Sommaire du numéro
N° 91 (3-2008)

Les formes de la domination: paysages ruraux de l’Afrique du Nord colonisée

Pascal Clerc a

Université Lyon 1, IUFM de l’Académie de Lyon, EHGO (Épistémologie et histoire de la géographie), UMR 8504 Géographie-cités

Résumés  
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Les colons sont comme une garnison civile qui marque
fortement notre empreinte sur le pays
(A. Bernard, 1907)

La «physionomie» d’un espace, c’est-à-dire ce qui en est visible, est, pour Paul Vidal de la Blache et plus encore pour Jean Brunhes, le résultat des activités humaines. Selon Jean Brunhes, «les actes essentiels du travail humain s’impriment en caractères matériels et visibles sur la surface de la terre» (1902, cité dans Collections…, 1993, p. 128). Ainsi, la description d’un espace et sa représentation iconographique permettent de définir ces activités. L’objet de ce texte est, en premier lieu, de présenter cette modalité du discours géographique pour l’Afrique du Nord de la période coloniale en limitant volontairement le propos aux paysages ruraux. Quelques travaux des géographes français de la première moitié du XXe siècle servent de support à cette analyse; ils sont tirés principalement de manuels scolaires, d’articles des Annales de géographie, et du volume de la Géographie Universelle consacré à l’Afrique du Nord.

Mais, au-delà des activités, les formes signifient des valeurs et des conceptions du monde. Leur hiérarchisation en est la plus évidente illustration pour ce qui concerne l’Afrique du Nord avec une soigneuse distinction entre celles qui relèvent de l’agriculture indigène et celles qui sont afférentes à la mise en valeur européenne. Elles participent ainsi d’un discours de justification de la domination coloniale.

Des couples de formes que les géographes opposent

Les formes géométriques sont une des marques de la mise en valeur européenne de l’espace agricole. Villebourg (document 1) est un village de colonisation situé à l’ouest d’Alger. Tout indique ici un ordonnancement rigoureux de l’espace: ligne droite de la route, rectangles des espaces lotis et des parcelles, tout juste atténués par les festons littoraux. Cette photographie fait écho à nombre de descriptions paysagères qui louent ce type de formes; par exemple le compte-rendu que livre Marcel Larnaude aux Annales de Géographie après l’excursion interuniversitaire de l’automne 1920 en Algérie. Il décrit les «bons types de villages de colonisation prospères: leur forme simple, rectangulaire, leurs rues se croisant à angle droit» ou les «lignes verdoyantes des grands fossés de dessèchement» (Larnaude, 1921, p. 184). De la même manière, les alignements des oliveraies ou du vignoble, les sillons rectilignes, les rectangles des champs ou des plantations d’orangers sont des mises en forme caractéristiques de l’agriculture européenne.

1. «Un village de colonisation: Villebourg près de Cherchel (Phot. Entreprises Photo-aériennes Moreau)». In BERNARD A. (1937). Géographie Universelle (tome XI) Afrique septentrionale et occidentale. Première partie: généralités — Afrique du Nord. Paris: Colin, planche XXII

À l’inverse, hormis dans les oasis et les jardins, l’agriculture indigène est décrite comme aléatoire, littéralement informe, soumise aux hasards et dépendante des contraintes biophysiques. Marcel Larnaude, toujours, oppose à cette agriculture une dynamique apparemment inéluctable: «La colonisation commence pourtant à envahir l’oasis. Sur la place de l’ancienne ville de Mansoura, retournée à l’état de garrigue, entre les murs de terres et les vieilles tours de guet, le doum et les lentisques ont cédé la place à de superbes olivettes, aux figuiers, cerisiers, jujubiers, à des vignes soignées et à de petits carrés de maïs et de luzerne» (1921, p. 172). Ce genre de construction discursive duale est très fréquent. Il est répété pour toutes les formes paysagères et débouche sur une hiérarchisation des genres de vies. Cette dualité est aussi mise en scène par des associations d’images; ainsi une planche du tome XI de la Géographie Universelle (Afrique septentrionale et occidentale) place en vis-à-vis un cliché des impeccables alignements du vignoble d’Algérie occidentale et celui de quelques vieux oliviers aux troncs noueux (document 2). Cette mise en tension est prolongée, au sein même des parcelles, avec l’opposition entre «notre sillon, droit, régulier et profond» et «le sillon, tortueux, à fleur de terre, de l’Arabe» comme le note un certain Josset dans un manuel scolaire de 1901 (cité par Ruscio, 1995, p. 66).

