Sommaire du numéro
N°74 (2-2004)

Quel fond de carte pour l'Australie ?

Patrick Poncet

Université: Paris 7- Denis Diderot
Équipe MIT VilleEurope

Résumés  
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Introduction

L'art du cartographe réside notamment dans la qualité des simplifications qu'il opère, et ce en fonction de l'objectif qu'il se donne. Cette idée, souvent rappelée au moment de cartographier les phénomènes étudiés, l'est pourtant nettement moins quand il s'agit de choisir ce que l'on appelle le «fond de carte». Sans aller jusqu'à dire que le fond du problème cartographique porterait uniquement sur le fond de carte, celui-ci est pourtant déterminant dans l'usage — analytique ou synthétique — que le géographe peut faire de la carte. Ici, nous proposons quelques éléments de réflexion sur la question, en prenant comme exemple la fabrication d'un fond de carte schématique de l'Australie. Après avoir fait le point sur la situation en la matière, nous identifierons les problèmes posés par le cas australien, problèmes auxquels nous proposerons des solutions spécifiques, base d'une tentative de généralisation méthodologique.


Géométrisations

1. La généralisation aboutissant à la géométrisation: l'Espagne de Robert Ferras
(extrait de la Géographie Universelle (1990), vol. France, Europe du Sud, p.300)

La Géographie Universelle, en traitant tous les pays du globe, nous donne nombre d'exemples des différentes démarches de schématisation des contours des pays et des régions qu'elle modélise, comme dans les cas du «modèle de l'Australie», du «modèle du Cambodge», du «modèle spatial du Viêt-nam», du «modèle du Nordeste» (Brésil), du «modèle du Sudeste» (Brésil), etc. Deux grandes logiques apparaissent : la généralisation aboutissant à la géométrisation, et la géométrisation a priori. Ainsi, Robert Ferras «calque, généralise, lisse, simplifie, épure et enfin géométrise» la péninsule Ibérique, «une série de lissages successifs [qui] justifie a posteriori le choix d'un carré pour représenter l'Espagne» (fig. 1).

Globalement, le procédé est analogue à celui de la généralisation (1) en cartographie, par lequel on adapte la complexité des tracés à l'échelle d'utilisation de la carte. Dans le cas qui nous intéresse, des choix ponctuels prédéterminés s'ajoutent à l'algorithme systématique habituel de la généralisation, afin d'aboutir à un carré, forme qui résulte selon l'auteur de la géométrisation («géométriser») du trapèze rectangle obtenu à l'étape d'épurement («épurer») précédente. On note toutefois que cette première démarche n'est que rarement poussée aussi loin que dans le cas de l'Espagne, s'arrêtant souvent à l'épure (cas du «modèle spatial du Viêt-nam», très bien conçu selon cette démarche).


2. La géométrisation a priori: le Brésil d'Hervé Théry
(extrait de la Géographie Universelle (1991), vol. Amérique latine, p.390-391)

À l'inverse, Hervé Théry figure d'abord les «structures» du Brésil sur un fond carré, une forme géométrique simple qui possède néanmoins des angles, à toutes fins utiles. Ensuite, ces schémas élémentaires sont reportés sur un fond de carte reprenant très schématiquement les contours du Brésil, par «simples transpositions géométriques» (fig. 2). Cette seconde phase d'adaptation peut néanmoins être évitée, quand Hervé Théry met le Nordeste «au carré», ou quand Jean-Paul Deler, dans le même volume de la Géographie Universelle, choisit de figurer l'Équateur ou la Bolivie également en carré, constituant alors un ensemble de modèles directement comparables, élément important d'une démarche scientifique. Sinon, cette même seconde phase peut être perfectionnée, quand J.N. Sepúlveda, H. Théry, et S. Velut, modélisent a priori le Chili par un carré, très utile à l'analyse est-ouest, puis déforment le résultat aux proportions du pays, pour finalement l'adapter à un fond de carte plus classique.


