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L’empire des géographes

L’Empire des géographes n’est pas un ouvrage de géographie mais un ouvrage à propos de la géographie, plus précisément du moment où la géographie des grands voyages, selon la belle expression de Joseph Conrad (1), laisse place à la géographie coloniale. Des relations encore empreintes de honte (ou de fierté ! c’est selon) mais que les dix-huit contributeurs, majoritairement historiens et géographes, abordent ici avec recul et nuance. Des relations qui sont aujourd’hui libérées des ambiguïtés coupables d’une géographie au service de l’Empire, et qui n’ont, pour cette raison, longtemps pu être observées qu’au regard critique des lectures postcoloniales. Une géographie, en somme, comme le dit Daniel Nordman à propos de la thèse d’Augustin Bernard, qui doit souvent «être relu(e) dans ce qu’il a voulu dire et non dans ce qu’il a dit».

Une préface dense de Paul Claval nous permet de saisir le passage d’une géographie de l’exploration à une géographie coloniale, puis tropicale après les indépendances. Cette géographie se scientifise progressivement et devient plurielle. Elle a ses institutions, les sociétés de géographie, éminents lieux de production d’un savoir colonial qui, dès les années 1890, entament la «progressive décolonisation» de leurs publications, comme à Lyon (Jean-François Klein) et dont on ne peut en oublier qu’ils furent parfois des productions scientifiques de qualité (Emmanuelle Sibeud). De plus, l’institution sait «s’accommoder de l’émergence d’individualités qui se sont plus ou moins démarquées de la cause coloniale», comme Jean Dresch (Mustapha Chouiki). La géographie coloniale est aussi une nécessaire propagande rappelle Paul Claval, en direction «de l’écrasante majorité des Français qui n’avaient jamais mis les pieds dans les colonies et ne participaient pas aux débats des sociétés savantes» (Jean-François Stazak). Car l’adhésion au projet colonial est une nécessité pour les défenseurs de la cause impériale. La défaite de la France face à la Prusse en 1870 et la naissance de la IIIe République donnent au même moment la priorité à la défense et à la connaissance du territoire métropolitain; c’est non seulement le cas de la géographie militaire (Philippe Boulanger), mais aussi de la géographie coloniale qui est marginalisée dans les Annales de géographie, revue phare de la discipline, dès 1895, quatre ans seulement après sa création (Colette Zytnicki).

Faut-il «décoloniser» la géographie française ? demande Pierre Singaravélou. Yves Lacoste répond en avançant qu’elle demeure l’«un des investissements intellectuels de la colonisation les plus utiles pour l’avenir des peuples du Tiers Monde».

On pourra être surpris que l’ouvrage ne s’attarde guère sur la lecture postcoloniale des liens entre la géographie et la colonisation, suivant en cela une veine plus anglo-saxonne. Cette modeste place est cependant à la fois réelle — un seul article de synthèse y est consacré (Daniel Clayton) — et erronée, car la critique postcoloniale est discutée par plusieurs auteurs (Claude Blanckaert, Pierre Singaravélou, Yves Lacoste notamment). On pourra aussi regretter que l’ouvrage restitue une vision des rapports entre géographie et colonisation trop étroitement circonscrite aux plans chronologique (fin du XIXe et début du XXe siècle) et spatial, puisqu’il se limite à une vision centrée sur la France métropolitaine vis-à-vis de son empire colonial. Ce sont justement ces choix spatiaux et temporels qui permettent, à notre sens, à l’ouvrage de constituer un apport important et précis qui peut permettre aux géographes de porter un regard plus serein sur une page essentielle de l’histoire de la discipline.

Olivier Pliez

SINGARAVÉLOU P. (2008). L’Empire des géographes, géographie, exploration et colonisation (XIXe-XXe siècle). Paris: Belin, coll. «Mappemonde», 286 p. ISBN: 978-2-7011-4677-5

Note

1. Nous ne saurions trop recommander la lecture de Joseph Conrad (2007). Le Goût du voyage. Suivi des Carnets d'Afrique. Paris: Éd. Équateurs, 122 p. (ISBN: 2-84-990066-4) et de son hommage appuyé à la géographie, alors que la découverte laisse place à la mesure des territoires.