 

2. «A.— Un vignoble à Aïn-Temouchent. B.— Vieux oliviers, près de Tlemcen (au fond, Sidi-bou-Médine. (A Phot. Entreprises Photo-aériennes Moreau. B Phot. Lévy-Neurdein)». In BERNARD A. (1937). Géographie Universelle (tome XI) Afrique septentrionale et occidentale. Première partie: généralités — Afrique du Nord. Paris: Colin, planche XXXVI

Ces sillons sont aussi opposés par leur profondeur et renvoient à un topos de la littérature géographique savante et plus encore scolaire (document 3). Les auteurs considèrent que les indigènes ne labourent pas mais «grattent» ou «égratignent» le sol; ces mots, utilisés de manière systématique, déjà disent le discrédit attaché à de telles pratiques. En général, le discours englobant le renforce encore. C’est par exemple le cas dans un manuel scolaire de la collection Demangeon: «Ils [les Berbères] labourent avec une petite charrue munie d’une simple lame de fer pour gratter le sol; ils attellent souvent ensemble un bœuf et un âne; au lieu d’arracher les touffes de buisson qui poussent dans leur champ, ils se bornent à les contourner en traçant leurs sillons; après les semailles, ils laissent les mauvaises herbes.» (Demangeon, 1938, p. 213).

L’iconographie et les textes descriptifs hiérarchisent les formes d’occupation agricole du sol en fonction de leur intensivité. Un gradient caractérise les espaces agricoles indigènes qui va des oasis et jardins aux vastes étendues désertiques. Pour des raisons très différentes, ces deux types d’espace fascinent bon nombre de géographes français. Oasis et jardins supportent des valeurs économiques et morales: grâce à un travail acharné et à la maîtrise de techniques adaptées, aucune place n’est perdue et la mise en valeur de ces espaces est complète. Les déserts, volontiers abandonnés à des populations que l’on voudrait toutefois moins nomades et plus soumises, symbolisent — entre liberté et rapport étroit au milieu naturel — un genre de vie qui fait rêver certains auteurs.

3. «L’agriculture en Algérie. 1. Autrefois. — 2. Aujourd’hui. En haut le labourage avec l’ancienne charrue indigène, simple soc de bois que traîne un petit âne, et qui égratigne le sol plutôt qu’il ne le fend. En bas, le labourage actuel qui se fait avec la charrue européenne et donne des labours profonds. Aussi les rendements à l’hectare ont-ils beaucoup augmenté (jadis 5 à 6 hectolitres pour l’ensemble; aujourd’hui, 7 à 8 pour les terres des indigènes, 12 à 13 pour celles des colons européens). (1. Phot. Michel. 2. Phot. Branger.)». In GALLOUÉDEC L., MAURETTE F. (1922). Géographie de la France et de ses colonies. Classe de Troisième. Paris: Hachette, p. 286.

C’est entre ces deux extrêmes que la colonisation agricole peut se développer, essentiellement dans la frange littorale de l’Afrique du Nord et là où les conditions climatiques autorisent des cultures non irriguées. Le regard sur les formes de mise en valeur indigène est critique. Quelques troupeaux et leurs gardiens (document 4), parfois des chèvres dans les arganiers, l’absence de cultures et plus largement des traces très ténues de présence humaine indiquent une utilisation extensive du sol. Le monde rural indigène se caractérise par des «espaces déserts», «presque vides d’hommes et de maisons» (Monchicourt, 1904, p. 163). L’intensification est une réponse pragmatique à cette forme de mise en valeur jugée superficielle, comme dans la région de Tunis où, «grâce aux conduites d’eau de source, artères vitales du pays, ou à des forages, les fermes aux toits à double rampant et à tuiles rouges ont commencé à animer ces solitudes» (Monchicourt, 1904, p. 163). Pour certains de ces espaces intermédiaires, Augustin Bernard examine la possibilité du «dry-farming» (1911), mais en évitant toutefois de trop spolier les populations nomades. Les plantations d’orangers de Boufarik (document 5), le vignoble d’Ain-Temouchent ou les cultures autour de Villebourg illustrent la réussite des colons; ce sont des espaces pleins. «Aucune place ne semble perdue» comme le constatent Jean Célérier et Albert Charton à propos du périmètre de colonisation de Petitjean au Maroc (1923, p. 241).

4. «Moutons et chèvres dans un maigre pâturage du Sud-Algérien». In HARDY G. (1933). Géographie et colonisation. Paris: NRF, pl. h.-t.