3. L'ellipse australienne de Joël Bonnemaison
(extrait de la Géographie Universelle (1995), vol. Asie du sud-est, Océanie, p.300)

Joël Bonnemaison, quant à lui, fait de l'Australie une grande ellipse accompagnée d'un petit rond pour la Tasmanie (2). Comme Hervé Théry, il part d'un a priori géométrique — l'ellipse —, sur lequel il projette dix structures spatiales de l'Australie. Il compose ensuite la figure de synthèse (fig. 3) par combinaison des dix structures et simplification graphique du résultat.

À cette démarche géométrisante, on peut opposer celle plus fréquemment rencontrée en Australie, où, quand il s'agit de simplifier le fond de carte du pays, on n'ose pas trop toucher aux saillies de ses côtes, aux grands caps chargés d'identité. Le plus hardi de ces «logos», à la généralisation timide, ne va pas bien au-delà d'une forme en francisque dissymétrique.

Quelle que soit la méthode adoptée, un problème demeure : est-il possible de concilier l'abstraction graphique que requiert la modélisation des contours d'un fond de carte schématique avec la rigueur et la précision — et donc la pertinence — de l'analyse géographique et de la transmission du savoir géographique, souvent en demande d'une cartographie plus classique, un minimum respectueuse de codes graphiques socialement prégnants, et de cartes «reconnaissables» ? Au-delà, est-il possible de concilier l'autonomie de la recherche, allant et venant librement entre l'abstrait et l'idiographique, et l'hétéronomie des situations de transmission — l'enseignement par exemple —, dans lesquelles il s'agit souvent d'avancer sur les bases existantes.


Le problème australien

L'Australie synthétise les difficultés de l'exercice. Lui donner un fond de carte schématique suppose de résoudre deux problèmes.

Le premier touche à l'élément fondamental d'un fond de carte : les contours. L'Australie tend un piège impitoyable, alliant une circonscription totale par la mer, une massivité continentale, et une unité géopolitique, ce qui conduit invariablement à faire correspondre le tracé des côtes avec celui du fond de carte. Cet automatisme, qui mène sans doute à la douce rondeur symétrique de l'ellipse, est pourtant aussi celui qui évacue le Portugal de la péninsule Ibérique, qui tend insidieusement à réduire la France à l'Hexagonistan (3), et qui, finalement, laisse de côté les vraies discontinuités, celles du voisinage et du morcellement territorial.

Si les Français se sont habitués à voir la Corse de la «météo» «en face» (au sud) de Nice — quand ils la voient —, la représentation de la Tasmanie tient mieux sa position cartographique, et le détroit de Bass ne «s'élargit» pas. Par ailleurs, les Australiens pensent que le détroit de Torres et la mer de Timor ne les privent pas de voisins, qui, pour toutes sortes de raisons, bonnes ou mauvaises, les préoccupent (4). On voit donc que la méthode géométrique est ici structurellement en décalage par rapport aux discontinuités territoriales, et peut conduire à un appauvrissement de l'analyse géographique. D'un autre côté, les procédures de généralisation se révèlent rapidement très compliquées, les audaces de lissage répondant moins à une méthodologie robuste et automatique qu'à l'intention du cartographe, à son habitus cartographique, à sa culture, à ses tabous, la stratégie d'évitement la plus simple ramenant en général le tracé à l'évidence des côtes.

Le second problème à résoudre est celui du remplissage du fond de carte. Faut-il en rajouter ? Doit-on privilégier un simple tracé de contour, ou au contraire enrichir ce fond avec des éléments graphiques «intérieurs» ? En effet, les «cartes muettes» en disent souvent plus long, incluant par exemple les principaux cours d'eau. Le fond est donc rempli. Tel fleuve divise, tel méandre situe, et tout ce qui est à l'intérieur du contour donne des localisations. Or, si l'on considère que le couple lieu/distance est le pivot central de la géographie, il n'est pas judicieux que le fond de carte le maltraite. Dès lors, il est légitime de s'interroger sur la conformité du fond de carte aux localisations. Le cas australien, par l'importance des distances qu'il engage, et donc des localisations, met en évidence les impasses dans lesquelles mènent de trop importantes approximations en la matière. À ce titre, le gain en abstraction que donne l'ellipse ne contrebalance pas les pertes qu'elle génère en termes de possibilité de figurer certains endroits, dont les localisations sont significatives par leurs effets. Inversement, la difficile généralisation fait plus perdre en précision qu'elle ne fait gagner en abstraction.

