N° 92 (4-2008)
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Exploration et transferts de savoir: deux cartes produites par des Africains au début du XIXe siècle
Camille Lefebvre, Isabelle Surun
C. Lefebvre, CEMAF (Centre d’étude des mondes africains – UMR 8071), Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. I. Surun, IRHIS (Institut de Recherches historiques du Septentrion - UMR 8529), Université de Lille III, et Centre Alexandre Koyré, Histoire des sciences et des techniques (UMR 8560). |
Les pratiques cartographiques africaines sont à la fois peu connues et peu étudiées. La cartographie produite en Afrique est le plus souvent analysée dans le cadre d’un transfert de savoirs de l’Europe vers l’Afrique. L’existence d’une cartographie non déterminée par la cartographie moderne européenne et l’idée que celle-ci ait pu jouer un rôle dans la formation des savoirs européens sur l’Afrique reste à approfondir. L’analyse de deux cartes produites par des Africains en Afrique pour un explorateur européen le permet, en révélant les échanges de savoirs et les transferts réciproques de connaissances et d’intérêts entre Africains et Européens dans le cadre de l’exploration de l’Afrique au XIXe siècle (fig. 1a, 1b et 2).
Lancée à la fin du XVIIe siècle par l’African Association, l’exploration de l’intérieur de l’Afrique commence par la partie septentrionale, accessible depuis Tripoli, à travers le Sahara, ou depuis la Sénégambie. Le terme de Soudan, repris du «Bilâd as-Sudâ» ou «pays des Noirs» des géographes arabes, est couramment utilisé pour désigner ce vaste espace subsaharien, aussi appelé à l’époque «Afrique centrale» (fig. 3). La curiosité savante, attisée par l’association londonienne qui y envoie plusieurs voyageurs, dont Mungo Park, et relayée ensuite par les sociétés de géographie fondées à Paris (1821), Berlin (1828), puis Londres (1829), se porte alors sur le réseau hydrographique de l’intérieur de l’Afrique, et en particulier sur le cours du fleuve Niger, dont on ignore la direction, la source, le tracé et l’embouchure, érigés en énigmes géographiques dont le corollaire est la localisation de Tombouctou. L’énigme est peu à peu résolue entre 1790 et 1830, par des voyageurs envoyés par l’African Association, les gouvernements britannique ou français, ou partis, comme René Caillié, dans l’espoir de recueillir un prix d’une société de géographie. Ces voyageurs collectent des informations géographiques sur les pays traversés et les transmettent à des géographes de cabinet qui les utilisent pour élaborer la carte de l’Afrique.
Les voyageurs européens qui parcourent ces régions de l’Afrique à cette période, généralement en petits groupes d’un à trois individus accompagnés de guides ou de commerçants africains, y trouvent des États constitués, petits royaumes ou vastes empires, avec les chefs desquels ils doivent compter, un islam dynamique et des populations dont ils dépendent pour assurer leur approvisionnement et leur gîte de chaque jour. Bien loin de parcourir un terrain conquis, ils doivent déployer des compétences linguistiques et sociales pour se faire accepter de la population et de ses chefs, et obtenir l’autorisation de poursuivre leur route. Parfois confrontés à des enjeux politiques locaux ou régionaux qu’ils ignorent, ils ne sont pas maîtres de leurs itinéraires. Leur quête d’informations géographiques les conduit cependant à entrer systématiquement en relation avec les commerçants, les voyageurs africains qui ont effectué le pèlerinage à La Mecque, les esclaves originaires d’autres pays, et l’entourage des chefs d’État, autant de détenteurs de connaissances diverses sur des espaces plus ou moins étendus, leurs routes, leurs fleuves, leurs cités, régions et pays. De telles interactions peuvent être particulièrement poussées et conduire à un dialogue fructueux, notamment lorsque l’interlocuteur est un lettré. C’est le cas de la rencontre entre le voyageur britannique Clapperton et le sultan de Sokoto, Mohammed Bello, à l’origine de la production des cartes présentées ici (fig. 1a et 2) et établies lors des deux voyages que Clapperton fit dans ce pays, en 1824 et 1827, puis publiées avec les récits qui en furent tirés. Toutes deux conçues à la cour du sultan Bello, à la demande de celui-ci et pour le même voyageur, mais dans des contextes sensiblement différents, elles permettent de comprendre comment ce type de carte pouvait être produit et d’aborder la question de l’utilisation des savoirs autochtones dans la production du savoir géographique européen. Par ces deux exemples, la carte apparaît véritablement dans sa fonction de médiation, d’interface sociale et culturelle. Ces cartes ne sont pas le fruit d’une représentation unilatérale mais d’un échange, d’une interaction entre une sollicitation européenne porteuse d’intérêts spécifiques et la volonté d’un pouvoir soucieux d’affirmer sa légitimité et sa souveraineté. Les intérêts de chacun s’ajoutent et se combinent dans des cartes qui reflètent les enjeux de cette rencontre. Leur analyse nous permet de questionner les différents contextes de la production de ces cartes, la compréhension par les pouvoirs locaux des enjeux géographiques et la réception par les géographes européens de ce savoir autochtone. Contextes de production des cartes Les objectifs des missions britanniques
Le capitaine Hugh Clapperton (1788-1827) a participé à des campagnes de la marine britannique sur les lacs canadiens avant d’être envoyé à Tripoli avec le docteur Oudney pour constituer la «mission Bornou», dont le commandement était confié à Denham. L’expédition, qui a quitté Tripoli en 1822, avait pour but la connaissance géographique et hydrographique du Soudan central (cours du Niger, lac Tchad, communication éventuelle entre le Niger et le Nil) et la conclusion de traités commerciaux avec les principaux souverains, notamment ceux du Bornou, royaume riverain du lac Tchad et de l’empire de Sokoto. Il s’agissait en particulier, dans le cadre de la lutte menée par les Britanniques contre les traites négrières, d’obtenir des chefs d’État africains une renonciation à leur participation à la traite interne et de les engager sur la voie d’un commerce «licite» avec les Anglais, qui espéraient détourner vers le Sud une partie des flux commerciaux qui alimentaient jusque-là le commerce transsaharien. Les voyageurs s’étant séparés, Clapperton poursuit seul, après la mort d’Oudney, sa route vers l’Ouest, espérant atteindre le Niger et en découvrir l’embouchure (fig. 4). Ainsi, lorsqu’il atteint Sokoto en mars 1824, muni de lettres de recommandation du pacha de Tripoli et du souverain du Bornou pour le sultan Bello, Clapperton est-il très amicalement reçu par celui-ci, qui lui accorde quinze entretiens au cours desquels se manifeste la vaste culture de Bello, alimentée par une bibliothèque familiale de manuscrits arabes. Mais alors que Clapperton revient constamment à la charge sur la question de la traite et du commerce avec les Anglais, vantant l’intérêt de la position de Sokoto qui pourrait devenir une plaque tournante dans le cas d’une réorientation des flux vers les côtes du golfe de Guinée, Bello semble lui accorder satisfaction tout en lui interdisant de poursuivre sa route vers le Sud. C’est dans ce contexte que Clapperton demande à Bello de lui faire établir une copie sur papier (fig. 1a) de la carte que celui-ci avait tracée à son intention dans le sable. Et c’est finalement par Tripoli que Clapperton rentre à Londres en 1825, porteur d’une lettre de Bello au roi Georges IV, demandant qu’on lui envoie un médecin et un consul et s’engageant à faire parvenir des émissaires en un point défini de la côte appelé Raka pour les accueillir et engager des relations commerciales avec les Anglais, à condition que ceux-ci se présentent en petit nombre et en échange d’une provision d’armes et de poudre. La perspective, esquissée dans cette lettre, d’une ouverture de relations commerciales et diplomatiques régulières avec ce souverain s’ajoute aux objectifs géographiques restés en suspens après le premier voyage et engage le gouvernement britannique à confier à Clapperton une seconde mission (fig. 5): il est chargé de retourner à Sokoto avec un médecin et des cadeaux, en passant par le point de la côte où devaient se trouver les émissaires de Bello. Raka se révélant inconnu des gens de la côte et les émissaires introuvables, Clapperton atteint Sokoto en octobre 1826, en arrivant cette fois par le Sud, par les régions dont l’accès lui avait été interdit lors de sa première visite. L’accueil chaleureux que lui témoigne Bello dans un premier temps ne tarde pas à tourner à l’incident diplomatique lorsque le sultan apprend que le voyageur est également chargé d’une mission auprès du cheikh du Bornou. Une guerre s’étant entre-temps déclarée entre Sokoto et le Bornou, cette destination est désormais interdite à Clapperton, qui se voit confisquer les présents destinés au cheikh. Les relations cordiales qui avaient caractérisé les entretiens entre les deux hommes pendant le premier séjour ne se rétablissent pas et Clapperton meurt d’une dysenterie que son serviteur et compagnon Lander, futur explorateur de l’embouchure du Niger, attribue aux contrariétés que lui aurait procurées la situation. C’est dans ce contexte difficile qu’a été établie pour Clapperton la seconde carte (fig. 2). Il convient cependant, pour comprendre les enjeux de la situation qui présida à la conception des deux cartes, d’envisager le contexte du point de vue de Bello et de la société locale.
