat sera connu en juillet 2008, faciliterait la mise en valeur des sites.

François Taulelle

Ce texte est une synthèse de l’exposition «Briançon, trois siècles d’architecture militaire», tenue du 4 juillet au 20 septembre 1992 à l’occasion du tricentenaire de la venue à Briançon de Sébastien Le Prestre de Vauban. Je tiens ici à dédier ce texte à Florence Férin et Jean-François Barbe.

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