Idées de fond

4. Plan de montage d'un fond de carte de l'Australie

Quoique la solution proposée ici soit imparfaite, voici au moins deux pistes pour mieux concilier les nécessités de la modélisation et les exigences de la recherche idiographique. L'idée directrice est que le fond et la forme, le contenu et le contour, sont l'expression d'une même réalité ; cette distinction n'est qu'un artefact méthodologique. Autrement dit, il s'agit de poser en préalable que tout tracé du fond de carte est un acte cartographique qui n'est jamais neutre, qu'il est toujours la cartographie d'un fait spatial, qu'il résulte d'une sélection de l'information disponible (5). Dans ce cas, puisque aucun acte cartographique n'est gratuit, l'économie d'information peut être une première règle de tracé.

Pour l'Australie, nous avons appliqué (fig. 4.1) ce principe en choisissant de partir d'une forme porteuse d'un minimum d'information, la plus symétrique possible : un cercle. Toutefois, afin de faire intervenir les critères de conformité à l'existant, largement dominé par le tracé des côtes, nous avons légèrement aplati ce premier cercle de manière à obtenir une ellipse dans laquelle s'inscrive assez bien le continent australien. La symétrie centrale du cercle est alors remplacée par les deux symétries axiales de l'ellipse, ce qui correspond à un ajout d'information. En particulier, dès cette étape, il convient de choisir les villes côtières dont on veut que la localisation soit précise. Compte tenu de la carte des densités de l'Australie, la courbure de l'ellipse devra correspondre à celle de la côte orientale, ainsi qu'à celle du sud de la côte occidentale, puisque c'est dans ces zones peuplées qu'il faut respecter au mieux la configuration du peuplement.

Cependant on note que la Tasmanie ne rentre que mal dans cette ellipse unique, ce qui pose concrètement le problème du morcellement territorial et de sa représentation. La réponse que nous avons apportée (fig. 4.2) s'attaque globalement au problème de la discontinuité territoriale, et donc également à celui du voisinage. L'ajout d'information peut donc se faire par «sculpture» de l'ellipse de base, par troncature de celle-ci. Les deux segments rectilignes qui limitent le continent au nord et au sud apparaissent en effet comme des interfaces avec les voisinages de l'Australie, l'Asie du Sud-Est au nord et la Tasmanie au sud, qui peut alors être traitée séparément.

L'autre conséquence de cette troncature est de créer des angles, et donc quatre points particuliers (fig. 4.3), intéressants autant pour eux-mêmes que comme points de repère. En jouant sur la position des troncatures et en revenant sur la forme de l'ellipse, on peut encore améliorer l'adéquation du modèle au tracé des côtes, en s'arrangeant pour que les quatre points correspondent à quatre finistères (ou «finisterres») du pays: le Kimberley, la péninsule du cap York, le cap Howe et l'Australie occidentale «utile». Enfin, pour un gain de «crédibilité cartographique» significatif, on a ajouté une troisième troncature courbe correspondant à la Grande baie australienne, adoptant en fait la courbure de l'ellipse de départ, et créant alors un autre point de repère (fig. 4.4).

La Tasmanie est, quant à elle, traitée sur le même mode, alliant simplicité de la forme et conformité au tracé des côtes. Un léger décalage vers l'ouest, à l'intersection des deux ellipses, la place au centre du segment figurant la côte du Victoria, améliorant la représentation de sa situation, coupée du continent mais venant comme le compléter (fig. 4.5).