Les contextes politiques africains (fig. 6) Lorsque Clapperton arrive à Sokoto pour la première fois, Mohamed Bello règne depuis près de sept ans sur le sultanat, créé à l’issue du mouvement de renouveau religieux et politique lancé en 1804 par son père, Ousman Dan Fodio, dont les objectifs étaient le retour à un islam purifié, à un pouvoir politique juste, le développement du savoir et l’amélioration des conditions sociales. Après plusieurs années de guerre, ce mouvement djihadiste s’est imposé sur une grande partie du Soudan central et a conquis la plupart des États haoussas. Les motivations religieuses se sont rapidement accommodées d’enjeux politiques et la volonté de construire un empire l’a emporté sur la lutte pour une religion purifiée. Depuis la mort de son meneur en 1817, le pouvoir est partagé entre Bello, à Sokoto, et Abdullaye Dan Fodio, son oncle, à Gwandu. La question de la succession a révélé un grand nombre de forces centrifuges au cœur du sultanat. Bello doit faire face au Tawaiya, terme qui désigne en haoussa les mouvements de résistance armée à l’hégémonie du sultanat de Sokoto (Last, 1967, p. 67; Lockhart, Lovejoy, 2005, p. 47-48). Ainsi, durant la première visite de Clapperton, Bello mène deux expéditions militaires contre les rebelles et ne cesse de le décourager de se rendre dans le Nyffé — ou Nupé —, car cette région est en rébellion contre l’autorité centrale. Clapperton, empêché ainsi de se déplacer comme il le souhaite, tente de remédier à cette situation par un recueil d’informations sur le cours du fleuve Niger et sur la géographie des régions méridionales, auprès des habitants de Sokoto et du sultan lui-même. Ces recherches entamées lors de son séjour à Kano le rendent rapidement suspect aux yeux du pouvoir et de certains habitants, en particulier des commerçants arabes résidant dans cette ville, qui y voient un danger pour leur hégémonie commerciale. Durant le second voyage de Clapperton, le sultanat est assailli sur plusieurs fronts: à l’Est par les attaques répétées de son puissant voisin du Bornou et au Nord par le réveil de la résistance du Gobir. Ces événements rendent problématique la présence d’un étranger représentant d’une grande puissance et en lien avec l’ennemi bornouan.
Les représentations africaines de la puissance britannique Durant ces deux séjours, Clapperton et le pays qu’il représente sont objets de méfiance. Le sultan Bello est intrigué dès le départ par la puissance de la Grande-Bretagne et ses visées impérialistes. Lors d’une des visites de Clapperton, Bello évoque le peuple anglais en ces termes: «Vous êtes un étrange peuple, et le plus puissant de tous les peuples chrétiens. Vous avez subjugué toute l’Inde» (Denham, Clapperton, Oudney, 1826, III, p. 99-100). En effet, les échos de la conquête de l’Inde par les Anglais sont parvenus à Sokoto. Clapperton doit alors justifier l’action britannique en arguant de l’amélioration des conditions de vie des musulmans indiens que celle-ci aurait permis. Bello lui demande aussi d’expliquer l’attaque anglaise d’Alger (1). Pour Bello, la puissance de la Grande-Bretagne ne fait aucun doute, ce qui détermine son attitude vis-à-vis de Clapperton. Face à un pouvoir militairement supérieur et impérialiste, les instances politiques du Soudan central ont pour stratégie, afin d’éloigner tout danger de domination, de faire alliance, voire de lui porter allégeance, du moins en apparence. Bello n’hésite donc pas à conclure une alliance avec le représentant de cette grande puissance. Au moment du second voyage, Bello est assiégé par El Kanemi sur sa frontière orientale. Clapperton alors n’apparaît plus simplement comme le représentant d’une grande puissance mais comme un danger potentiel, par l’aide qu’il pourrait apporter à l’ennemi et par les visées impérialistes du pays qu’il représente. Durant les cinq mois qu’il passe à Sokoto lors de son deuxième voyage, il est constamment suspecté et accusé. Il note dans son journal à la date du 24 janvier 1827: «Aujourd’hui le sujet de toutes les conversations de Sackatou est que les Anglais veulent se rendre maître du Haoussa» (Denham, Clapperton, Oudney, 1826, II, p. 134). La même crainte s’était répandue dans la population du Bornou lors du premier voyage: la mission, ayant pour instruction d’explorer le lac Tchad, comportait un charpentier de marine qui devait y construire une embarcation. Les habitants ayant eu vent de ce projet, la rumeur avait couru dans le pays que les Chrétiens voulaient construire des bateaux pour embarquer sur le lac et rejoindre leur pays par cette voie, puis revenir plus nombreux pour faire la guerre aux Bornouans. Denham, Oudney et Clapperton avaient alors jugé plus sage de renoncer à cette partie de leur programme (Denham, Clapperton, Oudney, 1826, I, p. 232-233). Une telle rumeur fait écho à l’idée, relevée par nombre de voyageurs européens dans certaines régions d’Afrique occidentale intégrées aux réseaux d’échanges commerciaux reliés aux côtes, d’un partage symbolique entre des Européens «maîtres sur l’eau» et des Africains maîtres des terres. En effet, ces voyageurs rapportent souvent la croyance selon laquelle les Européens, abordant les côtes du continent par voie maritime, ne vivraient que sur l’eau (2). On comprend alors que Bello ait eu intérêt, pour maintenir ce partage et éloigner la menace, à laisser croire que l’Océan était bien éloigné de ses États, et à laisser dans l’ombre l’embouchure du fleuve Niger ou à le présenter comme non navigable. Le sultanat de Sokoto, qui a des objectifs impérialistes et hégémoniques, est travaillé par des forces centrifuges dans les régions qui cherchent à regagner leur indépendance. Son leader est conscient de l’évolution de la situation internationale et de l’expansion de la puissance britannique. L’élaboration de chacune des deux cartes est issue d’une sollicitation européenne. En ce qui concerne la carte de Mohamed Bello (fig. 1a), la figuration est intervenue d’abord pour appuyer une démonstration géographique dans le cadre d’entretiens individuels avec Clapperton. Bello savait à la suite de ces discussions quel type d’information intéressait Clapperton, ce qui se traduit sur la carte. Quant à la deuxième (fig. 2), elle a été commandée par Clapperton à un mallam (ou lettré) membre de la cour de Mohamed Bello, sollicité en raison de son statut social et parce qu’il était originaire du Macina, mais avec lequel il n’a pas eu d’entretien individuel sur la géographie de la région. Pour ces deux cartes, un mois sépare la demande de l’obtention, ce qui pourrait correspondre au temps de réalisation, ou à un temps de réflexion sur les choix cartographiques à opérer. Les cartes que nous présentons ne sont pas les cartes originales, qui n’ont pas été retrouvées, alors même que d’autres cartes vernaculaires rapportées par Clapperton et non publiées à l’époque ont été conservées par la Royal Geographical Society (3). Espace et représentation du pouvoir à Sokoto au XIXe siècle Ces deux cartes sont des représentations élaborées qui utilisent des signes symboliques et des conventions. Les codes de représentation utilisés ne sont pas influencés par la cartographie européenne et, bien qu’elles aient été rédigées en arabe, l’influence des modes de figuration de la cartographie arabe n’y est pas évidente. La maîtrise de ce type de représentation témoigne surtout