N° 91 (3-2008)
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Fortifier Alger? Le territoire de la colonie en débat vers 1840
Université de Nanterre-Paris X, IUF, Laboratoire E.H.GO. |
Prenons une tige flexible de douze à quinze centimètres de longueur, supposons qu’elle représente notre ligne continue de fortification, et plaçons-la de toutes les manières imaginables sur la carte de l’Algérie… (Savary, 1840) Ainsi commence l’un des multiples projets de fortification de la colonie algérienne qui voient le jour dans les années 1840. L’auteur passe ensuite en revue les conditions topographiques et géopolitiques qui le conduisent à proposer d’encercler Constantine ainsi qu’un petit périmètre autour d’Alger, qui serait réservé à des bagnards. La carte qui accompagne l’ouvrage présente de manière très sommaire les escarpements naturels et donne quelques tracés hydrographiques, qui doivent servir de support et même souvent suffire à former enceinte. Cependant, aucune ligne de fortification n’est signalée sur cette carte, l’auteur déclarant ne pas être en mesure de donner un tracé (Savary, 1840). Autour des années 1840, de nombreux projets de fortification en Algérie sont proposés, diffusés par brochures et livres, et débattus au Parlement. En 1839 a été créée une commission extraordinaire chargée des questions de sécurité du territoire, qui émet officiellement l’idée d’une muraille continue pour encercler la Mitidja et la protéger des incursions des Hadjoutes. Le système de défense de l’Empire de Chine est considéré ainsi comme l’un des modèles possibles: «Oui, c’est la muraille de la Chine que je veux, moins sa hauteur et sa largeur, qui, nécessaires contre les Tartares, je n’en sais rien, seraient superflues contre les Arabes» (Rogniat, 1840). Les projets se multiplient à cette époque. Plusieurs ouvrages et mémoires sont entièrement consacrés à la question des fortifications, et l’on trouve dans les archives militaires et politiques de nombreux plans, accompagnés parfois de cartes, témoignant d’une volonté de maîtriser l’espace par la définition d’un territoire français. Les projets d’encerclement et de protection d’Alger dans les années 1840 sont l’écho des incertitudes politiques qui caractérisent les premières décennies de la colonisation française en Algérie. Dix ans après le débarquement à Alger en 1830, les Français tentent par tous les moyens d’asseoir leur domination coloniale. En 1840, Constantine a été soumise, mais la guerre avec Abd El Kader a repris aux portes d’Alger. De fait, la domination militaire est loin d’être acquise, la guerre se poursuit. Le principe même de la conquête territoriale, première étape dans l’entreprise de domination politique, est discuté. La question majeure est celle du territoire algérien utile et colonisable. Le débat est bien connu: aux partisans de l’occupation restreinte, qui souhaitent limiter la colonisation aux grandes villes et à quelques plaines fertiles, s’opposent les partisans d’une occupation plus large, obtenue au prix d’une guerre totale, et seule garantie à leurs yeux d’une colonisation durable (Julien, 1964; Rivet, 2002). La question territoriale est au centre de ce débat. Quelle Algérie occuper? La ville seule? La ville et son arrière-pays immédiat? Le territoire supposé de la Régence ottomane? Un ensemble discontinu de villes occupées par l’armée? L’enjeu est de déterminer un espace utile, mais aussi susceptible d’être défendu: la guerre de conquête est loin d’être terminée, et sans que cela soit mis en avant, c’est bien la prise en compte de rapports de force entre les tribus «non pacifiées» et l’armée française qui détermine les modalités de l’occupation (Blais, 2008). Or la délimitation même de ce territoire fait l’objet d’un débat approfondi par la question des modalités de sa défense. Dans une logique militaire assez classique, mais transposée ici en terrain colonial, on envisage alors de fortifier le territoire déclaré français pour en faire une enclave protégée au milieu d’un vaste espace ennemi.
