Sommaire du numéro
N° 93 (1-2009)

Grand Moyen-Orient - Greater Middle East. Le lieu d’un moment

Vincent Capdepuy a

UMR 8504 Géographie-cités E.H.GO

Résumés  
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L’«Initiative pour le Grand Moyen-Orient» (Greater Middle East Initiative) lancée par le gouvernement de George W. Bush au début de l’année 2004 a suscité de nombreuses controverses (Tréanet, Zecchini, 2004; Marti, 2004; Ahlin et al., 2004), notamment à propos de cette appellation, Greater Middle East: «ce vaste ensemble dont les contours ont été arbitrairement définis par les Etats-Unis n'a pourtant qu'un dénominateur commun: l'hétérogénéité d'un Moyen-Orient et d'une Afrique du Nord que l'histoire et la géographie ont autant dessinée que fracturée.» (Marti, 2004). Pour Bichara Khader (2004), «la notion du ‘GMO’ [Grand Moyen-Orient] est une notion géographique vague qui escamote ‘l’identité arabe’ et la noie dans un ensemble géopolitique où se juxtaposent des histoires et des cultures différentes». Or l’étude géohistorique de la notion de «Grand Moyen-Orient» amène à se poser la question de savoir s’il s’agit véritablement d’une notion géographique précise, un découpage spatial fondé sur des critères clairement définis, ou s’il ne s’agit pas plutôt d’une appellation de circonstance.

À l’opposé de la notion de «moment de lieu», qui «désigne l’espace de temps plus ou moins précis où un endroit donné incarne une situation de portée générale, dépassant l’enjeu du lieu lui-même» (Équipe MIT, 2005), on entendra ici par lieu d’un moment, un lieu qui incarne une situation dont l’enjeu ne dépasse pas le cadre d’un laps de temps plus ou moins précis.

Une notion déjà relativement ancienne

1. L’enroulement du «croissant de crise» autour de l’océan Indien et la menace soviétique réactivent la pensée géostratégique de l’historien américain Alfred T. Mahan.

Pour commencer, il est important de souligner que cette appellation, contrairement à ce qui est souvent écrit, n’a pas été inventée par le gouvernement Bush. L’expression Greater Middle East, où greater reste un adjectif comparatif, apparaît de façon épisodique à partir des années 1950 et a commencé à être utilisée de façon plus fréquente dans les analyses stratégiques états-uniennes dès la fin des années 1970. Plusieurs événements contribuent alors à porter sur le devant de la scène un espace assez vaste qui encadre le golfe Persique: la révolution marxiste de 1974 en Éthiopie, qui a été suivie d’une période de troubles dans la région, notamment en 1978; la chute du Shah d’Iran en janvier 1979; la brève guerre frontalière au mois de mars suivant entre le Yémen du Nord et le Yémen du Sud; puis l’intervention soviétique en Afghanistan en décembre. Il faudrait ajouter à ces événements le conflit israélo-palestinien, récurrent depuis 1948, et le conflit libanais qui a éclaté en 1975. Dès le 20 décembre 1978, alors que les troubles se multiplient en Iran, cet espace est qualifié par Zbigniew Brzezinski, alors conseiller à la sécurité nationale, d’«arc de crise» (arc of crisis). L’expression est rapidement reprise, parfois avec des variantes: «le croissant de crise» (couverture du Time, 15 janvier 1979), «le triangle qui s’émiette» (the crumbling triangle) (The New York Times, 11 janvier 1979). Il s’agit clairement à ce moment-là d’un espace conjoncturel dont l’unité tient en premier lieu aux événements et à la crainte d’une avancée soviétique qui menacerait la région pétrolière du golfe Persique (fig. 1).

En effet, depuis le retrait britannique «à l’est de Suez», d’Aden en 1967 et des émirats du Golfe en 1971, aucune puissance occidentale n’est directement présente dans la région. La stratégie américaine dite des «deux piliers» (Two Pillars), qui reposait sur l’alliance avec l’Arabie Saoudite et avec l’Iran, a été complètement remise en cause par la Révolution islamique de 1979, ce qui a provoqué le repositionnement stratégique des États-Unis dans la région.