du fait qu’au-delà des influences extérieures et de la sollicitation européenne qui est à l’origine de leur production, il existait une pratique courante de figuration de l’espace, une simple sollicitation ne pouvant en effet être à l’origine d’une représentation aussi élaborée. Conventions cartographiques et registres du savoir Les cartes publiées sont orientées au nord, mais il est possible que cette orientation ait été imposée par les éditeurs pour se conformer aux normes européennes. Les documents comportent peu d’indices d’une orientation bien définie, puisque le texte arabe de la première carte, inscrit de droite à gauche sur la rive gauche du fleuve, en suit le cours, imposant à son lecteur de pratiquer une rotation de la feuille. Cependant, le texte du manuscrit arabe attribué à Bello, traduit et publié en annexe du premier voyage, contient une description géographique de la région qui obéit à d’autres codes (4). Les pays y sont présentés de proche en proche à partir de Sokoto, dans toutes les directions envisagées successivement et identifiées à l’aide des points cardinaux. Cependant lorsqu’il s’agit de situer un pays au sud d’un autre, le texte dit «à droite», ce qui suggère très fortement l’habitude d’une orientation à l’est. L’usage du terme yamîn, qui signifie «à droite» en arabe, pour désigner le sud, est d’ailleurs attesté dans plusieurs dialectes, comme c’est le cas pour le Yémen, qui doit son nom à sa situation méridionale au sein de la péninsule arabique. Ces deux cartes dessinent à petite échelle un large espace allant de la boucle du Niger à la frontière du Bornou pour la première et à Sokoto pour la seconde. La carte de Mohamed Bello comporte trois échelles. La rive droite est représentée à l’échelle régionale. Tous les États de la région y sont figurés de manière précise et sont disposés selon les distances et l’orientation. La partie gauche de la carte suit une échelle continentale. Dans un espace resserré sur la rive gauche du fleuve, le cartographe a accolé plusieurs noms d’États et de régions sans tenir compte des distances qui les séparent (fig 1b). Enfin la ville et la région de Sokoto relèvent d’une échelle locale. Ces différentes échelles de figuration semblent à la fois correspondre à un enjeu politique (mettre en valeur son propre territoire), mais aussi à différents niveaux de connaissance, l’un correspondant à un espace maîtrisé par le parcours et l’autre issu d’un savoir livresque. La carte de Mallam Mohamed est, elle aussi, structurée en fonction de l’orientation et des distances. Sur les deux cartes, la région de Sokoto et particulièrement sa capitale sont surdimensionnées par rapport au reste et figurées avec beaucoup de détails. Ces représentations s’appuient sur le réseau hydrographique qui fournit les repères nécessaires à la figuration. Elles sont centrées sur le cours du fleuve Niger, à la fois parce qu’il est le fleuve le plus important de la région et parce qu’il est l’élément qui intéresse le plus les Européens, et en particulier Clapperton. L’importance des différents cours d’eau est marquée par l’épaisseur du trait. Le réseau hydrographique est figuré avec précision, en particulier sur la carte de Mohamed Bello où, autour de Sokoto, tous les affluents de la rivière Sokoto sont représentés. Les deux cartes accordent une grande place aux espaces politiques et aux toponymes, qui sont représentés par des formes arrondies organisées en réseaux, de taille variable selon leur importance. Elles représentent un large espace régional rassemblant le territoire politique du sultanat de Sokoto, les territoires dépendants et certains États voisins. Cet espace régional est reconstitué par la synthèse de données partielles, issues de l’expérience et de connaissances savantes, et correspond à une production intellectuelle proposant un discours spécifique sur le territoire du sultanat de Sokoto. Les connaissances disponibles à la cour du sultanat, chez les lettrés qui entourent Bello, ainsi que celles dont fait preuve le sultan en personne excèdent cependant largement l’espace représenté, comme en témoignent à la fois les bribes de conversations rapportées par Clapperton et les manuscrits qui lui ont été confiés. On y décèle une stratification des références culturelles et un emboîtement des espaces de référence au sein desquels le sultanat de Sokoto vient prendre place. Les plus anciennes mentionnent les espaces et les personnages de l’Ancien Testament, qui appartiennent à la culture commune des trois monothéismes, où se côtoient Abraham, Japhet, Gog et Magog, la Palestine et l’Égypte. Un second ensemble renvoie à l’histoire et aux espaces de l’expansion de l’islam: il y est question des Berbères, de l’Espagne musulmane (5), tandis que les Chrétiens sont appelés Roums (6). L’Afrique occidentale préislamique y est représentée par des toponymes qui renvoient à d’anciens empires médiévaux (Mali, Tekrour), par des généalogies légendaires, comme celle qui mentionne Aminah, fille du prince haoussa de Zeg-Zeg, qui «atteignit dans ses conquêtes les côtes de l’Océan à droite et du côté de l’occident» (Denham, Clapperton, Oudney, 1826, III, p. 202). Des références à une histoire plus récente permettent d’entrevoir les fluctuations de la frontière religieuse dans l’espace ouest-africain: il y est question des Bambaras du Mali, «encore infidèles» (Idem, p. 210), tandis que l’énumération des provinces situées à la périphérie du sultanat, et notamment au Sud, se conclut par la mention suivante: «Dans toutes les provinces dont nous venons de parler, l’islamisme était inconnu avant que nous en fissions la conquête» (Idem, p. 204). Enfin, l’Afrique occidentale tout entière est inscrite dans un double lien géopolitique et commercial pluriséculaire, avec l’Afrique du Nord encore en partie sous domination ottomane (en particulier Tripoli) d’une part, et avec les Chrétiens qui fréquentent les côtes de l’océan Atlantique d’autre part (7). Par ailleurs, comme on l’a vu, l’expansionnisme de certains pays européens a des échos à l’intérieur de l’Afrique, surtout lorsque des peuples musulmans sont aux prises avec ces conquêtes. Ainsi, au Bornou comme à Sokoto, on savait que les Français avaient tenté de conquérir l’Égypte, et que les Anglais s’étaient approprié l’Inde. Représenter la puissance politique du Sokoto Ces cartes ont été réalisées à la cour du sultanat. La première fut élaborée par Mohamed Bello lui-même puis transcrite par l’un de ses savants et la seconde par un mallam ayant une position officielle, peut-être de secrétaire ou de scribe. Les auteurs sont donc des membres de la cour placés au cœur du pouvoir et la vision qu’ils proposent de l’espace du Soudan central s’en ressent. Ils présentent une vision idéalisée de la puissance et de l’importance de Sokoto. Ainsi, dans ces deux cartes, qu’elle soit représentée au centre comme dans la carte de Bello ou excentrée comme dans la carte de Mallam Mohamed, la capitale du Sultanat apparaît comme la ville la plus importante par la taille, dominant largement les autres centres urbains de la région, y compris Gwandu, Tombouctou ou Ségou, lieux dont l’importance est volontairement minorée. Il n’est pas étonnant que ces cartes accordent une place dominante à la ville de Sokoto. Créée par Mohamed Bello en 1809, elle est la capitale politico-militaire du Djihad et le symbole sa domination.