Les débats sur l’encerclement d’Alger et de la Mitidja doivent être réinsérés dans le contexte métropolitain de la discussion sur les fortifications de Paris voulues par Thiers. Après les défaites napoléoniennes, des voix en faveur d’une meilleure défense de la capitale se font entendre avec force. En 1830 est créé un «comité de fortifications» qui relance le débat. Les uns sont partisans d’une large enceinte continue, qui engloberait les faubourgs dans un système défensif, et les autres, pointant le coût exorbitant de ce système, proposent d’organiser un vaste camp retranché basé sur des forts permanents. Cette question centrale du choix entre des forts détachés ou une enceinte continue, nécessitant plus ou moins de troupes, est évoquée aussi à plusieurs reprises à propos d’Alger. En 1836, est adopté pour Paris un plan combinant les deux systèmes et, en 1840, le chef du gouvernement, Thiers, fait déclarer d’utilité publique la construction de cette enceinte. Les travaux commencent en 1841, alors que les discussions sur le tracé de l’enceinte se poursuivent, notamment autour des zones habitées. Ils seront achevés en 1845 (Le Hallé, 1986). Les enjeux parisiens du débat sur les fortifications sont multiples: d’ordre militaire, certes, mais aussi sécuritaire, hygiéniste, social et moral (Moret, 1996; Charvet, 2005; Merriman, 1994). Si le lien ne semble pas être établi par les contemporains entre la situation parisienne et la situation algérienne, il est évident que le contexte métropolitain influe sur les projets algériens, et l’on peut supposer que la circulation se fasse aussi dans le sens Alger-Paris. Il faut donc s’interroger sur les enjeux des fortifications en territoire colonial, au-delà de la seule déclaration de protection militaire. Cette question apporte en effet un éclairage tout à fait original sur les conceptions divergentes de ce que doit être l’occupation coloniale. Il s’agit de marquer l’emprise territoriale au sol et dans l’espace. Or le tracé, la nature et la matière même des fortifications proposées renvoient à des modes de domination dont les priorités sont diverses, mais qui sont toujours liées à une certaine manière d’appréhender le territoire. Nous envisagerons ici trois questions, liées entre elles, qui surgissent à travers ces projets d’encerclement: celle de la sécurité des colons, celle du lien entre l’occupation militaire et la colonisation agricole, et enfin celle du refoulement des populations indigènes. 1) La question de la sécurité: délimiter un «chez soi»
Dans les années 1840, en écho à la création d’une commission spéciale, plusieurs projets de fortifications sont présentés aux parlementaires. Ils émanent pour la plupart d’officiers militaires qui connaissent le terrain, officiers du corps du Génie principalement, mais certaines propositions sont soumises par des civils. Ces projets sont documentés parce qu’ils sont défendus par leurs auteurs, et parfois même mis en concurrence lors des débats au Parlement. Ainsi en est-il des deux projets d’enceinte continue du Sahel présentés par le général de Berthois et le comte Guyot. Le général de Berthois, aide de camp du roi, a servi en Espagne, en Allemagne, et a participé à la défense de Paris pendant les Cent jours (Julien, 1964, p. 188). Le comte Guyot est le directeur des Affaires civiles en Algérie de 1838 à 1847, et à ce titre responsable de l’attribution des concessions faites par l’État aux colons. Dans les archives du ministère de la Guerre a été conservé un calque présentant les deux projets d’enceinte qui doivent être mis en débat (fig. 1). Il s’agit de projeter dans les deux cas un mur d’enceinte autour de la Mitidja, mais qui révèle des conceptions différenciées de l’espace à coloniser. Sur le croquis du général Berthois figure un tracé triangulaire reliant Maison Carrée, Blidah et Koleah, englobant donc largement la plaine, bien au-delà des villages de colonisation qui ont commencé à être occupés (1). Le général Bugeaud soutient ce projet soulignant qu’il constitue un obstacle qui «garderait tout le Sahel, plus un triangle considérable dans la plaine» (CAOM, F80/1874, Lettre de Bugeaud au ministre de la Guerre, Alger, 1er août 1841). Son argument principal est qu’il s’agit d’un espace qui pourrait être peuplé rapidement de colons. Ce tracé s’inscrit