N° 91 (3-2008)
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Le cœur d’Empire au Ier siècle après J.-C.: modélisation d’une Très Grande Rome
Ecole Normale Supérieure, Paris |
Rome représente le paradigme d'un questionnement géographique très actuel sur la Très Grande Ville: jusqu’où s’étend-elle? Il est en effet particulièrement malaisé d’isoler un espace de référence qui puisse faire sens à lui seul pour la Rome du début de l’Empire; c’est précisément l’objectif principal de notre démarche.
Nous pouvons identifier trois approches principales, commandant chacune un espace pertinent de réflexion. La première, la plus évidente, est l’approche urbanistique, qui prendrait comme cadre celui de l’agglomération romaine ou continuum urbain (continentia, selon les jurisconsultes romains). La deuxième est une approche qui serait à la fois économique (dépendance alimentaire, notamment), politique et idéologique (au moins jusqu’à Hadrien): c’est l’orbis, ou Rome étendue au monde dont elle est le centre. Enfin, la troisième approche correspondrait à une logique fonctionnelle: celle de l’organisation spatiale de la vie des habitants de la Ville, pour autant que nous puissions la reconstituer. C’est cette dernière approche que nous privilégierons ici. L’objectif poursuivi est donc de comprendre et de donner à voir l’organisation de l’espace romain tel qu’il est construit par l’activité économique et les différentes catégories sociales. L’analyse de l’Empire par le couple urbs/limes (Grataloup, 1997; Moyen, 2001) fait apparaître une zone où la romanisation, loin d’être continue, est ponctuelle, ou plus exactement réticulaire; cet espace constitue une interface commerciale entre ce qui est hors de l’Empire et le bassin méditerranéen, en premier lieu Rome devenue le marché du monde, selon l’expression d’Aelius Aristide (Éloge de Rome, discours XXIV). La notion de cœur d’Empire à l’étude de laquelle nous nous livrons correspond à cette idée d’une romanité graduelle. Dans ce cadre, le cœur d’Empire est l’image inversée du limes: interface d’une romanisation ancienne, intense et continue, entre la Ville au sens strict et son Empire. Cet espace constitue, au-delà de la seule Rome, le lieu de réception, de transformation et de consommation des marchandises venues des confins de l’Empire. Il s’agit donc de délimiter ce «territoire» romain: espace dynamisé par la présence de la Ville et approprié par sa société. Notre réflexion se déroulera en deux étapes. La première consiste à expliquer la structure urbaine générale de Rome et de l’Italie centrale et littorale; les deux échelles (la ville et la région) seront à chaque fois prises en considération, mais il n’y a pas lieu de les combiner encore. La seconde étape met en mouvement cette armature et fait se rencontrer les deux échelles, afin de dessiner les contours sociaux et culturels du cœur d’Empire. Structure générale Site, situation Le premier modèle élémentaire correspond au site et à la situation de la ville de Rome. À cet égard, l’élément fondamental est le Tibre, au bord duquel elle se situe, à l’endroit le plus proche de la mer où le fleuve est guéable; localisation du reste banale, que l’on retrouve, à quelques différences près, pour Paris par exemple. Du point de vue de la région, Rome se situe pour ainsi dire sur un «couloir de développement» (fig. 1), situé entre les Apennins dits hostiles, où le Tibre prend sa source, et la côte méditerranéenne où il se jette (fig. 2). Du point de vue de la ville, le site de pont auquel correspond Rome explique d’abord une différence de rive, la rive gauche (celle de l’implantation originelle) étant plus développée et urbanisée que la rive droite (fig. 3).