En 1979, Paul Wolfowitz, secrétaire adjoint à la Défense chargé des programmes régionaux, attire l’attention sur la nécessité de renforcer la défense des ressources pétrolières du golfe Persique dans un document non encore déclassifié, mais connu dès 1980 par la presse (Burt, 1980), Capabilities for Limited Contingencies in the Persian Gulf: «Nous et nos principaux alliés industrialisés avons un intérêt vital croissant dans la région du golfe Persique parce que nous avons besoin du pétrole du golfe Persique et que les événements du golfe Persique affectent le conflit israélo-arabe. L’importance du pétrole du golfe Persique ne peut pas facilement être exagérée» (cité par Salomon 2007). Il y dénonce en particulier le risque d’une prise de contrôle de la région par l’URSS qui menacerait directement l’OTAN. C’est également l’analyse proposée par Alfred Wohlstetter (1981), maître à penser de nombreux néo-conservateurs, qui considère alors que les Européens sous-estiment la menace qui pèse sur l’approvisionnement en pétrole de tout l’Occident et qui préconise le déploiement de forces militaires américaines dans la région du Golfe pour faire face à toute éventuelle menace.

De fait, en janvier 1981, dans son discours de l’Union, le président Carter exprime la nouvelle position du gouvernement américain: «Toute tentative par une force extérieure pour contrôler la région du golfe Persique sera considérée comme une agression contre les intérêts vitaux des États-Unis, et une telle agression sera repoussée par tous les moyens nécessaires, y compris la force militaire.» Pour les observateurs de l’époque, la «doctrine Carter» marque une rupture brutale avec la stratégie précédente de soutien sans intervention directe, énoncée par le président Nixon en juillet 1969 à Guam et réaffirmée dans son discours de l’Union de janvier 1970.

Dans le cadre de ce repositionnement stratégique, l’expression Greater Middle East est alors parfois utilisée pour désigner cet espace, mais en concurrence avec d’autres noms, ce qui est interprété comme un signe de confusion par le Washington Post: «Le manque d’expérience et de précision des États-Unis à propos de cette région est si grand qu’il y a une incertitude permanente sur la manière de la nommer: le Moyen-Orient, le grand Moyen-Orient, l’Océan Indien, la zone du Golfe Persique de l’Asie du Sud-Ouest. Tout a été essayé.» (Oberdorfer, 1980). Pour ajouter à cette confusion, on pourrait d’ailleurs souligner que le nom officiel du département du Pentagone en charge des pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, selon le découpage du Quai d’Orsay, est Bureau of Near Eastern Affairs.

2. La première cartographie du «greater Middle East incluant l’Asie du Sud-Ouest» (d’après Davis, 1982), où greater reste en position de simple adjectif et n’est pas intégré à une expression substantivée. La carte n’est qu’un simple carton de localisation. Les pays faisant partie du grand Moyen-Orient ne sont pas différenciés. Ce grand Moyen-Orient n’est pas étendu au Maghreb, mais vers l’est et vers le sud. À noter la part importante de l’océan Indien, et en particulier l’île de Diego Garcia, qui est un territoire britannique où l’armée américaine s’est installée depuis 1971.

Le 1er mars 1981, une force militaire permanente est déployée dans le Golfe: la Rapid Deployment Joint Task Force. C’est d’ailleurs à cette occasion, dans un rapport de la Rand Corporation sur celle-ci, qu’on trouve la première cartographie du Grand Moyen-Orient (Davis, 1982) (fig. 2). Le 1er janvier 1983, la Rapid Deployment Joint Task Force cède la place à un véritable centre de commandement, le United States Central Command (USCENTCOM), qui, comme son nom l’indique, couvre «la partie ‘centrale’ du monde située entre le Commandement européen et le Commandement asiatique». La zone couverte, à cheval sur l’Asie et sur l’Afrique, correspond au «croissant de crise» précédemment évoqué (fig. 3). Il s’agit d’un espace stratégique centré sur les réserves pétrolières du golfe Persique. La menace principale est alors exercée par l’Union Soviétique, et secondairement par l’Iran, ce qui justifie le soutien américain à l’Irak durant la guerre qui oppose les deux pays entre 1980 et 1988.

