Sommaire du numéro
N°74 (2-2004)

Les dynamiques spatiales dans les aires protégées:
l'exemple des parcs nationaux des montagnes de l'Ouest canadien

Stéphane Héritier

Université de Savoie (Chambéry-Annecy)
EDYTEM – Environnement, Dynamique et Territoires
de la Montagne (CNRS-FRE 2641)

Résumés  
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Introduction

1. Localisation régionale des parcs nationaux des montagnes de l'Ouest

En 1885, le Canada crée sa première réserve forestière dans les Montagnes Rocheuses. Connue aujourd'hui sous le nom de Parc National Banff, elle est à l'origine d'un système de parcs nationaux qui compte actuellement trente-neuf unités et dont la finalité a fortement évolué jusqu'à nos jours. Les parcs des montagnes de l'Ouest constituent un groupe de sept parcs établis entre 1885 et 1920: quatre parcs adjacents (Banff, Jasper, 1907; Yoho, 1886: Kootenay, 1920) et trois unités dispersées (parcs nationaux des Lacs Waterton, 1895, du Mont Revelstoke, 1914 et des Glaciers, 1886; figure 1).

Ces parcs nationaux de montagne constituent des destinations très recherchées par les Canadiens et les Américains de l'Ouest. Avec en moyenne 10 millions d'entrées depuis les cinq dernières années, ils accueillent près de 65% des visiteurs fréquentant le système des parcs canadiens (16,5 millions de visiteurs au total). De tels chiffres de fréquentation ne sont pas exceptionnels en Amérique du Nord où les parcs nationaux des Rocheuses américaines (Glacier, Yellowstone, Grand Teton et Rocky Mountain) accueillaient 10,75 millions de visiteurs en 1998. Par comparaison, les parcs des montagnes françaises n'accueillent qu'un nombre réduit de visiteurs (2,64 millions de visiteurs enregistrés en 1996 dans les parcs des Écrins, de la Vanoise et des Pyrénées).

L'espace des parcs se construit et s'organise, depuis leur création, autour de dynamiques spatiales complémentaires et parfois contradictoires. Cette contribution a pour objectif d'en montrer l'évolution, qui traduit les phases de conquête de l'espace de l'Ouest et les conséquences spatiales des idées en faveur de la protection de l'environnement dans les espaces protégés. Elles révélent que les pratiques touristiques sont demeurées sans contrôle et que les politiques de protection furent progressivement élaborées. En un siècle, les dynamiques spatiales traduisent le renforcement des pratiques de gestion de l'espace. Les dynamiques de reflux observées actuellement révèlent une valorisation réelle de l'espace dans laquelle se combinent les pratiques touristiques, patrimoniales et économiques.


Mise en exploitation et développement des activités touristiques dans les parcs

La figure 2 propose une synthèse des dynamiques spatiales qui se sont manifestées dans les parcs des montagnes et présente les principales étapes.

Dans un premier temps, la construction de la première voie ferrée transcanadienne est réalisée dans un espace de montagne faiblement occupé par les populations autochtones (étape 1). À la suite de la découverte de sources chaudes, l'État fédéral crée la première réserve: la Banff Hot Spring Reservation.

Pendant une longue période, les limites des parcs furent mouvantes. L'espace protégé s'étendit et se contracta tour à tour (étape 2) tandis que l'État fédéral autorisait les premières formes de mise en exploitation de l'espace. Jusqu'à l'établissement du National Park Act (loi sur les parcs nationaux, 1930), les entrepreneurs privés (compagnies de chemins de fer, compagnies d'hydroélectricité, compagnies minières et forestières) exploitèrent les ressources à l'intérieur même des parcs. Pendant cette phase, les limites des parcs sont évolutives et les modifications de frontières dépendent en partie des intérêts économiques régionaux et privés. Après 1930, le contrôle fut toutefois plus strict, même si certains secteurs forestiers, comme ceux du parc Yoho, étaient encore exploités dans les années 1960.

L'étape 3 est contemporaine de la diversification des activités accompagnée du renforcement des équipements: construction de routes traversières, exploitation de sites miniers et industriels, construction de bâtiments d'accueil (photo. 1), établissements thermaux… L'espace naturel est exploité tant pour ses ressources hydrominérales que pour son potentiel de contemplation (chutes monumentales, glaciers, massifs, lacs — photo. 2 — etc.). Les parcs canadiens sont alors soumis à une pression anthropique qui progresse fortement en raison du développement du tourisme en Amérique du Nord en général et au Canada en particulier.

