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Oum Kalsoum, quatrième pyramide, symbole de l’Égypte et du monde arabe

«Oum Kalsoum, la quatrième pyramide»: c’est sous ce titre, évoquant monumentalité et éternité, que l’Institut du Monde arabe a consacré une exposition à celle qui a su accéder au pouvoir de faire vivre l’Égypte et le monde arabe dans le climat de sa voix pendant quarante ans.

Le contenu de l’exposition et les publications qui l’accompagnent intéressent les géographes pour l’analyse des liens symbiotiques pouvant unir une personne à un espace, au point d’en fortifier l’identité culturelle, d’une part, et d’en épouser la cause politique, d’autre part. Incarnant l’Orient par son art autant que l’Orient est devenu indissociable d’elle-même, Oum Kalsoum était parvenue à devenir une figure emblématique du panarabisme.

Gardienne de la musique arabe

Comment expliquer que son art ait pu être à ce point en résonance avec l’esprit du monde arabe? Personnage hiératique fascinant, à la voix tonnante et au geste puissant, elle disposait d’une technique vocale sans pareille. Ses chansons, évoquant la perpétuelle mise en abyme du manque: amour impossible, désir emmuré, séparation, jalousie, ont séduit le monde arabe, trouvant dans sa voix et la musique traditionnelle qu’elle défendait matière à émotion. Bien que formée à la récitation du chant coranique, c’est d’une voix gémissante et languissante qu’elle s’adressait à un public pour qui la sexualité était taboue; c’est là la fascinante alchimie des contraires qui la caractérisait, où se fonde sensualité et sacré.

Que dire de son intelligence interprétative, si ce n’est que la chanson longue, le temps étiré, était son paradigme. On perçoit là une conception du temps fort éloignée de celle de l’Occident où les chansons n’excédaient pas trois minutes. Au cours de ses concerts qui duraient quatre à cinq heures, Oum Kalsoum dégageait quelque chose d’envoûtant, qui n’existe pas en Occident. Une chanson d’une quinzaine de minutes pouvait se poursuivre pendant plus d’une heure, improvisant entre chaque couplet, nul autre qu’elle-même n’avait un tel talent pour faire durer le tarab, relation dialectique unissant l’interprète et le public arabe, au point de lui faire atteindre l’extase.

Analyser comment les genres musicaux se diffusent dans l’espace, appréhender leur caractère hégémonique concerne les géographes. Alors que ses contemporaines américaines, Billie Holiday, Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan, partageaient les mêmes standards du blues et du jazz, il y eut en Égypte et dans le monde arabe, tout au long du XXe siècle, Oum Kalsoum. Elle occupa une grande partie de l’espace de la chanson arabe, évoluant à contre-courant de la mondialisation, tenant en respect la variété occidentale.

Invitée permanente de la radio nationale égyptienne, de 1933 à 1973, ses concerts étaient diffusés en direct tous les premiers jeudis du mois. Véritables rituels radiophoniques, on augmentera même la puissance de l’émetteur pour que sa voix soit entendue au-delà de l’Égypte, dans l’ensemble des grandes capitales arabes. Le Caire symbolisa à ce titre le phare culturel et musical du monde arabe.

Le pouvoir de son art était à ce point captivant qu’à l’heure précise de la retransmission en direct de ses concerts, la vie économique s’immobilisait, les rues se vidaient, tandis que les cafés se remplissaient afin de partager le tarab.

La diffusion de son œuvre tient au fait qu’elle chantait en arabe littéraire, mais aussi en dialectal égyptien, facilement compréhensible dans l’ensemble du monde arabe. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui ont ouvert leur oreille à l’arabe littéraire, par le truchement des chansons d’Oum Kalsoum.

Oum Kalsoum devant le Sphinx, cliché: Albert Antoun, 1972

Au service de l’Égypte et du panarabisme

À son arrivée au Caire, prise en main par un cercle d’intellectuels, elle a illustré l’idée selon laquelle une modernité islamique était possible: être une chanteuse tout en étant respectable. Elle incarna l’émergence du féminisme arabe. Appartenant à une génération d’interprètes qui chantaient assis sur scène, elle a été la première à se lever, son chant gagnant en puissance, tout autant que la portée symbolique du mouvement, elle incarnait une femme debout.

Autant d’années de scène l’ont fait côtoyer les régimes qui se sont succédé en Égypte. Dès la création de l’État d’Israël en 1948, Oum Kalsoum a mis sa voix au service de la cause arabe, mais c’est surtout après la révolution de 1952 qu’elle est devenue une artiste engagée. Encline au nationalisme, Nasser a trouvé en elle la voix pour réveiller les sentiments profonds des Égyptiens et des Arabes, en même temps qu’elle renvoyait au peuple une image forte de sa propre identité, ceci à un moment où l’identité arabo-musulmane se reconstruit face au monde occidental.

Parmi ses chansons les plus engagées, on retiendra Gamal, comme exemple fort de patriotisme. Elle chante le canal de Suez, lors de la guerre des Six Jours elle encourage l’armée avec «Nous sommes tous des feddayins». Enfin, Al Atlal dont les accents allégoriques «Donne-moi ma liberté /Délie mes mains» ont pris un écho prophétique après la défaite de 1967.

La fondation des Dames du rassemblement et l’organisation d’une vaste tournée à travers le Machreq et le Maghreb prennent les formes d’un véritable pèlerinage de l’unité arabe, où Oum Kalsoum reçoit les honneurs des plus hauts dignitaires. Prend alors forme l’adage selon lequel «Les Arabes se sont mis d’accord sur deux choses: Oum Kalsoum et leur divergences».

L’héritage culturel

Légendaire dès son vivant, Oum Kalsoum fait partie de ces personnages qui laissent des empreintes culturelles profondes.

Son décès en 1975 a été vécu comme un deuil collectif, donnant lieu à l’un des plus grands rassemblements d’Égypte. Plus de trente ans après sa disparition, elle continue de faire l’objet d’un véritable culte. Le styliste libanais, Khaled El-Masry attaché à l’identité orientale, lors de la semaine de la Haute Couture à Paris en 2004, a signé une collection Oum Kalsoum.

Jiri Vortruba, Um Kultum, 2007, acrylique sur impression numérique, 45,5 X 65,5 cm

En 2001, le gouvernement égyptien a inauguré le musée Kwakab al-Sharq à sa mémoire, et sans aucune justification commémorative — elle est née il y a 104 ans et morte depuis 33 ans — l’Institut du Monde arabe lui a consacré cette exposition en 2008 à Paris.

Enfin, un feuilleton sur sa vie est en train d’exploser tous les audimats de télé du monde arabe, tandis qu’Al-Aghani, station de la bande FM au Caire, diffuse chaque soir une walsa, chanson unique d’une heure en moyenne.

Appartenant désormais au patrimoine de la musique orientale, elle continue d’exercer une influence certaine sur la scène actuelle. Ses chansons sont aujourd’hui reprises par beaucoup de jeunes interprètes — Rachid Taha, Natacha Atlas, Sapho — avec des rythmes plus contemporains, construisant une musique dont la portée s’étend au-delà des limites du monde arabe.

Jérôme Lageiste