L’aire stratégique en question paraît ainsi définie par son centre plus que par ses limites. Il s’agit avant tout de maîtriser les espaces maritimes par où transitent les pétroliers et qui permettent aux forces navales états-uniennes de se déployer, voire d’intervenir: le Nord-Ouest de l’océan Indien, le golfe Persique et la mer Rouge. L’ensemble des pays riverains est donc concerné, de la Somalie à l’Afghanistan. Seule l’inclusion du Kenya peut surprendre. La vision de Washington au début des années 1980 rappelle ainsi fortement les débats stratégiques au tout début du XXe siècle, lorsque le théoricien américain du Sea Power, Alfred T. Mahan, avait préconisé le contrôle de l’océan Indien pour maîtriser une zone centrée sur l’Iran: «Le Moyen-Orient, si je puis adopter un terme que je n’ai pas vu ailleurs, aura un jour besoin de son île de Malte, aussi bien que de son détroit de Gibraltar, mais ceci ne veut pas dire pour autant que l’un ou l’autre devra se trouver dans le Golfe Persique. La force navale a l’avantage de la mobilité, ce qui lui permet de ne pas devoir toujours être sur place; mais elle a besoin de trouver sur chaque terrain d’opération des bases de réarmement, de ravitaillement et, si nécessaire, de protection. La Marine Britannique devrait avoir la possibilité de concentrer ses forces si l’occasion se présente, aux environs d’Aden, de l’Inde et du golfe Persique» (Mahan 1902).

[The Middle East, if I may adopt a term which I have not seen, will some day need its Malta, as well as its Gibraltar; it does not follow that either will be in the Persian Gulf. Naval force has the quality of mobility which carries with it the privilege of temporary absences; but it needs to find on every scene of operation established bases of refit, of supply, and in case of disaster, of security. The British Navy should have the facility to concentrate in force if occasion arise, about Aden, India, and the Persian Gulf.]

Les années 1990: l’extension du Moyen-Orient à l’Asie centrale

La fin de la Guerre froide en 1989-1991 en modifiant la donne internationale précipite certaines évolutions amorcées dans les années 1970. Cette mutation s’opère d’abord sur le plan géopolitique par l’accession à l’indépendance des Républiques soviétiques d’Asie centrale. En 1991, l’Ouzbékistan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, le Turkménistan et le Kazakhstan s’émancipent d’une URSS qui implose et finit par disparaître. Ceci est rapidement pris en compte par les stratèges américains qui ne tardent pas à rattacher la zone au Moyen-Orient. Le Turkménistan n’est-il pas limitrophe de l’Iran? Cette extension de la notion est révélée dans l’utilisation récurrente au cours des années 1990 de celle de Grand Moyen-Orient, comme l’atteste la création en 1994 par Zalmay Khalilzad du Greater Middle East Studies Center de la Rand Corporation. Cette évolution est entérinée en 2000 par l’extension de l’aire de responsabilité de l’USCENTCOM aux cinq anciennes républiques d’Asie centrale (fig. 3).

3. Les découpages stratégiques américains: zone de commandement central et Ve flotte. Le centrage sur l’océan Indien et en particulier le golfe Persique prime sur toute autre vision. Il n’est pas ici question de civilisation. La création en 2008 d’un nouveau centre de commandement pour l’ensemble de l’Afrique, exception faite de l’Égypte, ne fait que préciser cette centralité.