De la même manière, ces cartes représentent un sultanat de Sokoto dominant un territoire élargi. Les États haoussas conquis au moment du Djihad sont tous nommés et figurés de manière précise afin de révéler l’ampleur des conquêtes. Les variations d’échelles surdimensionnant la capitale et la région de Sokoto renforcent cette impression. La légende de la carte de Mallam Mohamed explicite cette représentation: «Tous ces pays, excepté Ounbori, sont sujets de notre seigneur, Mohamed Bello prince des croyants, puisse Dieu le rendre toujours victorieux pour la gloire des fidèles et l’extermination des infidèles» ([T] sur la fig. 2; Clapperton, 1829, II, p. 303). Le sultanat de Sokoto apparaît sur ces cartes comme le seul centre religieux de cette région élargie. Sur la carte de Bello (fig. 1), en effet, la seule mosquée représentée est celle de Sokoto (fig. 7). La légende de la carte de Mallam Mohamed insiste, elle, sur le fait que Sokoto est la capitale du prince des croyants (8). Aucune autre mosquée n’apparaît, ni dans les autres États issus du Djihad (Macina), ni dans les centres historiques de savoir islamique (Tombouctou ou Agadez), ni même dans les autres lieux importants du Djihad de Sokoto (Gwandu ou Kano). Sokoto apparaît comme un lieu saint, hégémonique sur l’islam de la région et Mohamed Bello est désigné comme le prince des croyants, c’est-à-dire comme le souverain de tous les musulmans ([A] sur la fig. 2; Clapperton, 1829, II, p. 298). L’image proposée est volontairement embellie, révélant la volonté de donner l’image la plus favorable possible du sultanat et le désir de propager largement un discours. Les concepteurs de ces cartes et leur commanditaire ont conscience qu’en transmettant cette représentation à un Européen, elle sera diffusée et véhiculera un discours sur leur État et sur leur pouvoir. Le fait que les cartes aient été réalisées sur papier, alors que la pratique locale à cette époque est celle d’une réalisation sur support éphémère, notamment sur le sable, montre qu’ils acceptent et qu’ils souhaitent que l’image offerte soit connue en Europe. En les donnant à Clapperton, Mohamed Bello exprime la volonté de faire apparaître son territoire comme un espace maîtrisé, dominant une large région sur laquelle il règne en tant que prince des croyants. Le choix de la représentation monumentale destinée à être conservée et diffusée en Europe implique des enjeux différents de ceux d’une simple carte d’itinéraire: présentée comme une carte de la route de Sokoto au Macina, la seconde carte (fig. 2) n’est pas pour autant réductible à une carte d’itinéraire, puisque le cheminement n’est pas linéaire et que les éléments géographiques et toponymiques n’apparaissent pas en fonction des déplacements. Les détours du Niger vernaculaire entre savoirs pratiques et savoirs savants Principal enjeu des interrogations de Clapperton, la figuration du cours du fleuve Niger représente l’un des intérêts majeurs de ces cartes. Pour les Européens se joue alors la résolution d’une énigme géographique et scientifique. Leur intérêt pour le fleuve est manifeste et n’échappe en rien aux autochtones qui y répondent de manière ambiguë. En effet, pour ces derniers, la représentation du fleuve correspond à d’autres enjeux, à la fois politiques, géopolitiques et savants, qui peuvent être éclairés par l’analyse des différentes étapes de l’élaboration de la carte de Mohamed Bello. C’est lors de la cinquième visite de Clapperton au Sultan le 20 mars 1824, alors que celui-ci réserve toujours son approbation concernant son voyage dans le Nyffé, que Mohamed Bello dessine pour la première fois, dans le sable, le cours du Niger: «He drew on the sand the course of the river Quarra, which he also informed me entered the sea at Fundah. By his account the river ran parallel to the sea coast for several days’ journey, being in some places only a few hours’, in others a days’ journey, distant from it» (Bovill, 1966, IV, p. 682) (9). Il est clair alors que le fleuve se jette dans la mer, c’est-à-dire dans l’océan Atlantique. Lors de la neuvième visite de Clapperton au sultan Bello, celui-ci réalise pour la seconde fois une carte dans le sable et répète que le fleuve se dirige vers la mer où il se jetterait à Atagara (10). Lors de sa treizième visite, le 30 avril 1824, le sultan accède à sa demande et lui remet un exemplaire sur papier de la carte: c’est la version transcrite pour la publication que nous connaissons aujourd’hui. Or, dans cette version, l’embouchure du fleuve Niger n’apparaît plus clairement. Son cours est distinctement détourné vers l’Est et la terminaison en est repoussée hors du cadre de la carte comme pour éviter de la représenter explicitement. Alors que dans la partie supérieure de la carte, autour de Sokoto, le réseau hydrographique est détaillé avec une grande précision, la ligne désignée par la légende comme représentant le Kouarra (ou Niger) est plus floue. La ville d’Atagara, désignée lors d’un des entretiens comme le point d’aboutissement du fleuve sur la côte, y figure bien, mais le fleuve Niger y coule en sens inverse (fig. 8). Pour éclairer la divergence entre ce que Bello a énoncé et dessiné lors des entretiens et la version sur papier qu’il remet à Clapperton au moment de son départ, plusieurs hypothèses peuvent être proposées.