clairement dans la perspective d’une colonisation rapide prônée par Bugeaud, colonisation qui suppose une occupation extensive du territoire. Le projet mis en parallèle, celui du comte Guyot, se concentre sur la défense des villes, sans englober la plaine, mais en imaginant des fortifications qui relient le Sahel à Bouffarik et Blidah par une sorte de couloir (fig. 2). Le comte Guyot justifie avant tout son tracé d’enceinte par des nécessités de défense. Son argumentation est essentiellement tactique et militaire, et prétend s’adapter à une particularité du terrain: «Ici nous voulons faire la guerre ou plutôt résister à des Arabes et à des maraudeurs, à des voleurs» (CAOM, F80/1874, Lettre du comte Guyot au gouverneur général, Paris, 31 juillet 1841). Son obstacle est conçu comme dominant la plaine, en épousant le relief du terrain ou en prévoyant par section des promontoires spécifiques, ce qui permet de «voir venir l’ennemi de loin» (idem). Le projet est donc moins lié à une utopie colonisatrice qu’à une pratique quotidienne dans une situation de guerre, et se fait l’écho d’un sentiment d’insécurité largement partagé chez les colons. Il reproche par ailleurs au projet de son adversaire, englobant lui cette plaine, de faire passer l’enceinte dans des terrains marécageux, et donc d’être très long à exécuter puisque nécessitant des opérations préalables d’assèchement. Aussi, dans cette argumentation, l’essentiel est-il dans la définition d’un territoire séparé des Arabes et des «maraudeurs», assimilés d’ailleurs par Guyot, afin de déterminer un chez soi tranquille. Ce sont les incursions des tribus insoumises qui inquiètent le plus les Français dans la Mitidja, et l’enceinte est d’abord une protection: elle doit être continue parce qu’elle enferme ainsi un monde et l’isole du reste. Celui qui est désigné comme l’ennemi perd ainsi tout lien avec le territoire colonisé, purement et simplement approprié «Il faut un obstacle qui le gêne pour entrer chez nous» (idem). Dans ces deux projets apparaissent des conceptions différenciées du territoire à coloniser, conceptions qui font écho au débat sur le type de colonisation à mettre en place en Algérie. L’enceinte dit bien sûr dans les deux cas une situation d’insécurité et même de guerre, mais suivant qu’elle englobe toute la Mitidja ou la domine, elle ne dit pas la même chose de la position des Français dans cette guerre. Pour la majorité des militaires qui suivent alors Bugeaud, l’évidence est dans la maîtrise d’un territoire le plus large possible, et le détail de la réalité des rapports de forces sur le terrain ne doit pas être un obstacle à leur ambition. Pour ceux qui représentent les intérêts des colons, la position est plus défensive, et révèle une situation de domination territoriale bien moins assurée qu’il n’y paraît dans les discours officiels. La plupart de ces projets de fortification concernent la plaine d’Alger, mais pour certains, cette option paraît un système «trop coûteux et mesquin» et des systèmes de fortifications sont envisagés à des échelles territoriales très diverses. L’auteur anonyme de l’opuscule De la consolidation de la puissance française en Algérie, publié en 1841, propose ainsi d’établir un système de camps retranchés sur le modèle des fortifications françaises du XVIIe siècle. Il imagine un tracé centré sur Médéa, et des camps éloignés d’une vingtaine de kilomètres en direction d’Oran et en direction de Bône. Ces lignes de camps sont destinées à former, avec la mer, «une vaste enceinte […] dont l’intérieur devra tôt ou tard subir notre domination et recevoir de nombreuses colonisations civiles». La protection doit être assurée par des colonnes mobiles (alors mises à la mode par Bugeaud), marchant sans cesse d’un fort à l’autre. Renonçant à l’obstacle continu, trop ambitieux à l’échelle du territoire colonial qu’il considère jusqu’à Oran, Sétif et Constantine, l’auteur imagine un quadrillage militaire du territoire qui vise à pallier l’impossibilité d’une domination territoriale continue, empêchée par des populations «braves, aguerries, jalouses de leur indépendance […]». Le système envisagé s’inspire selon l’auteur de l’ancien royaume de France, mais une autre référence, explicite, est aussi évidemment celle des stations romaines formant le limes de l’Empire, et