N° 92 (4-2008)
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Une carte de l’élargissement de l’horizon géographique au début du XXe siècle
E.H.GO (UMR 8504 Géographie-cités) |
S’il est un lieu dont on ne cesse de parler, peut-être parce que d’en parler comme un lieu est l’un des problèmes les plus épineux qu’ait à affronter la géographie, c’est bien le Monde, le Monde avec un M majuscule de façon à bien marquer sa spécificité (Dollfus, Grataloup, Lévy, 1999, p. 83). Le Monde doit s’entendre en effet non pas seulement comme la surface de répartition des hommes et de leurs activités, mais comme un espace géographique spécifique, c’est-à-dire comme une portion de l’étendue produite et utilisée par une société, et donc peut-être aussi comme un lieu, dès lors que l’on ne considère plus un espace sous l’angle de la distance interne mais sous celui de la coprésence, pour reprendre un mot de Denis Retaillé (2000, p. 274). Or l’émergence du Monde comme espace ou comme lieu est généralement rapportée à la mondialisation accélérée qui caractérise notre temps, même si on s’accorde à penser qu’une «première mondialisation» a eu lieu à la fin du XIXe siècle (Berger, 2003). Il semble à cet égard, à l’encontre d’un certain nombre d’a priori disciplinaires, que les géographes de cette époque aient perçu l’émergence de l’espace mondial et aient même contribué, plus ou moins explicitement, à la construction du Monde comme objet scientifique.
L’ambition est alors de mieux comprendre les déterminants de cette construction, en examinant le rôle, tel qu’il fut perçu par les géographes, qu’y joua le mouvement colonial. Si Olivier Dollfus a déjà notamment souligné que le «système Monde» se consolidait à la fin du XIXe siècle et que les dynamiques coloniales y tenaient une place majeure (voir par exemple Dollfus, 1995, p. 675-676), on n’a pour ainsi dire jamais étudié la façon dont les géographes de l’époque faisaient ou non le lien entre la colonisation et l’apparition d’un niveau de réalité mondial. La question est d’envergure, et il ne peut s’agir ici que d’une première approche, limitée au commentaire d’une carte réalisée en 1909 par l’un des principaux élèves de Paul Vidal de la Blache, Emmanuel de Martonne (1873-1955), spécialiste de l’Europe centrale et chef de file de la géomorphologie française. Intitulée «Planisphère montrant l’élargissement progressif de l’horizon géographique» (fig. 1), cette première carte du Traité de géographie physique, ouvrage classique plusieurs fois réédité après 1909 et consulté ici dans son édition de 1913, a plusieurs fonctions: illustrer l’histoire de la géographie et éclairer les conditions de possibilité d’une géographie physique générale. Mais sa signification est à notre sens plus large que cela: derrière la notion, en elle-même très suggestive, d’élargissement de l’horizon géographique, se logent une lecture de l’impact de la colonisation dans l’élaboration de la géographie comme science à la fin du XIXe siècle, ainsi qu’une conception du Monde comme produit de la colonisation. La vocation première: illustrer l’histoire de la géographie La carte considérée, tout d’abord, se situe dans le premier chapitre du Traité d’Emmanuel de Martonne, chapitre consacré à l’«évolution de la géographie». Sa fonction première est donc d’illustrer un propos historique et épistémologique, touchant à la «reconnaissance» ou à la «révélation» (deux termes employés dans la légende) des différentes parties du monde depuis Alexandre le Grand jusqu’à la fin du XIXe siècle et à la constitution de la géographie comme domaine de connaissance. Deux types de figurés sont utilisés à cette fin: des figurés surfaciques («La teinte est d’autant plus foncée que la reconnaissance du pays a été plus tardive») et des figurés linéaires qui n’établissent pas des auréoles de connaissance exacte, mais qui marquent, comme le précise la légende, «les marges de l’inconnu absolu». La carte représente donc la progressive entrée en connaissance de la Terre et l’horizon géographique se définit, quant à lui, comme la limite de l’espace dont on peut avoir connaissance, pour telle ou telle époque, même vaguement ou