Dès lors une question se pose: quelle est l’unité de cette entité géographique? En 1995, dans l’analyse stratégique menée par l’Institute for National Strategic Studies (Binnendjik, Clawson, 1995), un chapitre est consacré au Greater Middle East. La zone étudiée s’étend «de Marrakech au Bangladesh». Il s’agit clairement d’un découpage très large et les auteurs ont pleinement conscience de son hétérogénéité. «La levée des contraintes de la Guerre froide a encouragé la fragmentation du Moyen-Orient en sous-groupes régionaux, tendance qui va en s’intensifiant. Le Maghreb, le Levant, les États du golfe Persique, l’Asie du Sud, le Caucase et l’Asie centrale vont probablement suivre des chemins divergents.» Cependant, selon les auteurs, sur le plan de la sécurité internationale, le Grand Moyen-Orient est uni par le risque de déstabilisation. Avec la fin de la Guerre froide, la dissuasion imposée auparavant par les Grandes Puissances a disparu et certains pays sont tentés de garantir eux-mêmes leur propre sécurité, notamment par l’acquisition d’armes de destruction massive ou d’armes biologiques et chimiques. Pour eux, la prolifération des missiles sol-sol dans la région à l’occasion des récents conflits représente déjà un risque majeur qui serait accru par le développement hypothétique de missiles balistiques à longue portée. L’autre facteur de déstabilisation est lié au développement de l’islamisme: «Tandis que le réveil de l’islam ne constitue pas un mouvement monolithique régional, une coopération transfrontalière entre des individus et des groupes […] se développe», en particulier avec le retour chez eux des musulmans ayant combattu en Afghanistan contre l’URSS. Dans ce contexte changeant, le risque majeur pour les États-Unis est de voir l’émergence d’une puissance régionale ennemie qui dominerait une des sous-régions du Grand Moyen-Orient, notamment le golfe Persique où l’Irak et l’Iran pourraient menacer directement les intérêts américains. D’où la remise en cause au début des années 1990 de la politique antérieure qui consistait à jouer l’Irak contre l’Iran, au profit d’une nouvelle politique dite de «dual containment», contre ces deux pays. En 1995, la Ve flotte américaine est recréée; son quartier général est installé à Bahreïn (fig. 3).

Quant à la question du terrorisme islamique, la menace est plus diffuse. Aux yeux des Américains, l’islamisme a-t-il succédé au communisme? Pour Olivier Roy (2002), la réponse est négative. Certes, la question s’est posée en 1992 à l’occasion de la victoire du Front Islamique du Salut aux élections législatives algériennes de 1991, mais pour beaucoup de commentateurs américains, l’annulation des élections était une erreur. Il fallait laisser vivre la démocratie; la victoire des islamistes n’aurait été qu’un mal passager (Fullet, 1992; Ignatius, 1992; The New York Times, 1992). Le «péril vert» (Hadar, 1993) n’est qu’une peur instrumentalisée aux États-Unis par un certain nombre de groupes partisans d’une stratégie américaine impérialiste et par certains gouvernements étrangers intéressés par l’aide américaine, «appelant l’empire» pour reprendre la formule de Ghassan Salamé (1996). En réalité, après la fin de la Guerre froide, les États-Unis n’ont pas de «grande stratégie». Lacune que les néo-conservateurs se sont efforcés entre-temps de pallier. En 2000, les idées développées depuis une vingtaine d’années sont reprises dans le rapport Rebuilding America’s Defenses: Strategies, Forces, and Resources For A New Century, publié par le think tank néo-conservateur Project for the New American Century dont font partie Paul Wolfowitz, Zalmay Khalilzad, Richard Cheney et d’autres encore, qui, à partir de 2001, occupent des postes importants au sein du gouvernement Bush. Mais l’islamisme n’y est jamais désigné comme l’ennemi. Ce qui est craint, c’est la montée en puissance d’un pays «ennemi», c’est-à-dire hostile aux intérêts américains et plus généralement occidentaux, la prolifération des armes de destruction massive et in fine le développement du terrorisme.

Au final, l’inclusion de l’Asie centrale dans le Moyen-Orient repose donc sur deux points: d’une part, la peur que l’indépendance de ces anciennes républiques soviétiques ne favorise alors la diffusion d’armes issues de l’ex-URSS, notamment de vecteurs nucléaires; d’autre part, le rattachement de ces pays au monde musulman, ce qui pourrait favoriser certaines collusions. Il faudrait en ajouter un troisième, permanent depuis les années 1970: celui de l’approvisionnement pétrolier. L’indépendance des Républiques soviétiques d’Asie centrale a ouvert au monde de nouveaux gisements et de nouvelles routes pour les exploiter. Un projet d’oléoduc permettant d’acheminer le pétrole du Turkménistan à travers l’Afghanistan est officiellement lancé en 1995, avec la participation d’une compagnie américaine, Unocal. À ce jour, cette dernière a disparu et le projet n’a toujours pas abouti.