le projet est d’ailleurs présenté comme un «rajeunissement» de ces grandes lignes des stations romaines. La référence impériale est une constante chez les militaires français en Algérie, et on la voit ici resurgir à propos des questions d’art militaire et de défense comme une forme d’autolégitimation. «Rome a sillonné l’Algérie en tous les sens», et c’est sur ce même mode que doit s’affirmer la présence territoriale française. Quelle que soit l’échelle envisagée, les solutions proposées montrent bien qu’il s’agit de tracer une ligne frontière infranchissable entre le dehors et le dedans de la colonie. Les fortifications sont une manière de marquer le territoire des colons dans un espace qui se révèle ainsi très peu maîtrisé. La multiplicité des tracés proposés trahit l’impossibilité de déterminer les limites du territoire colonisé. Au-delà, l’idée d’une enceinte, qui semble recueillir une forme de consensus au début des années 1840, se heurte à des questions financières et matérielles qui constituent de réels obstacles à sa réalisation. Le Génie commence à creuser un fossé autour du sahel d’Alger mais l’abandonne vite. Les camps retranchés de la Mitidja ne constitueront jamais un «système» à proprement parler. Dans la pratique, Bugeaud, sans désapprouver le projet, ne donne d’ailleurs aucun moyen militaire de le mettre en œuvre, estimant que les besoins sont plus pressants ailleurs. Les quelques forts bâtis par son prédécesseur, comme celui de Fondouk, sont même évacués. Et les circonstances de la guerre de conquête font que ces idées de fortifications tombent vite dans l’oubli. Cet oubli tient aussi à leur dimension utopique, caractéristique d’un certain nombre de projets d’aménagement territoriaux dans les colonies. Comme l’a montré Daniel Nordman (1975) a propos d’un projet d’encerclement de la Mitidja par le vicomte Rogniat, on peut s’interroger sur la faisabilité réelle de ces propositions, qui sont peut-être avant tout des expressions abstraites de projets politiques. L’existence de ces plans de fortification, que ce soit par une ligne continue, une ligne de forts ou même seulement un remblai, même sans réalisation, est intéressante car elle témoigne d’une conception insulaire de la colonie, tendant à isoler, à établir des frontières intérieures dans un vaste territoire non maîtrisé.
2) Fortifications et colonisation agricole La question du tracé des fortifications touche aussi directement à l’usage que l’on se propose de faire du territoire colonial. Dans le cas algérien, fortifications et colonisation agricole sont ainsi très souvent liées. Clauzel souligne dès 1832 l’importance de poursuivre conjointement les objectifs agricoles et militaires: «Les intérêts de la culture et de la défense commanderaient l’exécution d’un canal qui joignit l’Arrach au Masafran. Ce canal, exécuté par nos troupes, serait une barrière contre l’invasion des Arabes, et un moyen d’irrigation pour toute la partie de la plaine de la Mitidja comprise entre les deux rivières, la mer et le canal» (Clauzel, «Discours à la chambre des députés», 20 mars 1832). Cette idée d’un retranchement total d’Alger et de la Mitidja pour des raisons à la fois sécuritaires et agricoles a été plusieurs fois reprise. Elle témoigne des tentatives de faire fusionner la conception militaire du territoire et sa vocation agricole. Aussi plusieurs projets de fortifications intègrent-ils directement cette question agricole. L’officier topographe Saint-Hypolite envoie ainsi en 1840 une brochure au Parlement qui contient une carte «donnant un aperçu du système de colonisation partielle et successive de la Métidja au moyen de canaux de défense et d’irrigation» (Saint-Hypolite, 1840) (fig. 3). L’auteur de ce projet est le chef de la section topographique d’Afrique depuis 1838, et se trouve en Algérie comme officier d’état-major cartographe depuis les débuts de la conquête. Il propose de creuser un grand canal au pied de l’Atlas, embrassant toute la Mitidja, et qui formerait une grande ligne de défense grâce à un parapet gardé par des postes. L’avantage mis en avant est de garantir la défense, tout en rendant «enfin productive cette colonisation, but final de notre entreprise». De fait, le projet ne se limite pas à ce grand canal, puisque, comme le montre la carte proposée en accompagnement de son exposé, c’est tout un système d’irrigation qui quadrillerait alors l’arrière-pays algérois, système d’irrigation conçu aussi comme un éventuel obstacle militaire. Les trois types de traits qui sillonnent la Mitidja correspondent aux échelles suivantes, précisées dans la légende (fig. 4):