imparfaitement. Autour de 1900, il ne reste ainsi d’absolument inconnu que l’extrême nord et l’extrême sud de la Terre (Arrault, 2007a). Le monde est alors près d’être fini. La géographie, comme discipline, n’est donc pas seulement liée au progrès général des sciences (astronomiques par exemple), mais aussi à cet élargissement de l’horizon: «La chose apparaît chez les premiers écrivains grecs, dès que la pensée s’éveille et que le cercle de l’expérience s’élargit au-delà de l’horizon du hameau ou de la cité» (p. 4). Le rôle du géographe est en effet de décrire d’autres paysages et d’autres sociétés que les siens, tout en les comparant et en tâchant d’en tirer des enseignements de valeur générale: Tout élargissement important du monde connu donne un nouvel essor à la géographie descriptive. Le plus bel exemple en est donné par les conquêtes d’Alexandre, qui brusquement étendirent l’horizon géographique jusqu’à l’Inde. Les conquêtes romaines eurent le même résultat (fig. 1). (p. 6). Cette «fig. 1» est la carte que nous étudions ici. Mais de Martonne s’y réfère assez peu dans ce chapitre, et toujours de manière instrumentale: il ne la commente pas pour elle-même, mais s’en sert pour illustrer des exemples donnés dans le texte, comme on vient de le voir. À propos de la Renaissance, qui fut marquée par un «élargissement prodigieux de l’horizon géographique» (p. 8), il observe également que, de 1492 à 1522, l’horizon géographique, qui ne dépassait pas 60° en latitude sur 100° en longitude, s’est élargi jusqu’à embrasser presque toute la terre (fig. 1). On imagine facilement quelle révolution pouvait opérer dans les idées une suite aussi surprenante de découvertes. C’est ici qu’on saisit le mieux les rapports qui unissent l’histoire de la géographie à celle des voyages. (p. 8-9) La Renaissance, parce que l’horizon géographique acquiert alors une extension quasiment planétaire, permet donc une «révolution» dans l’histoire de la science géographique: le géographe peut en effet opérer des comparaisons à une échelle jusqu’alors inconnue, l’échelle planétaire, et commencer à élaborer une géographie véritablement générale. Une carte du monde fini à l’ouverture d’un traité de géographie physique générale Constatant que le monde est, pour ainsi dire, fini, de Martonne entend de fait dresser un état des connaissances géographiques dans le domaine physique à l’échelle de la Terre entière — c’est-à-dire, et c’est la fonction d’un «traité», de fonder une géographie physique générale moderne. Il s’agit de faire la synthèse de toutes les connaissances à un moment où les géographes peuvent s’appuyer sur un aperçu presque complet de la géographie terrestre. Première illustration de l’ouvrage, le planisphère de l’horizon géographique a pour fonction heuristique d’être le point de départ d’un bilan qu’Emmanuel de Martonne effectue en préambule de chacun des chapitres. Il construit ainsi toute une série de planisphères thématiques présentant l’état des connaissances météorologiques, atmosphériques, topographiques, océanographiques…, comme cette carte des fonds marins (fig. 2). Cet exemple propose une vision de la Terre en négatif, qui brouille nos repères habituels sur le dessin du globe: les fonds marins commencent à être connus, au même titre que les surfaces continentales, et ce n’est pas anodin (La densité des sondages révèle les progrès de l’océanographie mais la connaissance des fonds marins dépend aussi, à cette époque, des zones où l’on pose des câbles sous-marins — NDLR). L’horizon géographique n’est pas simplement un horizon continental, mais un horizon général de connaissance sur la planète Terre, qui intègre aussi bien les océans que les fonds marins, les courants aériens ou les profondeurs terrestres. Toutes ces cartes sont construites de fait sur le même modèle (qui est déjà celui de la Figure 1): elles opposent des zones connues et des zones mal ou non connues, en blanc. Elles donnent également le critère selon lequel les connaissances sont élaborées (ici, le nombre des sondages, mais ce peut-être la figuration des stations météorologiques, ou l’existence de levés cartographiques réguliers à grande échelle).