Depuis les années 1960, l'ouverture de routes transcontinentales a entraîné une augmentation considérable de la fréquentation. L'aménagement des couloirs de circulation et la multiplication des équipements dans les massifs permettent l'augmentation du nombre de randonneurs dans des espaces de montagne fragiles, où la grande faune (ours, loups d'Amérique, wapitis, orignaux, etc.) connaît parfois une situation critique. Les menaces pesant sur le milieu et la dégradation de l'espace protégé ont imposé de nouveaux choix au service canadien des parcs.

Photo 1: Hôtel Prince of Wales
(parc national des lacs Waterton)

Construit en 1926-1927 par la compagnie américaine Great Northern Pacific dans le parc canadien des Lacs Waterton, il a été reconnu officiellement comme un Lieu Historique National du Canada en 1993 en raison de son importance historique et de son originalité architecturale.
©Stéphane Héritier

Photo 2: Lac Louise (parc national Banff)
Le lac Louise, dominé par le Glacier Victoria au dernier plan, est l'un des lacs de montagne les plus connu au Canada. Chaque année, plus de 2 millions de visiteurs le «contemplent».
©Stéphane Héritier

Le renforcement contemporain du contrôle de l'espace-parc

Depuis la fin des années 1960, l'augmentation de la fréquentation touristique a entraîné deux réponses en apparence contradictoires mais parfaitement complémentaires dans les parcs des montagnes (et au-delà dans l'ensemble du système des parcs canadiens): le renforcement des équipements et plus récemment, leur recul.

L'étape 4 est marquée par l'extension des équipements le long des corridors de circulation (communautés de parcs, campings, auberges) et la pénétration lointaine des sentiers à l'intérieur des massifs (arrière-pays). Des équipements (refuges, auberges) sont installés dans l'arrière-pays. Les sites où l'on exploitait les ressources sont abandonnés et réinvestis de nouvelles fonctions (sentiers pédagogiques, site touristique et culturel). Toutefois, cette période constitue un tournant car en 1972, la candidature de la petite «station» Lake Louise, située dans le parc national Banff, aux jeux Olympiques d'hiver souleva l'opposition des défenseurs des parcs au point de faire avorter le projet d'extension du stade de neige. Cet épisode représente le premier rapport de forces véritablement remporté par les «environnementalistes» (Sadler in Murphy, 1983; Marsh in Murphy, 1983; Richez, 2000a) qui revendiquent la réduction des aménagements dans les parcs. Dans les décennies 1970 et 1980, des études mettent en évidence les problèmes liés à l'accroissement de la fréquentation et des pratiques touristiques ainsi que les problèmes de gestion des aires protégées (Tichnell et al., 1983; Marsh in Murphy, 1983). À l'échelle internationale, des études ont montré que le tourisme constitue souvent un facteur favorable à la dégradation des environnements protégés: de tels phénomènes sont observés en Amérique du Nord (Tichnell et al. 1983; Butler & Boyd, 2002), dans les parcs nationaux européens (Richez, 1992) ou plus récemment dans le Sagarmatha National Park et la région des Annapurna au Népal (Nepal, 2000).

La dernière étape enfin (étape 5) révèle la montée en puissance de l'environnementalisme contestataire et de l'idéologie de défense de l'environnement (défense d'une nature qui sert de référent identitaire à la nation canadienne). Dans ce contexte, le Park Act de 1930 est remplacé par une nouvelle Loi sur les parcs nationaux en 1988. Cette dernière fournit à Parcs Canada des cadres législatifs renouvelés pour accomplir sa mission de protection de l'espace. Les aménagements sont plus réglementés et ils s'inscrivent dans le cadre des plans de gestion des parcs nationaux; un système de zonage de l'espace est utilisé pour désigner les niveaux d'utilisation des différents secteurs des parcs (Sanguin & Gill, 1991). Ils révèlent l'existence d'une politique de gestion plus rigoureuse qui cherche à assurer la préservation des ressources naturelles et à mieux contrôler les activités humaines dans les parcs nationaux des montagnes. G. Richez (2000a, 2000b) explique avec précision le renforcement des principes de gestion pendant les années 1990.

2. Dynamiques spatiales dans les parcs des montagnes

Désormais, l'agence de Parcs Canada doit «protéger l'intégrité écologique», c'est-à-dire qu'elle est chargée de «gérer les écosystèmes de façon à assurer la perpétuité de la diversité génétique, des espèces et des écosystèmes», selon la définition officielle inscrite dans un document postérieur définissant les «Principes directeurs et politiques de gestion» du ministère du Patrimoine dont dépend Parcs Canada (Patrimoine canadien, 1994). L'établissement des plans directeurs contribue à renforcer la politique d'intégrité écologique, en partie à la suite d'une étude menée par un groupe de plusieurs dizaines d'experts: la Banff-Bow Valley Study (1996).