Le contour est alors prêt (fig. 4.6). On peut vérifier que la localisation des villes est plutôt bien respectée (6) (fig. 4.7), tout comme les superficies des États et le tracé de leurs frontières (fig. 4.8), tous deux laissés de côté par Bonnemaison dans son modèle, qui illustre un chapitre pourtant découpé selon les «régions-États» de l'Australie. Il est alors possible d'enrichir notre fond schématique en utilisant des surfaces pour «redresser» des distances que l'on a parfois altérées, chaque surface correspondant à un type de distance, c'est-à-dire à une métrique (7) (fig. 4.9). À l'aide de formes simples, des disques par exemple, on a ainsi figuré le Kimberley et le cap York (Roosen, 2002) à cheval sur les angles correspondants. Une grande ellipse figure les zones désertiques du centre, mais aussi, par défaut, l'angle «utile» de l'Australie occidentale et plus généralement l'Australie des grands espaces agro-sylvo-pastoraux du bush australien (Roosen, 2002 ; Vacher, 2000). Une simple bande figure le corridor urbain Sydney-Canberra-Melbourne, définissant du même coup le quatrième angle, marqué par le cap Howe, aux confins littoraux du Victoria et de la Nouvelle-Galles du Sud.

Dans chaque cas, les surfaces ne se bornent pas à figurer des aires par leurs limites, mais contiennent une information sur la distance qui les caractérise, différence de métrique qui peut être explicitée en légende (8). C'est là un moyen de compenser «l'inexactitude» des contours, proposant à la place une exactitude d'un autre ordre.


Généralisation

Du cas particulier australien, peut-on tirer une méthode générale ? Si tel est le cas, elle se compose de deux ou trois phases.

La première est la circonscription d'une carte classique par une forme aussi simple que possible, probablement un cercle, voire une ellipse. La seconde consiste à «anguler» cette première forme, à créer des points remarquables en altérant le plus simplement possible la forme initiale, en la tronquant par exemple. La troisième complète éventuellement le tracé par un ensemble de plages et de tracés, d'autant plus faciles à placer que le modèle est construit de façon à respecter les contours des cartes classiques.

Il faut pourtant encore ajouter une chose : il est indéniable que la simplification des tracés, dans la mesure où elle minimise l'information, est le gage d'une meilleure lisibilité des cartes utilisant le fond produit. Elle permet aussi de tracer plus facilement la carte, sur un tableau par exemple. Laissant de côté tout dogmatisme, il conviendrait de procéder par essais successifs des différents résultats produits par la méthode proposée, en gardant à l'esprit que la dimension esthétique, parce qu'elle est une sorte de résumé des codes de perception dominants, est certainement un critère que l'on ne gagne pas à négliger. La cartographie tient ainsi un peu du design, un champ de la recherche esthétique qui ne peut être réduit à ses tendances géométrisantes, sauf à choisir de masquer les faiblesses d'une pensée géographique par les implicites d'une modélisation graphique elliptique.


Références

BONNEMAISON J. (1995). Géographie Universelle, vol. 5. Asie du Sud-Est, Océanie. Paris: Belin/Reclus, p. 300, fig. 4.8.

FERRAS R. (1990). Géographie Universelle, vol. 2. France, Europe du Sud. Paris: Hachette/Reclus, p. 316, fig. 6.3.

LÉVY J., LUSSAULT M., dir. (2003). Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés. Paris: Belin.

PONCET P. (2002). L'Australie du tourisme ou la société de conservation, thèse de doctorat, Rémy Knafou (dir.). Paris: Université Paris 7-Denis Diderot, 377 p.

ROOSEN S. (2002). «Conquêtes territoriales et reconquêtes identitaires dans la région du golfe de Carpentarie (Australie)». Mappemonde, n° 67, p. 8-14.

SEPÙLVEDA J.N., THÉRY H., VELUT S. (2002). «Chili, un modèle au carré». Mappemonde, n° 65, p. 12-16.

THÉRY H. (1991). Géographie Universelle, vol. 3. Amérique latine. Paris: Hachette/Reclus, p. 390-391, fig. 28.5, 28.6, 28.7.

VACHER L. (2000). «Le bush, espace du mythe australien ou comment l'Australie rêve son territoire». Mappemonde, n° 60, p. 18-23.