Mégapole Le second modèle est celui de la mégapole. Il est impossible de comprendre la Rome du Ier siècle après J.-C. sans faire intervenir un effet de taille absolument unique. Dès le Ier siècle avant J.-C., Rome compte sans doute déjà un million d’habitants; avec le retour de la paix intérieure sous l’Empire, les estimations les plus raisonnables prêtent à Rome au moins 1 200 000 habitants sous les Antonins. La centralité (démographique et politique) acquise par Rome permet d’appliquer la théorie des lieux centraux à sa région, tant cette dernière est amenée à se reconstruire autour de la mégapole (fig. 4). L’explosion démographique de Rome a été permise par une forte immigration «internationale», mais aussi par un exode rural massif en provenance de l’Italie centrale (Étrurie, Campanie, Latium en particulier). Par suite, Rome réorganise, entre le Ier siècle av. J.-C. et le Ier siècle apr. J.-C. le système de villes de l’Italie centrale par rapport à elle (Tarpin, 2001). Ainsi Capoue, en déclin à partir du IIe siècle av. J.-C., voit Pouzzoles, premier port de Rome au moins jusqu’aux aménagements du Portus à Ostie sous Claude puis Trajan, prendre sa place de capitale campanienne. Rome est donc ce centre hypertrophié, dont les besoins dépassent largement les capacités productives de la région romaine, approvisionné au moyen de quelques grandes villes secondaires, qui ont pour vocation d’être des relais alimentaires, commerciaux et militaires entre l’Empire et Rome. Les grandes voies pavées assurent une communication rapide entre ces villes et la capitale (fig. 5). À l’échelle de la ville, la taille a pour conséquence majeure une organisation auréolaire de l’espace urbain. Le pomoerium (enceinte originelle de la ville), s’il continue à avoir une fonction religieuse de premier plan, a cessé depuis longtemps de contenir toute la population romaine. Limité par le moyen de transport du plus grand nombre (la marche, qui limite à environ 3 km la distance maximale depuis le forum), l’espace habitable est dévoré, depuis l’intérieur, par les constructions publiques impériales (forums et champ de Mars en particulier, ou hyper-centre), et depuis l’extérieur par la constitution d’une «ceinture verte» d’horti appartenant aux grandes familles ou de plus en plus à l’Empereur lui-même, qui cherchent à échapper à un centre-ville devenu étouffant tout en restant à sa proximité (fig. 6).
La moitié de l’espace romain est par conséquent indisponible; d’où des densités humaines probablement comparables à celles du Caire aujourd’hui, de plusieurs centaines de milliers d’habitants/km2, dans certains quartiers centraux laissés libres par les constructions publiques, à l’image du dangereux quartier de Suburre (Frézouls, 2001). Combinaisons En combinant les deux modèles de base, l’on obtient une première image de la structure de l’espace romain. À l’échelle de la ville, l’agglomération connaît toujours, malgré sa taille, un fort déséquilibre de rive qui s’explique par le faible nombre de ponts et une dévalorisation de la rive droite qui perdure: pomoerium, constructions publiques et ceinture verte aristocratique sont réservés à la rive gauche du Tibre (à l’exception toutefois, en vérité, des horti Domitiae et Agrippinae sur la plaine vaticane). Par ailleurs, la topographie de la ville (la présence du fleuve et des sept collines) est telle que pomoerium et espace public ne se superposent pas: le premier s’étend, depuis le Palatin, sur des zones d’habitation comme les collines du Quirinal et du Viminal (Sud-Ouest – Nord-Est), quand la Rome monumentale est particulièrement dense depuis le Colisée jusqu’au champ de Mars (Sud-Est – Nord-Ouest) (fig. 7).
À l’échelle de la région, l’organisation hexagonale théorique du système de villes secondaires se trouve écrasée sur le littoral qui joue le rôle d’interface entre Rome et l’Empire. De plus, la prépondérance des flux en provenance du Sud (Afrique, Grèce, Égypte en particulier) explique l’importance prise par les ports méridionaux (Ostie, Antium, Terracine, Pouzzoles et son double militaire, Misène) en comparaison du seul port septentrional, d’ailleurs militaire, de Cosa, ou de Centumcellae à partir de Trajan. En position intermédiaire, l’on retrouve des petites villes, le plus souvent sur les grandes voies romaines: Capoue, Minturne, Latina; plus près de Rome, un chapelet de petites villes résidentielles (Tibur, Véies, Albe, Tusculum…) (fig. 8). La superposition des deux échelles n’apporte pas d’autre changement significatif que l’apparition du port fluvial de Rome, qui est précisément le lien majeur entre la Ville et les villes-relais (en particulier Ostie) (fig. 9). Il s’agit de l’emporium, qui s’étend sur plusieurs kilomètres, sur les deux rives du fleuve à partir de l’île tibérine, avec sa concentration d’embarcadères, d’immenses entrepôts et de marchés. Il est à ce propos intéressant de remarquer que, contrairement aux villes modernes, la présence du port, des entrepôts et des activités marchandes qu’il commande a un effet attractif pour l’habitat aisé; aussi la colline, traditionnellement plébéienne, de l’Aventin, voit-elle son paysage social transformé sous l’Empire (Corbier, 2001). La présence du port, elle-même liée à celle des ponts, explique également un déplacement vers l’aval, commun à la plupart des villes de pont, de la zone habitée de la rive droite du fleuve: c’est le Transtiberina, actuel Trastevere, XIVe région d’Auguste, et anciennement peuplé par les catégories défavorisées de la société romaine. Au terme de cette première étape se dessine la structure urbaine de l’espace qui nous intéresse ici, Rome et sa région. Cette structure n’est pas pour l’instant envisagée en termes de fonctionnement social, ou seulement de façon marginale. C’est en revanche l’objet de la seconde étape de notre réflexion. Différenciation sociale de l’espace Attractivité Un premier modèle intermédiaire est obtenu en combinant le modèle, déjà vu, de la situation (fig. 1) et les données culturelles. Ces dernières font en effet de l’Italie méridionale, domaine de la Grande Grèce, un territoire plus attractif dans l’esprit romain que le Nord «étrusque», traditionnellement méprisé, du moins considéré comme moins civilisé. La centralité grecque, loin d’avoir disparu, du point de vue culturel en particulier, tend donc à se combiner avec la nouvelle centralité romaine (Dauphiné, 1999). Ce phénomène se trouve d’ailleurs renforcé par les circuits commerciaux majeurs, en provenance du Sud (fig. 10). Se dessine alors, en tant qu’espace le plus attractif, un quart Sud-Ouest de notre région: Latium et Campanie (fig. 11).