On peut tout d’abord s’interroger sur l’étendue du savoir du sultan et de ses lettrés. Les connaissances de Mohammed Bello étaient plus précises sur les régions autour de Sokoto, qu’il maîtrisait par le parcours, que sur les régions au sud de la confluence de la Bénoué, qui ne lui étaient connues que par ouï-dire. Il savait que le Niger coulait vers le Sud, mais ne connaissait peut-être pas précisément le cours du Niger jusqu’à la côte où il ne s’est jamais rendu. Il a pu opérer une synthèse d’informations d’origines diverses dont il disposait, réunissant en un fleuve unique les cours d’eau dont il connaissait l’existence au nord de Katagum d’une part, au-dessus de Bauchi (Bausher sur la carte) d’autre part, et au sud de Korofa (Kora-raffa). Mais cette différence entre les savoirs ne peut expliquer le fait que la légende, en arabe et en anglais, affirme que le fleuve coule vers l’Égypte («This is the sea (river) of Kowara which reaches Egypt, and which is called the Nile») (fig. 9), en contradiction avec l’affirmation réitérée de Bello à Clapperton, selon laquelle le fleuve coulait vers le Sud et vers la mer. Mais il se peut que cette information ait été ajoutée a posteriori. En effet, le mot arabe Bahr, qui désigne dans la légende l’aboutissement du fleuve, peut signifier alternativement fleuve, mer ou Nil. Le choix de le traduire par «Égypte» a pu être effectué a posteriori par les rédacteurs de la carte en Angleterre. En effet, Clapperton qui a toujours été partisan de l’idée que le fleuve Niger se dirigeait vers l’océan Atlantique ne supervisa pas la publication de l’ouvrage puisqu’il était déjà reparti pour le Soudan. Il est possible que cette traduction ait été choisie soit par Salamé, qui a assuré la traduction de tous les documents en arabe, soit par John Barrow, éditeur de l’ouvrage, partisan de la thèse d’un débouché égyptien du Niger (Bovill, 1966, IV, p. 79-83). Sur la seconde carte (fig. 2) on retrouve la même volonté de ne pas figurer l’embouchure du fleuve qui n’y apparaît pas. La légende n’est pas non plus explicite puisque l’embouchure du fleuve n’y est pas évoquée et qu’elle affirme: «nous ne connaissons pas sa source, ni personne qui l’ait vue». La seule indication est que le fleuve «s’avance et se précipite de gauche à droite» ([W] sur la fig. 2; Clapperton, 1829, II, p. 309), ce qui peut se lire «du nord au sud» — pour la partie du cours qui traverse les États de Sokoto — dans le cadre d’une orientation à l’est, sans que soit précisé son débouché. La légende est en revanche très claire sur les conditions de navigation sur le fleuve: «Le Kouarra a des roches et des montagnes qui brisent et mettent en pièces tous les navires qui sont poussés vers leur masse» ([W] sur la fig. 2; Clapperton, 1829, II, p. 309). Pourtant, lors du premier voyage, dans le cadre de discussions informelles, Clapperton avait déjà obtenu de Bello des informations plus précises et plus réalistes indiquant les zones et les moments où le fleuve était navigable et ceux où il ne l’était pas (Bovill, 1966, IV, p. 682-688). L’auteur pourrait ici chercher à dissuader ceux qui voudraient essayer de naviguer sur le fleuve.
Le fait qu’entre les conversations et la réalisation de la carte sur papier certaines informations aient été modifiées pourrait témoigner de la compréhension par le pouvoir du sultanat du caractère stratégique de la carte en tant qu’instrument de domination et outil de souveraineté. Les informations pourraient ainsi avoir été sélectionnées et les choix de représentation effectués en fonction de l’utilisation possible des renseignements transmis, révélant ainsi l’inquiétude des populations devant l’usage que les Européens auraient pu faire d’informations précises sur le cours du fleuve. Clapperton évoque cette idée dans son journal. Lors de son premier séjour à Kano, il surprit, un soir, une conversation entre deux serviteurs de la mission à propos du fleuve. Lorsqu’il chercha, le lendemain, à obtenir d’eux des renseignements, ils lui donnèrent une version entièrement différente de ce qu’il les avait entendus dire la veille. Clapperton en conclut qu’«ils imaginent que si les étrangers connaissaient le cours de la Kouarra, ils viendraient s’emparer de leur pays» (Denham, Clapperton, Oudney, 1826, III, p. 15-16). Les modifications de la carte pourraient révéler ainsi ces inquiétudes et la compréhension par Sokoto de l’enjeu géostratégique que pouvait représenter ce savoir. Mais il est aussi possible que Clapperton se soit inconsciemment livré à une reconstruction des craintes des habitants, leur prêtant ainsi son propre raisonnement stratégique. Enfin, on peut envisager les versions successives de la carte comme la manifestation d’une mobilisation de différents registres de savoirs selon les types de supports utilisés. Le cours du fleuve tel qu’il apparaît sur la carte est en effet conforme à la doxa de la géographie arabe, héritée de la géographie ptoléméenne: un Niger qui n’est qu’un amont du Nil, lui-même conçu de façon symétrique du Danube. Tandis qu’à l’oral, lors des entretiens, Bello a évoqué le cours du fleuve tel qu’il le connaissait par ouï-dire, le passage à l’écrit mobilise un autre type de savoir, livresque celui-ci. L’évolution de la carte serait ainsi le reflet de la superposition, ou de l’entrecroisement, d’un savoir concret des voyageurs et des marchands, repris dans un premier temps par Bello et d’un savoir livresque et théorique des lettrés musulmans nourris de géographie arabe qui lui a semblé plus approprié à une représentation écrite. Une réception problématique À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, les géographes européens font couramment usage de savoirs vernaculaires obtenus auprès d’informateurs africains, souvent identifiés comme tels avec précision. Ainsi le géographe britannique Rennell trace-t-il sur la carte qu’il réalise en 1790, pour rendre compte du voyage du major Houghton patronné par l’African Association, les itinéraires de deux marchands marocains et d’un Fezzanais ayant pratiqué le commerce transsaharien (Rennell, 1790-1793). Il élabore d’ailleurs une méthode statistique qui lui permet de convertir les journées de route des caravanes en distances à reporter sur la carte, en tenant compte de la durée totale du parcours (Rennell, 1804, p. 280-283). En 1848 encore, dans Le Grand Désert, Daumas décrit les itinéraires transsahariens en s’appuyant exclusivement sur des «renseignements reçus de la bouche des indigènes», dont il fait la matière d’un récit de voyage fictif attribué à un commerçant saharien (Daumas, Ausonne de Chancel, 1848). Les itinéraires des caravanes de marchands dans l’intérieur de l’Afrique constituent une source dont l’intérêt ne se dément pas pendant toute la première moitié du XIXe siècle, comme en témoigne la publication dans le Bulletin (3e série, XI, 1849, p. 100-104) et dans les Mémoires de la Société de géographie des «Itinéraires compris entre le Maroc, Tombouctou et le Sénégal», recueillis par l’orientaliste Venture de Paradis plus de soixante ans auparavant. Le recours à ce type de source sert à établir en première approche les distances entre les principaux points de l’intérieur, à combler des lacunes entre les itinéraires relevés par des voyageurs européens encore peu nombreux, mais aussi à préparer de nouveaux voyages que facilite la connaissance des routes habituellement empruntées par les marchands autochtones, parfois sur de très longues distances: ainsi, dans la même