Cette perspective aménagiste est influencée par les idées saint-simoniennes, assez répandues parmi les officiers présents en Algérie, et notamment dans le corps des officiers d’état-major. Ces derniers tentent d’articuler leur mission de défense avec ce qu’ils considèrent être de la mise en valeur des territoires. Par ailleurs, la mise en place d’un système hydraulique au service de la défense n’est pas propre à l’Algérie, et l’on trouve ce type de projet dans le cadre des fortifications parisiennes (2). Dans le cadre du plan de Saint-Hypolite, il s’agit à la fois de défense, d’irrigation et d’assainissement puisque les canaux, à vocation agricole, doivent aussi permettre d’assécher les zones marécageuses. L’installation des colons et leur prospérité sont bien le but ultime (fig. 5). L’auteur évoque également la possibilité de répliquer ensuite son système autour de Bône et d’Oran. Il s’agit donc d’un modèle de colonisation réduite, qui semble se suffire à lui-même. Les canaux permettent aussi de ne pas concrétiser d’enfermement définitif, et donc de s’adapter aux «progrès de la colonisation». On peut voir dans ce souci d’une fortification évolutive un écho du débat métropolitain qui oppose les tenants d’une enceinte continue et ceux qui pensent qu’encercler Paris reviendrait à bloquer sa croissance. Ainsi, la perspective aménagiste des fortifications témoigne de la volonté de certains acteurs métropolitains de ne pas soumettre l’intégralité des choix politiques faits dans la colonie naissante aux impératifs militaires immédiats.
3) Fortification et refoulement des populations Mais l’idée d’un territoire fortifié va surtout de pair avec l’idée d’un territoire vidé de ses habitants originels. La thématique du front pionnier fortifié s’assortit de celle du refoulement. De fait, l’enceinte doit séparer les populations, marquer dans l’espace une ségrégation, rejetant l’ennemi hors du territoire constitué. Il ne s’agit pas seulement alors de protéger les colons, mais plus fondamentalement de refouler les populations autochtones. Cette perspective, si elle n’est pas toujours explicite dans les projets de fortification, n’échappe pas aux opposants libéraux. Ainsi, les anticolonistes pointent dans le débat la question du rapport aux sociétés indigènes que supposent ces constructions. On peut lire en 1847, dans une brochure anonyme adressée au Parlement une dénonciation du «refoulement graduel jusqu’au désert» (Bugeaud, 1846). La solution proposée est alors celui d’une «assimilation» des Arabes, qui passerait par un territoire véritablement partagé. Dans cette conception du partage se structure un territoire avec des villages arabes et des villages européens, certes toujours séparés, mais jouxtés les uns aux autres. L’argumentation attaque alors le principe même d’une fortification séparatrice d’espaces clos: «il ne faut pas, selon nous, les mettre dans une zone et nous dans l’autre». On peut aussi trouver là, sans dénier à la situation coloniale ses particularités, un écho du discours qui se met en place sur les faubourgs et les banlieues dans le débat sur les fortifications parisiennes. Il s’agit dans les années 1840 d’éloigner les Barbares — et plus tard dans le siècle, dans un autre registre mais toujours lié à une forme d’exotisme, les Apaches (Kalifa, 2005), pour en finir avec l’insécurité publique. L’enceinte fortifiée sert à apaiser la peur des marges de la ville, pour reprendre l’expression de John Merriman, comme elle vise dans le cas algérien à conforter une frontière déterminée par un état de guerre. Les marges de la colonie sont ainsi isolées, surveillées. Dans la même logique, mais avec d’autres solutions, l’enceinte peut aussi servir à l’enfermement. Dans un projet présenté en 1840 et qui consiste à imaginer de couvrir l’Algérie «de châteaux fortifiés semblables à ceux que nous avions dans le Moyen Âge», l’auteur explique que l’essentiel est de parvenir ainsi à «fixer l’Arabe au sol et détruire en lui les habitudes nomades, il faut le renfermer