Maîtrise différenciée de l’espace C’est au stade de ce dernier modèle intermédiaire que la rencontre et la combinaison des deux échelles de réflexion, dissociées jusque-là, est inévitable. Ce modèle a pour objectif de montrer comment la société romaine dispose de son espace. Deux modèles élémentaires sont combinés: celui des lieux centraux, d’une part, déjà exposé ci-dessus (fig. 4), celui des auréoles successives d’appropriation de l’espace, d’autre part (fig. 12). Car si Rome représente le paradigme de la ville de consommation, l’on aurait tort d’en conclure qu’elle joue un rôle de ville-parasite au centre d’un Empire travailleur. Au contraire, sa présence a un effet d’entraînement pour l’arrière-pays, du fait du marché gigantesque, aux prix élevés, qu’elle constitue pour la production environnante. Cela passe par une spécialisation et une différenciation des espaces (Morley, 1996, qui applique le modèle de Von Thünen à la région romaine dans une perspective strictement économique). Le premier cercle est l’espace proprement urbain à l’intérieur duquel la distance-temps est inférieure à quelques heures de marche. Il s’agit de l’espace disponible quotidiennement et pour la majeure partie de sa vie par le citadin pauvre. À Rome, cet espace est matérialisé par le continuum urbain. Au-delà de la Ville, deux espaces peuvent ensuite être distingués. Le deuxième cercle correspond à ce que les Romains appelaient le suburbium: c’est la périphérie immédiate de l’agglomération, fortement intégrée à la ville dont elle n’est séparée que par quelques heure de cheval. Cet arrière-pays immédiat regroupe une grande variété de villae, autour desquelles il s’organise, et qui vont des pures fermes ultra-productives vendant des denrées périssables à forte valeur ajoutée (fruits, légumes, fleurs), aux luxueuses villae maritimae (qui associent constructions à flanc de colline, immenses jardins et proximité avec la mer); toutes cependant propriétés de l’élite romaine. Ce suburbium est en vérité, avec ses faubourgs, ses cimetières… un espace très hétérogène. Nous en retenons ici spécifiquement cette idée que seule la fraction la plus riche de la population maîtrise réellement la distance qui la sépare de la ville, et par conséquent en impulse le dynamisme.
Enfin, le cercle le plus vaste correspond à l’arrière-pays de l’agglomération, impliquant un voyage de plus d’un jour depuis la Ville, et parsemé d’immenses propriétés agricoles appartenant là encore aux grandes familles romaines et dont la population avoisine parfois celle d’un petit bourg. Y sont cultivées principalement des céréales. La séparation d’avec le suburbium n’est que très progressive, et n’a nullement le caractère tranché que la modélisation suppose graphiquement. C’est de ces propriétés agricoles, soit par leur hyperproductivité (suburbium), soit par leur immensité (hinterland), que l’aristocratie tire l’argent qu’elle dépense ensuite à Rome ou dans le luxe des villae de loisir (Cicéron, De lege agraria, cité par Frederiksen, 1984). En combinant les deux modèles élémentaires (système de villes et auréoles d’appropriation de l’espace), apparaît une vaste aire productive, cœur d’Empire potentiel au sein duquel se détachent les villes-centres, territoires de la plèbe, entourées de leurs suburbia dynamiques, territoires de l’aristocratie (fig. 13). En appliquant le modèle de l’attractivité au dernier modèle intermédiaire obtenu, l’on retrouve le cœur d’Empire, déformé et orienté vers le Sud-Ouest. Les autres villes, comme le port septentrional de Cosa, sont présentes mais sans suburbia dynamiques dans la mesure où elles ne font pas l’objet d’une «colonisation» aristocratique (fig. 14). Modèle final: la définition de la Très Grande Rome Résumons les aspects essentiels du modèle final obtenu par la combinaison des deux modèles intermédiaires principaux (fig. 15).