livraison du Bulletin de la Société de géographie figuraient des instructions pour le voyage de Raffenel, qui devait se rendre du Sénégal en Égypte. Qu’ils aient été recueillis en Europe, sur les côtes ou à l’intérieur de l’Afrique, ces savoirs pratiques sont mis en cartes, au même titre que les itinéraires des explorateurs qu’ils recoupent et corroborent. Publiées avec les récits des voyages de Clapperton, les deux cartes poursuivent leur existence en Europe où elles attirent l’attention des géographes et entrent ainsi dans la bibliothèque géographique européenne. On pouvait donc s’attendre à ce que les deux cartes recueillies par Clapperton soient considérées comme des documents de grande importance et fassent l’objet de nombreux commentaires. Or il n’en fut rien. Dans la présentation que fit John Barrow, secrétaire de l’Amirauté, des notes qui avaient servi à établir le texte du récit du premier voyage et des documents contenus dans l’appendice, il n’en est fait nulle mention: seuls trouvent grâce aux yeux de Barrow les échantillons d’histoire naturelle — pourtant très défectueux — rapportés par Denham et Clapperton, confiés pour analyse aux meilleurs spécialistes britanniques, et la capacité des deux voyageurs à effectuer des relevés astronomiques fiables de leurs positions (Barrow, 1826). Quant à l’introduction au second voyage, rédigée par le même Barrow, elle mentionne, parmi les documents publiés en appendice au voyage, des «notices» concernant «le cours et la fin du fleuve qui a été, improprement à ce qu’il paraît, nommé Niger», mais non la carte qui les accompagne. Le seul commentaire que concède Barrow à ce sujet ne porte pas sur le document proprement dit, mais consiste à prendre acte d’une orientation du fleuve au sud et à lui refuser, de ce fait, «tout droit de conserver le nom de Niger», donné par les anciens à un fleuve qui traversait l’Afrique pour rejoindre le Nil. En préconisant l’adoption du nom de Kouarra, «sous lequel il est universellement connu dans le Soudan», Barrow procède ainsi à une indigénisation du fleuve, mais lui dénie de ce fait l’intérêt que lui conférait l’identification prestigieuse avec le Niger des anciens (Barrow, 1829). Comment expliquer un tel désintérêt pour ces cartes et les notices qui les accompagnent? L’attitude du géographe français Jomard, membre de la Société de géographie de Paris et fondateur du cabinet des cartes de la Bibliothèque du Roi, peut nous éclairer sur ce point. Lecteur attentif de tous les récits de voyage en Afrique et avide d’informations géographiques sur ce continent, il a été chargé du rapport sur le voyage de René Caillié à Tombouctou et en a dressé la carte-itinéraire. Il publie, à la suite du récit de Caillié, d’abondantes Remarques et recherches géographiques sur le voyage de M. Caillié dans l’Afrique centrale, dans lesquelles il expose sa méthode cartographique ainsi que les arguments qui permettent d’établir l’authenticité de ce voyage (Jomard, 1830). C’est dans ce cadre qu’il revient sur les documents rapportés par Clapperton, qu’il appelle, après celui-ci, «cartes indigènes» (Idem, p. 270-275). L’essentiel de sa démonstration vise à établir que le récit de Caillié et les cartes dressées dans l’entourage de Bello décrivent bien le même espace. Il y cherche en effet une confirmation des informations rapportées par Caillié et analyse plus particulièrement la seconde carte en s’intéressant «aux pays communs à cette description et à l’itinéraire». Il résume le texte de la légende en en sélectionnant et en en réordonnant l’information selon ses centres d’intérêt, qui sont aussi ceux des géographes de l’époque. Négligeant la présentation de la route de Sokoto au Macina, il relève les éléments de description du cours du fleuve Niger ou Quarra, qu’il replace dans un ordre allant de l’amont à l’aval, ce qui correspond à l’itinéraire suivi par Caillié mais non à la carte et à sa légende, où les lieux se succèdent le long du fleuve et sont désignés par des lettres consécutives de l’alphabet depuis Sokoto [A] jusqu’à Djenné (Djéri) [M], en passant par Tombouctou [K] et [L]. Il y relève la mention de deux bras, nommés Balio ou rivière noire [N] et Raniou ou rivière blanche [O], ce qui corrobore le récit de Caillié qui en a décrit le confluent, mais il opère là aussi un retournement de l’espace: tandis que, du point de vue de Sokoto, le premier «s’étend» jusqu’au Fouta Djalon et le second jusqu’au Fouta Toro, pour Jomard, ils en viennent. L’identité des toponymes, associée à celle de la disposition des lieux, doit selon lui emporter la conviction. Considérant que «l’altération des noms de lieux n’empêche pas de les reconnaître», il s’attache à en expliquer les déformations par la confusion de deux caractères arabes par le traducteur anglais, ce qui lui permet d’identifier la Djenné de Caillié au Djéri du document: «M. Caillié nous ayant appris que la position de Djenné est dans une île, on la reconnaît aussitôt dans celle de Djéri, située en effet à sept journées de Ségo.» Mais l’identité des toponymes le rend parfois moins regardant sur les différences entre les deux descriptions. Ainsi, reconnaissant le lac Debo de Caillié dans la transcription arabe Djebou, il affirme que ce lac «est bien ici à la place où l’a vu M. Caillié, entre Temboctou et le confluent des deux branches», alors que le texte accompagnant la carte le situe au «pays de Djelghoudji» [S], et non sur le fleuve. Cependant, l’usage que fait Jomard des deux cartes et de la légende qui accompagne la seconde consiste exclusivement en cette opération de reconnaissance de ce que lui ont déjà appris les voyageurs européens. Ces documents ne sont pas pris en considération pour eux-mêmes, dans leur intégralité, mais par bribes, lorsque le savoir qu’ils exposent coïncide avec le récit des voyageurs. Jomard reconnaît d’ailleurs la perplexité qu’il a éprouvée devant le texte de la légende, qui lui est apparu, lors de sa publication, comme un «récit […] fort obscur», jusqu’à ce que son propre travail de mise en carte de l’itinéraire de Caillié lui permettre d’en saisir quelques éléments: «On pourrait lire en partie le texte africain, avec la nouvelle carte à la main, pour les pays communs à cette description et à l’itinéraire, c’est-à-dire, jusqu’à Temboctou. J’ajouterai même qu’elle aurait été complètement inintelligible pour moi, sans le secours de cette carte.» (Idem, p. 270-271. «la nouvelle carte» est celle qu’il a élaborée pour le voyage de Caillié). Jomard pose ainsi le problème de la commensurabilité entre des savoirs hétérogènes: savoirs vernaculaires et savoirs des géographes européens. Il n’ignore pas pour autant le fait que les savoirs rapportés par les explorateurs ont pour origine des informateurs africains et reconnaît à ces derniers un sens de l’orientation d’«une exactitude surprenante»: «Les indigènes ont une extrême habitude pour indiquer la direction des lieux plus ou moins éloignés: ils se trompent rarement dans cette indication, et ils montrent du doigt avec justesse le point où il faudrait se diriger pour aller en ligne droite à tel lieu donné» (Idem, p. 185 et 236). Il ne considère pas non plus les explorateurs comme étant d’une fiabilité exemplaire dans la transmission de l’information et met souvent en doute leur capacité à enregistrer par écrit sans les déformer les toponymes indiqués oralement par leurs guides. Les explorateurs font donc figure de passeurs entre les géographies vernaculaire et européenne en