Reconnue comme un modèle essentiel de la prise en compte des différents enjeux (touristiques et environnementaux), cette expertise a servi de base à la rédaction du plan directeur du parc national Banff (1997) et à ses amendements (1998).

Ces travaux préliminaires, considérés comme des documents de référence, ont ainsi permis d'établir les plans des autres parcs de montagne, publiés en 2000, et qui font office de document-cadre pour les administrations publiques et les entreprises du secteur privé exerçant une activité commerciale dans les parcs. Ils contribuent à modifier en partie les principes d'aménagement en insistant sur le maintien des corridors de circulation mais en les isolant de l'espace récréatif (photo. 3); la mise en place d'un zonage de l'espace imposé par les «plans directeurs» (suppression de certains équipements, mise à l'écart de secteurs fragiles où la présence humaine est interdite ou réglementée); le contrôle de l'extension des communautés et des villes; le contrôle des aménagements liés aux pratiques récréatives (domaines skiables par exemple).

Photo 3: Équipement de la route Transcanadienne n° 1
(parc national Banff)
Les conséquences du renforcement contemporain de la gestion de l'espace se traduit par la création de nouvelles infrastructures. Ici, la route est isolée de l'espace «naturel» par des clôtures latérales et des passages fauniques supérieurs (ou souterrains) permettent aux animaux de franchir la route. Ce type d'équipement est toutefois l'objet de vives controverses.
©Stéphane Héritier

Après une longue période de mise en valeur, les parcs sont au cœur des débats en faveur de la préservation de l'environnement. Le renforcement de la législation des parcs, ainsi que des lois concernant l'environnement en général, impose une protection plus efficace. La définition de limites de croissance pour les communautés de parcs et pour les logements commerciaux (LCP), le contrôle de la croissance des équipements récréatifs exercent désormais une pression sur le secteur privé. Les impératifs de protection induisent parfois des aménagements le long des corridors de circulation (TCH-1). La croissance des équipements est plus contenue et l'on peut parfois observer des phénomènes de reflux. Ce phénomène est parfois contemporain de la valorisation de l'espace.


La valorisation de l'espace
par les activités touristiques et le patrimoine.

Depuis les années 1880, les dynamiques spatiales ont été fortement conditionnées par l'existence des grands axes de transports. Les réserves forestières, qui servirent de fondement territorial aux premiers parcs nationaux, furent établies de part et d'autre des lignes de chemin de fer. Amenant les touristes et profitant ainsi d'un débouché économique important, elles eurent, comme en Europe ou aux États-Unis, une influence décisive sur la formation et la mise en tourisme des parcs, notamment dans les montagnes.

Au cours du XXe siècle, les parcs firent l'objet d'un «bras de fer» qui opposa les aménagistes — ou les «entrepreneurs» (Dearden & Rollins, 1993) — et les partisans de la sauvegarde de la nature (protectionnistes et conservationnistes). Aucun de ces groupes de pression ne l'emporta définitivement mais le rapport de force qui les opposait évolua. À la mise en exploitation minière et forestière, s'adjoignirent bientôt les équipements récréatifs. Ceux-ci évoluèrent à mesure que le tourisme élitiste se transformait en un tourisme de masse. Jusqu'alors, les dynamiques spatiales qui prévalaient ressemblaient à celle d'une colonisation de l'espace: les aménagements concentrés dans les fonds de vallées gravissaient les pentes (secteurs de ski) et pénétraient dans les massifs (secteur Skoki et le secteur Sunshine dans le parc national Banff et le secteur O'Hara dans le parc national Yoho). La pratique de l'espace prenait une forme très utilitariste. Dans les années 1970, la cristallisation des oppositions sur le projet d'extension de la station Lake Louise marqua le déclin des tentatives d'expansion incontrôlées dans les parcs des montagnes.

L'affirmation de l'écologie radicale dans le grand public est à peu près contemporaine du développement du tourisme de masse (Duban, 2000; Oelschlager, 1991). Faut-il y voir un hasard ? N'y aurait-il pas une relation entre une activité (le tourisme) qui concerne désormais le plus grand nombre et le renforcement de la protection ? Il est assez révélateur que la seule activité qui ait été autorisée dans les parcs soit l'activité touristique (discours de J. Chrétien en 1972, alors ministre des Affaires du Nord, qui avait en charge les parcs nationaux), au moment où les prévisions estimaient que cette activité deviendrait l'une des plus économiquement rentables à l'horizon 2000.