Ce dont on prend conscience, en regardant ces cartes, est que parler de monde fini dans les années 1900 ne peut être que très schématique: seules les grandes lignes sont connues et les taches blanches sont encore nombreuses (voire dominantes pour ce qui est des fonds marins). Notre objet certes n’est pas de discuter du thème du monde fini en géographie au début du XXe siècle (Palsky, 1995), mais on peut au moins rappeler que la Figure 1 et le propos qui l’accompagne sont de ce point de vue tout à fait de leur temps. L’idée même d’élargissement de l’horizon géographique est alors récurrente. Jean Brunhes, dans un article important de 1909 sur «Les limites de notre cage», écrit par exemple: Le degré de civilisation des groupes humains se mesure presque à l’étendue de leur horizon géographique. Hâtons-nous d’ajouter, pour la consolation de ceux et celles qui n’ont pas pu ou pas su voyager, que les individus peuvent n’avoir jamais contemplé d’autre horizon que celui de leur village tout en bénéficiant des connaissances plus lointaines du groupe dont ils font partie. Cette réserve faite, on peut affirmer que plus une société est puissante et affinée, plus les regards et les esprits se portent jusqu’aux extrémités du monde connu, et plus aussi quelques-uns de ses représentants, marchands ou savants, s’aventurent jusqu’à fouler les zones extrêmes. (p. 834) Ce texte a le mérite de pointer la relation existant entre l’étendue de l’horizon géographique d’une société, son «degré de civilisation» et sa puissance. La découverte du monde exprime en effet une dynamique politique et économique d’expansion (le «marchand») — et non pas seulement une logique d’extension du savoir (le «savant»). Autre intérêt de l’article de Brunhes, sa référence, au cours d’un bref historique des découvertes, au Traité de géographie physique d’Emmanuel de Martonne, qui «a fort bien résumé l’histoire des grandes découvertes: voy. notamment la carte de la p. 7» (p. 836). Il ne paraît donc pas possible de réduire la signification de la Figure 1, évoquée ici par Brunhes, à sa fonction illustrative ou à sa portée heuristique. De l’extension à l’expansion: la signification d’une carte de l’horizon géographique Ce que représente cette carte, dans la perspective la plus large, c’est un point de vue européen sur le monde, et même davantage: l’appropriation politique et scientifique du monde par l’Europe. Non seulement la carte est centrée sur l’Europe mais la notion même d’horizon géographique est pensée depuis l’Europe: c’est l’Europe qui voit et découvre le monde. Cette carte figure donc les différentes phases de la conquête de la planète par les Européens, même si de Martonne reste très pudique sur le mouvement d’expansion coloniale, son propos n’étant pas d’abord politique mais cognitif: la légende dit d’ailleurs non pas monde conquis ou colonisé mais «monde révélé» — ce qui n’en est pas moins très européocentrique… Son premier renvoi textuel à la carte intervient pourtant bien dans un passage sur «les conquêtes d’Alexandre» et de Rome (cf. plus haut): Dès l’antiquité, en effet, on peut observer que les progrès de la géographie sont liés d’une part à ceux de la connaissance du globe, c’est-à-dire aux guerres ou aux événements politiques, d’autre part aux progrès des sciences. (p. 6) L’horizon s’élargit donc en somme et peut-être surtout parce que des conquérants ont l’ambition d’étendre le périmètre de leur zone de pouvoir, et parce qu’ainsi «la connaissance du globe» progresse. Par ailleurs, si la référence au politique est ténue au début du texte, elle s’affirme davantage lorsque de Martonne aborde la géographie moderne, et en particulier le moment de son institutionnalisation dans le dernier tiers du XIXe siècle: Tout d’abord il faut noter un élargissement considérable de notre connaissance du globe, en rapport avec les perfectionnements des moyens de transport et la poussée coloniale de tous les États européens. Si le XIXe siècle n’a pas vu de découvertes aussi étonnantes que la Renaissance, il a, par une suite d’efforts continus et non sans dangers, renouvelé plus qu’aucune autre époque l’image géographique du monde. Son œuvre est particulièrement importante à l’intérieur des continents. […] On l’a justement fait remarquer, par la nouveauté des résultats, par l’imprévu des phénomènes physiques découverts, cette pénétration des continents a contribué plus qu’aucune autre circonstance à éveiller les idées et à hâter l’éclosion de la géographie scientifique. (p. 17-18) C’est la référence la plus explicite du chapitre à la colonisation: la conquête et l’appropriation de l’intérieur des continents sont vues comme deux conditions majeures de la mutation épistémique de la géographie après 1870. La colonisation ou la «pénétration des continents» (expression qui neutralise quelque peu la dynamique coloniale, mais c’est peut-être qu’elle ne s’y réduit pas totalement) s’avère