transmettant des informations puisées à des sources africaines et en les transcrivant en des termes qui les rendent utilisables pour la construction de cartes. Or, précisément, les documents obtenus à la cour de Sokoto et rapportés par Clapperton ne constituent pas une somme d’informations géographiques susceptibles d’être intégrées dans des cartes: ce sont déjà des cartes. Et c’est parce qu’elles organisent leurs savoirs selon un code, un mode de représentation de l’espace et une logique formelle qui leur sont propres qu’elles apparaissent aux yeux des géographes européens comme des objets illisibles, donc incompréhensibles. Jomard donne un indice de cette incompréhension du code graphique dans les remarques qu’il fait sur la première carte: «Par défaut de place, Bello a rapproché étrangement Ségo de Massina, et le Fouta de Djenné» (Idem, p. 275). Il interprète comme un non respect des distances, et donc comme une erreur du cartographe, qu’il attribue à une utilisation maladroite de l’espace de la feuille, une figuration qui relève plutôt d’une variation des échelles entre le proche et le lointain, procédé que l’on reconnaît dans bien des géographies vernaculaires: l’environnement proche y est représenté à grande échelle tandis que la représentation des lointains mobilise une plus petite échelle, ce qui paraît, aux yeux d’un lecteur accoutumé au code de la cartographie occidentale, écraser les espaces périphériques de la carte. Par ailleurs, sur le point qui intéresse le plus les géographes de son époque, à savoir l’orientation du fleuve Niger après Tombouctou et son embouchure, qu’il présente en conclusion de son travail en discutant les différentes hypothèses en vigueur, Jomard ne mentionne plus du tout ces documents cartographiques — il est vrai un peu contradictoires entre eux sur ce point. Mais il fait état de la conviction de Clapperton, pour qui le fleuve s’oriente vers le Sud et débouche dans le golfe de Guinée, sans s’interroger sur la part des savoirs locaux, avec lesquels ce voyageur a été en contact, dans la formation de cette conviction. Tout le mérite de la découverte est ainsi transféré par le géographe européen du détenteur d’un savoir local vers l’explorateur, passeur de ce savoir dans le langage européen. Conclusion Ces deux cartes, issues de savoirs vernaculaires complexes et articulés, réalisées sur papier à la demande d’un voyageur européen, puis publiées en Europe, font presque figure d’hapax, tant ce type de document est rare. Une telle rareté est ici renforcée par l’ensemble documentaire exceptionnel qui accompagne les cartes proprement dites: le récit de voyage, qui relate les différents entretiens entre Clapperton et Bello, permet, malgré son caractère unilatéral, de reconstituer au moins partiellement les différents contextes de leur production, tandis que les manuscrits arabes qui les accompagnent, qu’il s’agisse explicitement de la légende de l’une des cartes, de notices historiques et géographiques sur les pays représentés ou de descriptions plus générales, donnent accès en profondeur à des savoirs multiples et stratifiés, inscrits dans une culture qui ne relève pas seulement de l’échelle locale ou régionale et permettent de rendre compte de modes de représentation de l’espace fortement déterminés par une perspective politique. L’ensemble révèle la multiplicité des points de vue à l’œuvre dans la production de ces cartes, que l’on peut considérer comme le résultat hybride d’un travail à quatre ou à six mains, plutôt que comme l’œuvre d’un auteur unique. S’y mêlent en effet l’intérêt des Européens pour le réseau hydrographique, dont les cartographes africains ont tenu compte, la volonté d’un pouvoir étatique d’établir sa notoriété en Europe en mettant en scène sa position hégémonique dans la région, et les zones d’ombre, enfin, savamment entretenues par un chef d’État africain qui hésite à s’engager dans un processus d’établissement de relations diplomatiques et commerciales avec la première puissance maritime européenne, dont l’impérialisme commençait à se manifester sur tous les continents. Cette hésitation traduit bien la méfiance que pouvait susciter en Afrique une telle expansion, mais aussi la capacité de réaction des sociétés et des États africains, non encore soumis à une pression telle qu’ils n’auraient pas eu d’autre choix que d’ouvrir leurs portes aux commerçants anglais. La mort de Clapperton à Sokoto et l’échec de sa mission ont sans doute contribué à marginaliser la région dans l’ordre des préoccupations diplomatiques du gouvernement britannique: lorsque la mort de Clapperton et les conditions de l’échec de sa mission ont été connues en Europe, l’attitude de Bello y a été unanimement condamnée comme une trahison de la parole donnée et comme une preuve de la fourberie de ce chef africain. Les Anglais n’ont pas manqué de s’interroger sur la sincérité des propositions contenues dans la lettre de Bello au roi d’Angleterre et de se demander si la méprise sur le point qui devait servir de ralliement (Raka s’est révélé n’être en rien un port, ni côtier, ni fluvial) était due à l’ignorance ou à la malignité de son auteur. John Barrow, dans l’introduction au second voyage, semble pencher pour l’ignorance (Barrow, 1829, I, p. XVI-XIX). Mais ces circonstances ne suffisent pas à expliquer l’ignorance dans laquelle les spécialistes européens ont tenu ces cartes autochtones qui avaient pourtant bénéficié de la même diffusion que les récits de Clapperton. Relevant de normes cartographiques et de modes de représentation de l’espace formellement éloignés des habitudes scientifiques européennes, elles ont à peine été utilisées pour leur contenu informatif par des géographes qui peinaient à les décrypter. Elles font par conséquent figure d’objets cartographiques oubliés (11), illisibles dans leur spécificité, jusqu’à ce que Reclus, à la fin du siècle, y jette un regard neuf, sensible aux représentations de l’espace qui les informent (12). Sources Premier voyage BOVILL E.W. (1966). Mission to the Niger IV, The Bornu Mission 1822-1825, Cambridge: Cambridge University Press, coll. «Works issued by the Hakluyt Society», Second Series, vol. CXXX, t. 4, 798 p. DENHAM D., CLAPPERTON H., OUDNEY W. (1826). Voyages et découvertes dans le nord et dans les parties centrales de l’Afrique: exécutés pendant les années 1822, 1823 et 1824 par le major Denham, le capitaine Clapperton et feu le Dr. Oudney. Paris: A. Bertrand, 3 vol., 366 + 378 + 428 p. (traduit de l’anglais par MM. Eyriès et de Larenaudière). Second voyage LOCKHART J.B., LOVEJOY P., ed. (2005). Hugh Clapperton into the Interior of Africa. Records of the Second Expedition 1825-1827. Leiden/Boston: Brill, coll. «Sources for African history», XIII-544 p. ISBN: 90-04-14155-3 CLAPPERTON H. (1829). Second voyage dans l’intérieur de l’Afrique depuis le Golfe du Bénin jusqu’à Sackatou par le capitaine Clapperton pendant les années 1825, 1826 et 1827 suivi du voyage de Richard Lander de Kano à la côte maritime. Paris: A. Bertrand, 2 vol., XLVI-329 + 343 p. (traduit de l’anglais par MM. Eyriès et de La Renaudière). NB: Les éditions françaises sont disponibles sur le site de la BNF BARROW J. (1826). «Note préliminaire» au «Journal d’une excursion par le capitaine Clapperton». In DENHAM D. CLAPPERTON H., OUDNEY W., Voyages et découvertes dans le nord et dans les parties centrales de l’Afrique, au travers du grand désert, jusqu’au 10e degré de latitude nord, et depuis Kouka, dans le Bornou, jusqu’à Sackatou, capitale de l’Empire des Fellatah, exécutés dans les années 1822, 1823 et 1824. Paris: A. Bertrand, t. II, p. 319-324. BARROW J. (1829). «Introduction». In CLAPPERTON H., Second voyage dans l’intérieur de l’Afrique, depuis le Golfe de Bénin jusqu’à Sackatou. Paris: A. Bertrand, t. I, p. XXXV-XXXVI. DAUMAS E., CHANCEL A. DE (1848). Le Grand Désert, ou Itinéraire d’une caravane du Sahara au pays des Nègres (royaume de Haoussa). Paris: N. Chaix, XV-443 p. DESCHAMPS H., éd. (1967). L’Afrique occidentale en 1818, vue par un explorateur français, Gaspard Théodore Mollien. Paris: Calmann-Lévy, coll. «Temps et continents», 300 p. ISSN: 1152-0302 JOMARD E.