 

Le travail, une valeur centrale dans l’entreprise coloniale

La description des paysages agricoles de l’Afrique du Nord colonisée repose donc toujours sur des couples de contraires: géométrique ou aléatoire, profond ou superficiel, plein ou vide. Au-delà de la description chère aux géographes, ces couples sont les formes signifiantes d’un système de valeurs au sein duquel le travail joue une place centrale. Par le discrédit associé à la plus grande part de l’agriculture indigène, la domination coloniale trouve ainsi une justification dans les propos des géographes.

Lorsque dans la Géographie Universelle, Augustin Bernard évoque «l’abondance des terres vacantes, dont les indigènes peu nombreux et peu laborieux ne tiraient aucun parti» (Bernard, 1937, p. 187), il prolonge la rhétorique de certains tenants des thèses libérales développées au cours du XIXe siècle. Tous les libéraux ne sont pas favorables à la colonisation, certains la condamnent pour son coût, mais tous développent un discours relatif au gaspillage des terres. L’extensivité des pratiques signe un médiocre usage de la ressource qu’est la terre. La paresse des indigènes, régulièrement rappelée, et l’absence de réflexion dans le choix des spéculations et les modes de culture sont les principales causes de cette situation. Un travail plus régulier et plus réfléchi permet de féconder la terre et d’en faire une richesse. Dès les années 1860, des savants qui gravitent dans la sphère des économistes politiques comme Jules Duval puis Émile Levasseur déplorent avec régularité le gâchis qu’est l’agriculture indigène (Clerc, 2007). L’iconographie associée à l’agriculture européenne insiste au contraire sur une utilisation intensive et rationnelle de l’espace rural; la géométrie des parcelles ou l’espacement scientifiquement calculé des arbres fruitiers en sont des signes.

5. «Boufarik: plantations d’orangers (Phot. Entreprises Photo-aériennes Moreau)». In BERNARD A. (1937). Géographie universelle (tome XI) Afrique septentrionale et occidentale. Première partie: généralités — Afrique du Nord. Paris: Colin, planche XXXVII.

Comme le souligne Augustin Bernard, si les indigènes, en raison de leurs pratiques dispendieuses, ne tirent pas parti de leur terre, il est justifié de le faire à leur place. Ils sont moralement dépossédés de leur terre. Ils peuvent aussi l’être juridiquement. Depuis le XVIIIe siècle, une terre qui n’est pas cultivée peut être considérée comme une terra nullius, une «terre inhabitée». Cultiver apparaît alors comme une obligation. Ceux qui possèdent des terres alors qu’ils ne les travaillent pas — ou le plus souvent qu’ils ne les travaillent pas comme les Européens l’entendent — passent pour des usurpateurs. C’était déjà le sens de l’ordonnance de 1844 qui rendait possible, en Algérie, l’expropriation des tribus qui ne cultivaient pas la terre.

Les propos relatifs à l’occupation du sol s’inscrivent dans un discours récurrent sur les potentialités. Dans les premières pages du Tableau de la géographie de la France, Paul Vidal de la Blache (1994, p. 26) l’exprime ainsi: «une contrée est un réservoir où dorment des énergies dont la nature a déposé le germe, mais dont l’emploi dépend de l’homme.» C’est le travail des hommes qui est en jeu; ce concept-clé de la pensée libérale n’est pas seulement revisité par Vidal de la Blache. Il supporte, dans la première moitié du XXe siècle, tout un discours essentialiste sur la psychologie des indigènes. Les formes aléatoires, l’extensivité des pratiques, la superficialité des labours sont les marques de leur paresse. Les mots des géographes le signifient sans ambiguïté. Jean Dresch, dans le premier article qu’il livre aux Annales de Géographie (1930, p. 498), décrit ainsi les pratiques de labour: «L’indigène pratique l’assolement biennal sur jachère. Il laboure vers novembre, quand la terre mouillée se laisse pénétrer par le soc de bois de la charrue traînée par sa femme ou un âne décharné; il gratte le sol sans le retourner. Il chante. Heureusement, ici, les touffes de doum sont rares. Il sème quand la terre s’est un peu tassée et se soucie rarement de donner un second labour pour protéger sa semence contre les oiseaux.» Ces mots peuvent surprendre de la part d’un géographe qui s’opposera bientôt de la manière la plus active à la colonisation. Sans doute, témoigne-t-il simplement de la force des représentations préalables chez un jeune géographe — Jean Dresch a vingt-cinq ans lorsque son texte est publié — qui fait son premier séjour en Afrique du Nord et publie son premier article. D’ailleurs, le propos est souvent plus radical. Ainsi André Cholley, dans un manuel scolaire de 1936 (p. 426), qui juge que les indigènes «n’apportent aucun soin à la terre entre le labour et la récolte».