ainsi tout à fait déterminante dans «l’éclosion de la géographie scientifique». Or, que de Martonne ait ainsi promu une telle interprétation de l’évolution de la géographie est, à notre connaissance, resté jusqu’à présent méconnu. Mais de Martonne laisse au total un peu dans l’ombre le ressort colonial de l’extension de l’horizon géographique. Ce n’est plus du tout le cas chez Maximilien Sorre (1880-1962), disciple le plus fidèle de Vidal de la Blache pour ce qui est de la conception de la géographie humaine comme écologie de l’homme. En 1948, Sorre réutilise en effet la Figure 1 dans un chapitre du second volume de son grand ouvrage, les Fondements de la géographie humaine, qui prend pour objet «les empires». La première phrase de ce chapitre dit assez sa teneur: «L’épanouissement du monde capitaliste coïncide avec une poussée irrésistible vers la constitution de grandes unités politiques qui élargissent aux dimensions du monde le cadre des États» (1948, p. 167). Il s’agit bien d’étudier l’impact politique résultant de l’extension du modèle d’économie capitaliste au monde entier: l’élargissement des formes politiques. D’emblée la notion d’élargissement a davantage trait, chez Sorre, à la formation d’empires (grands États, empires coloniaux, «blocs») qu’à la constitution du savoir géographique. Et la colonisation se trouve dès lors au fondement de son interprétation de la Figure 1: La colonisation européenne contemporaine est elle-même un fait multiforme d’une haute signification géographique. Elle a étendu au globe entier la domination d’un groupe humain dont la civilisation s’était formée à l’Occident de l’Eurasie, aboutissant à la formation d’organismes politiques originaux. (p. 170) Pour Sorre, assumant sans hésitation le paradigme biologisant hérité du XIXe siècle (commun à la majeure partie des géographes modernes), la colonisation matérialise ainsi l’extension à la (quasi-)totalité du globe d’une domination multiforme des Européens, et même «la conquête du globe par la race blanche» (p. 171). Sur un mode quelque peu variant mais très proche sur le fond, dans un paragraphe consacré à la découverte et au partage de la Terre, Sorre définit «l’expansion coloniale» comme la reconnaissance et l’aménagement de la terre. À chacune de ses poussées, l’œkoumène s’élargit (fig. 10). (p. 171-172) Cette «fig. 10» (p. 173) est précisément la carte d’Emmanuel de Martonne, reprise sans aucune modification. Dans un texte fort, qui réduit «l’œkoumène» à l’espace dominé par les Européens avec cette conséquence de confiner dans une sorte d’an-œkoumène les autres espaces de civilisation jusqu’à ce qu’ils soient intégrés dans l’aire coloniale européenne, Sorre ne se sert donc plus de la carte pour retracer l’histoire de la géographie ou fonder une géographie générale, mais bien pour illustrer les étapes de la découverte de la Terre, c’est-à-dire «celles de l’appropriation de la planète» par les Européens (p. 174). Conclusion Ce réemploi de la Figure 1 éclaire ainsi la signification profonde du document réalisé par de Martonne, en exhibant le ressort colonial de la «découverte» (à la fois au sens d’entrée en connaissance et au sens de conquête) du monde, ainsi qu’en mettant au jour les déterminants coloniaux de l’émergence d’un niveau mondial d’analyse en géographie. En effet, ce que montre la Figure 1, au final, c’est le processus par lequel le monde ou l’«œkoumène» européen prend la dimension du globe et devient Monde. Cette mondialisation est donc d’abord une européanisation, c’est-à-dire une colonisation. La carte d’Emmanuel de Martonne incarne ainsi la prise de conscience, assez générale autour de 1900 (Arrault, 2007b), que le monde s’est, pour ainsi dire, mondialisé, même si, fonctionnellement, elle est ancrée dans d’autres formes de pensée géographique de la totalité terrestre, notamment la géographie générale. Références bibliographiques ARRAULT J.-B. (2007a). «Le rôle de la reconnaissance dans la construction de la connaissance géographique. Aperçus généraux et application au cas de l’Antarctique». Cybergéo, n° 409, mis en ligne le 28-11-2007, modifié le 18-01-2008. ARRAULT J.-B. (2007b). Penser à l’échelle du Monde. Histoire conceptuelle de la mondialisation en géographie (fin du XIXe siècle/entre-deux-guerres). Paris: Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 3 tomes, thèse de doctorat. BERGER S. (2003). Notre première mondialisation. Leçons d’un échec oublié. Paris: Seuil, coll. «La République des Idées», 95 p. ISBN: 2-02-057921-9. BRUNHES J. (1909). «Les limites de notre cage». Le Correspondant, 10-12-1909, p. 833-862. DOLLFUS O. (1995). «Géopolitique du système monde». In BAILLY A., FERRAS R., PUMAIN D., Encyclopédie de Géographie. Paris: Economica, 1167 p., p. 667-694. ISBN: 2-7178-2899-0. DOLLFUS O., GRATAOUP Ch., LÉVY J. (1999). «Le Monde: pluriel et singulier». 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