-F. (1830). «Remarques et recherches géographiques sur le voyage de M. Caillié dans l’Afrique centrale». In CAILLIÉ R., Journal d’un voyage à Temboctou et à Jenné, dans l’Afrique centrale, précédé d'observations faites chez les Maures Braknas, les Nalous et d'autres peuples; pendant les années 1824, 1825, 1826, 1827, 1828. Paris: Imprimerie Royale, t. III, p. 145-300. RECLUS É. (1887). Nouvelle Géographie Universelle. La Terre et les hommes. XII- L’Afrique occidentale, archipels atlantiques, Sénégambie, Soudan occidental. Paris: Hachette, 751 p. RENNELL J. (1790-1793). Esquisse de la partie septentrionale de l’Afrique, tracée en 1790 et corrigée en 1793, d’après les notions géographiques recueillies par la Société d’Afrique. Paris: BNF Cartes et Plans, Ge D 11506 A. RENNELL J. (1804). «Construction de la carte d’Afrique». In LEDYARD J., LUCAS S. Voyages de MM. Lédyard et Lucas en Afrique, entrepris et publiés par ordre de la société anglaise d’Afrique. Paris: Xhrouet Déterville, an XII, 2 vol., XXIV-548 p. Bibliographie BASSET J.T. (1998). «Indigenous Mapmaking in Intertropical Africa». The History of Cartography, vol. II, book 3, p. 24-48. BASSET J.T. (2008). «Maps and Mapmaking in Africa». In SELIN H., Encyclopaedia of the History of Science, Technology and Medicine in Non-Western Cultures. Berlin, New York: Springer-Verlag, vol. 2, p. 1270-1273. BERNUS E. 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Le voyageur français Mollien l’observe à plusieurs reprises au cours de son voyage en Sénégambie et en Guinée et rapporte en particulier la mise en garde que lui fit un chef de village en ces termes: «Si tu es maître sur l’eau, tu ne l’es pas sur la terre» (Deschamps, 1967, p. 120 et 146). 3. Royal Geographical Society LMS B.22 Beechey, H.W. Beechey, 1821, Letters to John Barrow from Tripoli. Rough notebook of his journey to Libya. Dated 4th November, LMS116; Royal Geographical Society Mr Nigeria S/S 39 A collection of Route Maps of the Niger River, together with original letters from Clapperton and others. 4. «Manuscrit arabe apporté de l’intérieur de l’Afrique par le capitaine Clapperton, contenant une relation ou tableau historique et géographique du royaume de Tekrour, gouverné aujourd’hui par le sultan Mohammed-Bello de Haoussa, extrait d’un plus grand ouvrage composé par ce prince» (Denham, Clapperton, Oudney, 1826, III, p. 194-211). La même observation se vérifie pour les différentes «notices» des pays, publiées à la suite de la légende de la seconde carte, dans les annexes du second voyage. 5. Ainsi Clapperton note-t-il dans son journal, le 30 avril 1824: «Nous eûmes une longue conversation sur l’Europe. Il me parla de l’ancienne domination des Maures en Espagne, et apprit avec plaisir que Gibraltar nous appartenait» (Denham, Clapperton, Oudney, 1826, III, p. 119). 6. Terme qui apparaît dans la littérature arabe et ottomane pour désigner les «Romains» de l’ancien Empire romain d’Orient, c’est-à-dire essentiellement les Byzantins, et qui s’est ensuite étendu à tous les chrétiens (article «Rûm», Encyclopédie de l’Islam. Paris: Maisonneuve, 1960, p. 620-625). 7. Il est question à plusieurs reprises de «deux souverains chrétiens» qui envoient leurs navires commercer dans les ports de la côte, à l’ouest comme au sud, «de temps immémorial» (Denham, Clapperton, Oudney, 1826, III, p. 203, 207, 210). Les peuples chrétiens dont il s’agit ne sont pas nommés, et il ne peut s’agir des mêmes depuis le début, puisque les Portugais ont fréquenté ces côtes presque seuls aux XVe et XVIe siècles, avant de voir les Hollandais leur disputer leurs comptoirs au XVIIe siècle. Depuis le XVIIIe siècle, ce sont surtout les Français et les Anglais qui s’y partagent l’hégémonie. Pour imprécises qu’elles soient — ce qui s’explique par l’absence de contact direct entre le sultanat et le commerce aux côtes de l’Atlantique — de telles mentions insistent sur l’ancienneté de la présence européenne et montrent que les sociétés de l’intérieur de l’Afrique occidentale connaissaient l’existence des peuples européens bien avant d’en rencontrer les premiers représentants au XIXe siècle en la personne des explorateurs. 8. Amir Al-mu’minim en arabe ou Sarkin musulmi en haoussa. Titre califal adopté par Mohamed Bello à la suite de son père, dont l’usage s’inscrivait dans la lignée des grands califats arabes historiques et impliquait une prétention à leur succession: ce n’est ni un malik (roi — sans symbolique religieuse), ni un simple amîr (prince ou chef politico-militaire). D’autres chefs d’État de la région en ont également fait usage, comme Cheikh Ahmad du Macina ou les sultans du Bornou et de l’Aïr (Last, 1967, p. 46-47). 9. La traduction française abandonne une partie des éléments nécessaires à la démonstration: «Il traça sur le sable le cours du Kouarra, et je reconnus qu’il coulait, pendant une distance de plusieurs journées de marche, parallèlement à la mer, dont en quelques endroits, il n’était éloigné que de cinq ou six milles» (Denham, Clapperton, Oudney, 1826, III, p. 89). 10. «Il traça ensuite sur le sable le cours du Kouarra, et les lignes de démarcations des contrées environnantes. Je le priai de me faire faire par un de ses savants une carte de cette rivière, ce qu’il me promit» (Denham, Clapperton, Oudney, 1826, III, p. 100). «The sultan again drew on the sand the course of the Quarra, with the outline of the adjoining countries. I now requested him to order one of his learned men to make me a chart of the river, on paper, which he promised to have done. The sultan restated that Funda is the name of the place where the Quarra enter the sea, during the rainy season; and that Tagra (Atagara), a town on the sea-coast, where many Fetatahs reside, is governed by one of his subjects, a native of Kashnna, named Mohamed Mishnee» (Bovill, 1966, IV, p. 688). 11. Mis à part l’article du Blackwood’s Edinburgh Magazine de 1826 qui fait allusion à la carte de Bello, ainsi que l’usage qu’en aurait fait le voyageur allemand Heinrich Barth dans la préparation de son propre voyage dans la région, au milieu du siècle (Basset, 1998), l’usage que font les contemporains du savoir géographique de Bello renvoie exclusivement au texte, et non à la carte. 12. «Le rempart de Sokoto, bâti par le sultan Bello au commencement du siècle, est un carré d’une régularité parfaite, ayant 2 750 mètres de côté: la carte qu’en donna le souverain à son visiteur Clapperton et où tous les pays circonvoisins sont représentés en perspective jusqu’au marché d'Atagara, sur le littoral marin, témoigne de l’importance que sa capitale avait aux yeux du chef des croyants Foula» (Reclus, 1887, p. 603). Remerciements Nous remercions Jamie R. Bruce Lockhart, Paul Lovejoy et Jean-Louis Triaud pour leurs commentaires sur une version préliminaire de cet article. |