Il est assez évident, dans le cas des parcs des montagnes canadiennes, que la fermeture des dernières exploitations forestières coïncida avec l'épuisement des exploitations les plus rentables. Dans d'autres parcs nationaux ou provinciaux du pays, on autorisa toutefois des coupes «à blanc», comme ce fut le cas dans le parc national Wood Buffalo jusque dans les années 1990 (Struzik, 1995). Dans la plupart des parcs, il s'est écoulé près d'un siècle sans exploitation forestière (parc national des Glaciers, certains secteurs du parc national Banff). Les arbres arrivés à maturité suscitent de nouveau les convoitises et réactivent les anciens débats lorsque les incendies estivaux (été 2003) ne viennent pas perturber un peu plus le débat sur la question de la gestion des espaces forestiers.

Des espaces entre valorisation patrimoniale
et reflux partiel des équipements récréatifs

L'analyse des dynamiques spatiales dans les parcs des montagnes de l'Ouest met en évidence des processus de reflux actuels des équipements et des pratiques. Tandis que les formes d'exploitation de l'espace étaient très variées dans ces espaces protégés, la dynamique actuelle s'appuie sur un arsenal législatif plus étoffé, fournissant à Parcs Canada les moyens de défendre une politique préservationniste (protection sans exploitation, ni mise en valeur, des ressources). Officiellement, l'activité touristique est la seule activité autorisée dans les parcs nationaux canadiens, mais les enjeux économiques de certaines branches d'activité sont tels que les parcs demeurent des espaces particulièrement convoités.

Depuis la création des parcs, l'appropriation de l'espace s'est effectuée de manière cumulative entre les différents intervenants, comprenant l'État fédéral, les compagnies de chemin de fer, les sociétés de production d'hydroélectricité, les compagnies minières et forestières, les sociétés exploitant les domaines skiables ou les auberges. Les dynamiques spatiales principales sont celles du contrôle très relatif de l'espace et de la démultiplication des activités. La logique qui prévaut est bien celle de pratiques très utilitaristes de l'espace. Voies de passage transcontinentales, les axes et les communautés servent de points d'appui aux dynamiques aménagistes qui se développent jusqu'au début des années 1970.

Par ailleurs, la valorisation de l'espace naturel (paysage, sites remarquables, sites historiques, etc.) sert de point d'appui à une politique patrimoniale qui produit deux effets contradictoires: d'un côté, l'attribution d'une valeur effective et symbolique à l'espace-parc (qui induit une partie du reflux des activités) et dans le même temps une attractivité extrême de certains sites bénéficiant d'une notoriété exceptionnelle et qui atteignent des niveaux de fréquentation susceptibles de menacer la ressource paysagère et patrimoniale.


Références

BANFF-BOW VALLEY STUDY (1996). BANFF - BOW VALLEY: At the Crossroads. Technical report of the Banff-Bow Valley Task Force (Robert Page, Suzanne Bayley, J. Douglas Cook, Jeffrey E. Green, and J. R. Brent Ritchie). Prepared for the honourable Sheila Copps, Minister of Canadian Heritage, Ottawa (Ontario).

BUTLER R.W. & BOYD S.W., eds (2002). Tourism and National Parks, Issues and implications. Chichester: John Wiley and Sons Ltd. [Première édition, 2000].

DEARDEN P. & ROLLINS R., dir. (1993). Parks and protected areas in Canada, planning and management. Toronto: Oxford University Press.

DUBAN F. (2000). L'Écologisme aux États-Unis: Histoire et aspects contemporains de l'environnementalisme américain. Paris: L'Harmattan.

MURPHY Peter E., dir. (1983). Tourism in Canada: Selected issues and options. Victoria, British Columbia: University of Victoria, «Western Geographical Series», volume 21.

OELSCHLAEGER M. (1991). The Idea of Wilderness, From Prehistory to the Age of Ecology. New Haven and London: Yale University Press.

NEPAL S.K. (2000). Tourism in protected areas: The Nepalese Himalaya. Annals of Tourism Research, vol. 27, n° 3.

Patrimoine Canadien (1994). Principes directeurs et politiques de gestion. Ottawa: Patrimoine canadien.

RICHEZ G. (1992). Parcs nationaux et tourisme en Europe. Paris: L'Harmattan.

RICHEZ G. (2000a). Le Parc National de Banff (Alberta, Canada) face aux défis du tourisme de masse. Études Canadiennes, n° 49.

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STRUZIK E. (1995). The Rise and Fall of Wood Buffalo National Park, Borealis Magazine.

TICHNELL D.L., MACHLIS G.E., FAZIO J.R. (1983). Threats to National Park: A preliminary survey, Parks - an international journal for managers of national parks, historic sites, and other protected areas, avril-juin1983, vol. 8, n° 1.