La hiérarchie des genres de vie est ordonnée par la nature des relations entre le groupe social et son environnement biophysique et dépend de l’énergie déployée. La ligne droite, l’intensivité, les labours profonds sont des signes de maîtrise des contraintes biophysiques; le «paysage est transformé par la main des hommes.» (Larnaude, 1921, p. 165) Les indigènes en revanche subissent les contraintes biophysiques en raison d’un goût peu prononcé pour le travail, par exemple lorsqu’ils tracent des sillons irréguliers pour contourner les touffes de doum ou de jujubier.

«L’indolence» caractéristique des indigènes est vue comme un trait des pays chauds. Le propos est d’une grande banalité; Bodin ou Montesquieu expliquaient déjà l’influence des climats sur la «vigueur» des être humains. Bien que Flaubert, dans son Dictionnaire des idées reçues, moque ce poncif, le terme «indolence» est repris dans nombre d’ouvrages savants ou scolaires de géographie jusqu’à la seconde guerre mondiale. Formes et pratiques culturales dénoncent donc un trait de caractère des indigènes et justifient une fois de plus la présence coloniale.

L’ignorance comme cadre interprétatif des pratiques culturales

Autre essence indigène: l’ignorance. Les auteurs décrivent les procédés de culture indigène comme «primitifs», «élémentaires», «peu compliqués». Cette critique des pratiques agricoles n’est pas propre au contexte colonial. Elle relève d’un procès plus général de la paysannerie associée dans divers lieux au refus de la modernité et à des formes d’arriération. Elle concerne aussi bien les paysans français, en particulier au XIXe siècle, que la paysannerie en URSS sous Staline.

Une analyse systématique des textes relatifs à l’Afrique du Nord colonisée et publiés dans les Annales de Géographie permet d’affiner l’analyse du contexte colonial: les pratiques culturales indigènes sont pensées comme des expériences pratiques, sensibles, empiriques, plus que comme de véritables savoirs, construits, référencés et théorisés. Les indigènes peuvent être habiles ou ingénieux, mais ils ne maîtrisent pas les savoirs du monde moderne.

Georges Hardy en fournit des illustrations répétées dans un étonnant article livré aux Annales de Géographie en 1927, tout entier tourné vers la psychologie, la morphologie et le genre de vie des Berbères. Selon lui, «Le» Berbère n’a «aucune aptitude à la réflexion prolongée; tout juste ce qu’il faut de pensée pour l’action immédiate et traditionnelle.» S’il «est fort intéressé par nos inventions européennes» (p. 340), il ne peut pas inventer lui-même, prendre en charge le progrès, réfléchir à une amélioration, mais seulement reproduire. Les Européens jouent donc le rôle de guide.

Mais l’ignorance n’est pas où l’on croit. La connaissance fine du milieu, l’adaptation aux contraintes écologiques, les complémentarités des spéculations agricoles, qui sont soulignées par les auteurs contemporains (par exemple Côte, 1988 et 1996), sont très difficilement prises en compte dans le contexte colonial. Les géographes d’alors ne voient dans l’irrégularité du parcellaire, la superficialité des labours ou l’extensivité que des traductions physionomiques de l’ignorance et de la paresse des indigènes. Peu d’auteurs se démarquent. Mentionnons ici Robert Rousseau (1907) qui analyse la complexité des pratiques de culture et d’élevage dans la vallée de l’oued Sahel près de Bougie (Algérie) et surtout Augustin Bernard, le seul géographe spécialiste du Maghreb pour la période étudiée qui semble avoir vraiment pris la mesure de l’adéquation des pratiques agricoles indigènes avec les conditions biophysiques. Dans les nombreux articles qu’il publie dans les Annales de Géographie entre 1906 et 1927 ou dans le volume de la Géographie Universelle consacré à l’Afrique septentrionale et occidentale, il fait montre d’une connaissance fine des indigènes et de leurs pratiques. La mise en valeur des régions steppiques suscite chez lui des réserves; l’extensivité a ses raisons propres et permet les parcours des nomades. Une mise en valeur systématique lui semble même déraisonnable relativement aux potentialités biophysiques. Sa position est tout aussi nuancée pour ce qui concerne les labours; il ne fait pas partie de ceux qui se gaussent des labours superficiels. Ils ont à ses yeux une utilité, préservant à la fois le sol de l’érosion et conservant «aussi de l’herbe pour le bétail» (1911, p. 428). Il est sans doute le premier, une trentaine d’années avant Pierre Gourou (1948) à émettre de sérieuses réserves quant à l’adaptation de la charrue européenne et des labours profonds à tous les types de sols.

