N° 91 (3-2008)
|
Savoirs géographiques et colonisation
Hélène Blais et Florence Deprest
À la suite de la décolonisation, des travaux critiques ont contribué au renouvellement de l’historiographie sur les relations entre sciences sociales et impérialismes européens. À la fin des années 1970, E.W. Said a montré l’importance de la domination culturelle dans l’entreprise impériale, et qualifié l’impérialisme «d’acte de violence géographique, par lequel la quasi-totalité de l’espace mondial est explorée, cartographiée et finalement annexée» (in Culture et impérialisme, p. 320). Cette conception, assimilant la géographie à un instrument impérial, a fortement influencé toute une historiographie, notamment les historiens des sciences anglophones. Dans le cadre des études postcoloniales (postcolonial studies), science géographique et impérialisme européen ont été ainsi présentés comme deux éléments indissociables, les savoirs géographiques étant considérés avant tout comme des instruments d’oppression symbolique et de contrôle social. La domination coloniale s’est notamment manifestée à travers des processus de catégorisation des populations et des territoires. Ainsi, les découpages régionaux mis en œuvre par les sciences coloniales ont-ils été, à juste raison, interprétés comme relevant du contrôle des territoires («diviser pour régner»). Cependant, affirmer a priori cette domination comme horizon téléologique de toutes connaissances sur l’espace est aussi très réducteur. D’avance, cette posture disqualifie toute interrogation épistémologique sur les procédures mises en œuvre pour élaborer ces savoirs. S’il ne fait pas de doute que l’appropriation de l’espace par les savoirs géographiques a joué un rôle dans la conquête militaire et la domination politique des territoires colonisés, cette unique perspective ne permet pas d’analyser en profondeur les ressorts de la domination coloniale, qui connaît aussi des obstacles, des résistances, et de grandes différences formelles d’un territoire à l’autre. L’analyse des liens entre géographies et colonisations gagne à ne pas considérer ces phénomènes comme des blocs homogènes et intemporels, mais au contraire à en saisir les moments de concordances comme les moments de dissonances, les variabilités dans le temps comme dans l’espace. Il nous semble donc que l’examen des savoirs géographiques sur les espaces coloniaux mérite une analyse soutenue des conditions concrètes de leur production et des pratiques de leurs producteurs, analyse qui seule permet de comprendre et de mesurer les enjeux et les conséquences de cette production de savoir. D’un point de vue historiographique, des travaux importants sur les liens entre géographie et colonisation ont été conduits dans les pays anglo-saxons, principalement sur l’empire britannique, alors que le cas français reste peu exploré. Des analyses ont été menées dans le cadre d’une histoire sociale ou institutionnelle, mais les éclairages de l’histoire sociale des sciences et les travaux récents en matière d’histoire des colonisations et d’histoire impériale incitent à revisiter les géographies de l’exploration et de la colonisation, en appréhendant leur logique propre, leurs contextes de production, leur variabilité (1). Dans le cadre d’un programme financé par l’ANR, notre groupe de recherche Géo&Co travaille depuis deux années à développer ces nouvelles approches dont nous souhaitons rendre compte par ce dossier. À travers une demi-douzaine d’articles, portant sur l’Afrique aux XIXe et XXe siècles, nous avons choisi ici de mettre en question les représentations des territoires coloniaux (texte, cartes, croquis, photographies) pour mettre en lumière leurs dimensions politique et culturelle, pour examiner leur impact et la nature de leur lien avec le processus de domination coloniale. Pour des raisons éditoriales, ce dossier paraîtra en deux numéros. Dans ce premier volet, l’accent est mis sur les savoirs géographiques concernant le Maghreb. À partir de l’analyse de cartes produites à l’occasion de débats parlementaires au début des années 1840, Hélène Blais montre comment les discussions autour de la question des fortifications de la Mitidja se font l’écho de conceptions différenciées du territoire à coloniser. Une série de photographies illustrant principalement les Annales de Géographie et la Géographie Universelle permet à Pascal Clerc d’étudier les représentations des paysages ruraux de l’Afrique du Nord et de mettre en question leur lien avec le fait colonial. Enfin, Florence Deprest déconstruit l’antagonisme des découpages régionaux du Maghreb mis en œuvre par les deux universitaires spécialistes du sujet dans le premier tiers du XXe siècle, en le replaçant dans son contexte de rapports de force institutionnels et politiques. Dans un second volet, Aurélia Dusserre s’intéressera au processus de mise en carte de la haute montagne marocaine pendant la période du Protectorat français: à partir d’une documentation constituée de croquis originaux, de littérature technique et d’un des premiers guides touristiques du massif du Toubkal, il s’agira de réfléchir surles modalités de la représentation technique de cet espace et leurs articulations avec la nouvelle vision et les nouveaux usages de la montagne marocaine voulus par les Français. Ce second volet fera aussi une meilleure part aux savoirs géographiques concernant l’Afrique au sud du Sahara. Marie-Albane de Suremain montrera ainsi que l’élaboration de cartes ethnodémographiques de l’Afrique de l’Ouest entre 1952 et 1963, par des géographes, des ethnologues et des sociologues de l’IFAN de Dakar, est significative des tensions qui traversent alors leurs disciplines en situation coloniale. Camille Lefebvre et Isabelle Surun analyseront deux cartes produites à la cour d’un État africain pour un explorateur britannique du début du XIXe siècle. Elles montreront comment ces documents permettent d’accéder à un savoir vernaculaire complexe, tout en portant la trace des ambiguïtés politiques et diplomatiques qui régissent la relation entre le chef d’un puissant État africain et un représentant britannique. Le terme de «géographie coloniale» renvoie trop souvent à une catégorisation simpliste du savoir géographique. Par ces travaux, nous souhaitons montrer que ces productions de savoir sur l’espace en situation coloniale relèvent de processus complexes. Il ne s’agit pas de mésestimer l’impact des faits de domination, mais de montrer que ces savoirs résultent néanmoins de rationalités multiples. (1) Voir la bibliographie proposée par P. SINGARAVÉLOU dans L’Empire des géographes. Géographie, exploration et colonisation (XIXe-XXe siècles), 2008, Paris : Belin, coll. «Mappemonde», p. 276-284, et l’analyse que l’auteur en fait: «Géographie et colonisation: approches historiographiques», in ibid., p. 45-57. |