dans un espace étroit et lui barrer tout le chemin» (La Féodalité…, 1840) (3). Là encore, à l’instar du vagabondage qui effraie les bourgeoisies urbaines sous la monarchie de Juillet, le nomadisme est considéré comme un danger, tant dans la conduite de la guerre que dans l’administration de la colonie. Les fortifications apparaissent ici comme un moyen d’anéantir un usage de l’espace, le nomadisme, qui heurte profondément les méthodes classiques de la guerre et du contrôle du territoire sous domination coloniale. Conclusion La question des fortifications apparaît donc comme un lieu privilégié pour observer les conceptions du territoire colonial qui s’expriment au moment de la conquête. L’étude de l’espace, de ses conceptions et, plus spécifiquement ici, du contrôle de l’espace dans les processus coloniaux fait apparaître un certain nombre d’éléments éclairant ces processus. Le débat sur les fortifications en Algérie contribue à élaborer un discours sur la société, avec ses colons dans les murs et ses indigènes hors les murs, et participe de la définition des populations autochtones qu’imposent les colonisateurs. Comme cela apparaît dans le débat qui oppose les partisans de l’occupation restreinte et ceux d’une occupation plus large, la question du territoire à coloniser est intimement liée à celle de sa sécurité pour les Français et pour les colons européens en général. Dans la pratique, la résistance algérienne conduit les hommes politiques à délimiter un territoire algérien qui est défini par la possibilité même de sa défense. Ce contexte mène à la présentation de multiples projets de fortifications, présentés traditionnellement comme des lignes de défense, mais qui sont aussi finalement l’expression d’un mode de domination qui passe par la mise en valeur du territoire accaparé et par le refoulement des populations autochtones jugées encombrantes. Ainsi, à travers la question des fortifications et des limites du territoire colonisable surgit celle du statut des indigènes. Le débat sur les fortifications ne fait que concrétiser des oppositions sur la question de l’accaparement des terres et de l’assimilation des populations autochtones. Il s’est poursuivi dans les années suivantes, notamment autour de la politique de cantonnement et de la question des découpages administratifs du territoire algérien. Bibliographie BLAIS H. (2008). «‘Qu’est-ce qu’Alger?’: le débat colonial sous la monarchie de Juillet». Romantisme, n°139 (2008-1), p. 19-32. CHARVET M. (2005). Les Fortifications de Paris: De l’hygiénisme à l’urbanisme, 1880-1919. Rennes: Presses universitaires de Rennes, coll. «Histoire», 312 p. ISBN: 2-86847-957-X JULIEN Ch.-A. (1964). Histoire de l'Algérie contemporaine. [1], La conquête et les débuts de la colonisation (1827-1871). Paris: Presses universitaires de France, 632 p. KALIFA D. (2005). Crime et culture au XIXe siècle. Paris: Perrin, coll. «Pour l'histoire», 331 p. ISBN: 2-262-02012-4 LE HALLÉ G. (1986). Les Fortifications de Paris. 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Contrairement aux conventions cartographiques actuelles où le Nord est en haut des cartes (sauf mention particulière), dans de nombreux documents de travail de l’époque coloniale, les cartes et croquis de l’Algérie sont orientés dans le sens qui est celui de la pénétration militaire française, du littoral vers l’intérieur. 2. Au même moment, à Paris, l’architecte César Daly, influencé lui aussi par le saint-simonisme, plaide pour «un système de défense qui pût devenir productif en temps de paix», fondé sur la rapidité du déplacement offert par un réseau de canaux et de chemins de fer. César Daly, «Des fortifications de Paris», Revue générale de l’architecture et des travaux publics, janvier 1841, p. 26-29 (in Moret, 1996). 3. Son projet est ainsi décrit: «La largeur moyenne de la mer aux montagnes abruptes de l’Atlas étant de 25 lieues, et la ligne droite des frontières du Maroc aux frontières de Tunis étant de 80 à peu près, 8 lignes de châteaux fortifiés de l’Atlas à la mer, et deux lignes rapprochées l’une de l’autre des limites du Maroc à celles de Tunis, tracées de la manière la plus favorables à la facilité des communication et de la défense, exigeraient environ 400 châteaux». (p. 25).
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