Établir une continuité par les formes

Parmi les topoï qui émaillent les textes relatifs à l’Afrique du Nord en situation coloniale, celui de la continuité est un des plus fréquents. Continuité historique ou plus précisément retour de la civilisation après une rupture, comme le montre Jean Despois dans un article consacré au Sahel tunisien (1931); après un épanouissement de la vie agricole à l’époque romaine, les «invasions» arabe et hilalienne ont désorganisé l’économie et développé l’insécurité; la présence française apparaît alors comme la fermeture d’une parenthèse. Continuité spatiale que l’on trouve par exemple sous la plume d’Emmanuel de Martonne: «En Tunisie, comme en Algérie et comme au Maroc, c’est une structure européenne que montre le relief, c’est le climat des rivages méditerranéens de l’Europe que nous retrouvons» (1933, p. 64).

 

6. «Les plantations d’oliviers à Sfax. Phot. Office du Protectorat français en Tunisie». Source: BERNARD A. (1937). Géographie universelle (tome XI) Afrique septentrionale et occidentale. Première partie: généralités — Afrique du Nord. Paris: Colin, planche XLVII.

Cette double continuité, qui est un outil de légitimation de la colonisation, est régulièrement établie par des descriptions et représentations des paysages d’olivettes. D’abord parce que l’olivier est un des symboles de l’Europe méditerranéenne; cultiver des oliviers en Afrique du Nord permet d’affirmer la méditerranéité de la région et de l’envisager comme un prolongement biogéographique de l’Europe. Ensuite parce que l’olivette témoigne, selon son état, soit de la parenthèse qu’est la présence arabe, soit d’un retour à la domination d’une civilisation avancée. Dans un texte de 1910, Émile-Félix Gautier décrit une plante présente dans l’Atlas tellien, une plante «qu’on hésite d’abord à reconnaître, quand on la voit ramper au ras de terre». Cette plante, c’est «l’Olivier; de pauvres petits buissons d’Oliviers sauvages, aux feuilles rares et minuscules, hérissés d’épines, avec un aspect farouche et méfiant de parias.» Gautier croit reconnaître, sous cette apparence souffreteuse, «le dernier reste» des olivettes romaines et sa conclusion est sans appel: «Leur seul aspect fait le procès de l’agriculture indigène.» (p. 254) Rétablir le paysage ordonné des olivettes, c’est fermer la parenthèse barbare des invasions arabes. Les olivettes de la région de Sfax en sont l’emblème le plus constant (document 6).

Au début du XXe siècle dans pratiquement l’ensemble de l’Algérie-Tunisie, un peu plus tard au Maroc, la présence française est assurée; les travaux des géographes en témoignent qui insistent alors plus sur les modes de mise en valeur que sur le rôle de la métropole dans l’établissement de la «paix française». Poursuivant une voie ouverte par Vidal de la Blache, ces géographes placent alors souvent les genres de vie au cœur de leurs préoccupations. Mais, par l’usage qui est fait des mots et des images, la description des formes relatives à ces genres de vie départage et hiérarchise sans ambiguïtés les pratiques agricoles des indigènes et des Européens. Les formes de la mise en valeur coloniale sont aussi une violence faite aux sociétés et à leurs espaces. Dans leur interprétation des difficultés de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad (1964, p. 26) analysent la manière dont les officiers de la puissance coloniale contrôlent les populations en «disciplinant l’espace». Ils citent notamment l’officier responsable du village de Kerkera, pour qui les formes courbes et aléatoires sont inacceptables. «J’aime les lignes droites, dit-il. Les gens, ici, sont brouillés avec la ligne droite.» (p. 36) Aligner, tracer au cordeau, regrouper l’habitat, est la marque de la présence coloniale; ces mises en forme rendent aussi visibles les populations et permettent leur contrôle.

Dans leur grande majorité, les géographes français qui publient pendant la première moitié du XXe siècle adhèrent, véhiculent des clichés anciens qui constituent la grille d’interprétation des formes paysagères. Ils justifient ainsi la domination des uns sur les autres au sein de cet ordre du monde qu’est la domination coloniale.

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