Peut-on étendre ce raisonnement et l’appliquer à d’autres mégapoles? Neville Morley suggère très justement l’exemple londonien à partir du XVIIIe siècle: l’impact de Rome sur sa région est en effet comparable à celui de la capitale britannique sur l’Angleterre, en particulier le Kent et le Sussex dont les activités se modernisent et se spécialisent. Douvres, Southampton ou Portsmouth constituent de grandes villes secondaires reliant Londres au continent et aux colonies, tandis que Brighton est le Pompéi londonien. La même comparaison pourrait être dressée avec Paris et son influence sur le développement du Bassin parisien, du Havre et Deauville. La comparaison trouve ses limites dans le cheminement historique qui, au cours de l’Empire, est celui d’un éloignement du pouvoir hors de Rome: l’Empereur quitte Rome de plus en plus facilement, tandis que le Sénat perd progressivement tout rôle politique. Un système politique et social se met ainsi en place où la présence permanente à Rome n’est plus obligatoire pour les plus aisés, ce qui a pour conséquences majeures de paupériser la population restant à Rome, de renforcer les suburbia et d’accroître la mobilité, et donc la cohésion, au sein du cœur de l’Empire ainsi délimité. Tandis que la mégapole moderne reste toujours le centre, moteur de sa région, Rome, au cours de l’Empire, ne se contente plus d’impulser le dynamisme local du Latium et de la Campanie: délaissée par l’Empereur et par les aristocrates «oisifs» de l’Empire, elle diffuse sa centralité même à cette région-capitale qui n’est pas seulement un espace de villégiature et de consommation, mais qui est aussi un espace de production, et qui devient un espace de décision. Bibliographie BORIAUD J.-Y. (2001). Histoire de Rome. Paris: Fayard, coll. «Histoire des grandes villes du monde», 401 p. ISBN: 2-213-60561-0 CHEVALLIER R. (1986). Ostie antique, ville et port. Paris: Les Belles Lettres, coll. «Le Monde romain», 249 p. ISBN: 2-251-33311-8 CORBIER P. (2001). Rome, ville et capitale: de la fin de la République à la fin des Antonins. Paris: SEDES, coll. «Regards sur l’histoire», 224 p. ISBN: 2-7181-9364-6 CORNELL T. (1984). Atlas du monde romain. Paris: F. Nathan, coll. «Beaux livres Nathan», 240 p. ISBN: 2-09-294103-8 DAUPHINÉ A. (1999). L’Italie. Paris: Nathan, coll. «Fac. Géographie», 286 p. ISBN: 2-09-190845-2 FREDERIKSEN M. (1984). Campania (notamment le chapitre Puteoli). Londres: British school at Rome, XVIII-368 p. ISBN: 0-904152-07-3 FRÉZOULS E. (1987). «Rome, ville ouverte: réflexion sur les problèmes de l’expansion urbaine d’Auguste à Aurélien». In L’Urbs, espace urbain et histoire (Ier siècle av. J.-C.-IIIe siècle apr. J.-C.): actes du colloque international… Rome, 8-12 mai 1985. Rome-Paris: École française de Rome; diffusion de Boccard, «Collection de l’École française de Rome», 833 p. ISBN: 2-7283-0139-5 GRIMAL P. (2004). Voyage à Rome. Paris: R. Laffont, coll. «Bouquins», XXII-954 p. ISBN: 2-221-10119-7 LAFON X. (2001). Villa maritima: recherche sur les villas littorales de l’Italie romaine (IIIe siècle av. J.-C./IIIe siècle apr. J.-C.). Rome: École française de Rome, 527 p. ISBN: 2-7283-0618-4 MCKAY A.G. (1998). Houses, villas and palaces in the Roman world. Baltimore: Johns Hopkins University Press, 288 p. ISBN: 0-8018-5904-2 MORLEY N. (1996,). Metropolis and hinterland. Cambridge: Cambridge University Press, XI-211 p. ISBN: 0-521-89331-3 NICOLET Cl., ILBERT R., DEPAULE J.-Ch., dir. (2000). Mégapoles méditerranéennes, géographies urbaines rétrospectives (en particulier les articles «Athènes, Rome et leurs avant-ports» et «De la ville à la mégapole, l’inversion des signes: le cas de Rome»). Paris: Maisonneuve et Larose, coll. «l’Atelier méditerranéen. Coll. de l’École française de Rome», 261, 1071 p. ISBN: 2-7068-1377-6 TARPIN M. (2001). Roma Fortunata: identité et mutations d’une ville éternelle. Paris: Infolio Éd., coll. «Testimonia», 335 p. ISBN: 2-88474-204-2 VEYNE P. (2001). La Société romaine. Paris: Éditions du Seuil, coll. «Points. Histoire», 341 p. ISBN: 2-02-052360-4 |