Les années 2000: l’extension du Moyen-Orient à la totalité du monde arabe?

4. Le découpage diplomatique de l’espace selon le Pentagone, confronté au Grand Moyen-Orient selon l’«Initiative» de 2004. On remarque clairement l’extension aux marges, vers le sud-ouest (Mauritanie), vers le sud (Soudan et Somalie), vers le nord-est (Afghanistan et Pakistan) et vers le nord-ouest (Turquie). Ce nouveau découpage n’est pas forcément très nouveau: depuis la seconde guerre mondiale, la Turquie a toujours été considérée comme une puissance moyen-orientale, malgré son ancrage européen; et l’Afghanistan est inclus dans le grand Moyen-Orient depuis les années 1950. En revanche, l’absence de l’Éthiopie est révélatrice de la grille qui sous-tend l’«Initiative pour un Grand Moyen-Orient»: le pays est majoritairement chrétien. C’est donc bien le «continent intermédiaire» (Braudel, 1963) de l’Islam qui était concerné par le projet américain.

Les événements du 11 septembre 2001 changent la hiérarchie des risques en mettant en avant la puissance du terrorisme islamiste. Commence alors la «Guerre mondiale contre le terrorisme». Or la publication en 2002, par le programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), d’un rapport sur le développement humain dans les pays arabes frappe les esprits par le bilan catastrophique qu’il dresse. L’éditorialiste du New York Times écrit alors: «Si vous voulez comprendre le milieu qui a produit le ben ladenisme, et qui le produira à nouveau si rien n’est changé, alors lisez ce rapport.» (Friedman, 2002). Dès le mois de décembre 2002, le secrétaire d’État Colin Powell annonce la création d’une «Initiative de partenariat avec le Moyen-Orient», Middle East Partnership Initiative, qui a pour objectif une réforme politique, économique, scolaire et sociale dans une trentaine de pays d’Afrique du Nord et d’Asie du Sud-Ouest. L’«Initiative pour le grand Moyen-Orient» est rendue publique le 13 février 2004 par le quotidien arabe, basé à Londres, Al-Hayat qui publie alors un document de travail distribué par Washington aux «sherpas» des dirigeants du G8 en vue du sommet qui devait se tenir du 8 au 10 juin à Sea Island (États-Unis). Le projet s’inscrit à la croisée de la logique de la lutte contre le terrorisme et de celle du développement. Il s’agit de pallier les trois «déficits» mis en exergue par le rapport du PNUD: le déficit de liberté, le déficit de savoir et le déficit d’émancipation des femmes — «Tant que le groupe des individus économiquement et politiquement exclus continuera à augmenter, nous serons les témoins d’une aggravation de l’extrémisme, du terrorisme, du crime international et des migrations illégales.» La politique américaine renoue ainsi, au moins en partie, avec la sociologie développementaliste des années 1960 qui voyait dans l’émergence d’une nouvelle classe moyenne le principal facteur de changement social au Moyen-Orient (Rougier, 2005).

Mais la réaction dans les pays arabes est immédiate et très hostile (1). Une des premières critiques, et des plus virulentes, est celle de l’Égyptien Nader Fergani, principal rédacteur du Rapport sur le développement humain dans les pays arabes. Offusqué par l’utilisation qu’en a fait le gouvernement Bush, il publie dès le 19 février 2004 un article dans Al-Hayat dans lequel il dénonce «la mentalité arrogante de l’administration américaine actuelle à l’égard du reste du monde, qui l’entraîne à agir comme si elle pouvait disposer du sort des États et des peuples» (Fergani, 2004). Il lui reproche également de généraliser les résultats d’une enquête consacrée exclusivement aux pays arabes à une vaste zone géographique, certes unie par l’islam, mais qui reste très disparate. Enfin, il refuse clairement le projet américain du fait qu’il est imposé de l’extérieur sans consultation des pays arabes eux-mêmes.

La critique est également très vive de la part de l’Égypte et de l’Arabie Saoudite, pays pourtant considérés comme des alliés fidèles des États-Unis. Les chancelleries arabes voient dans l’«Initiative pour un Grand Moyen-Orient» une volonté de domination américaine sur le monde arabe et un refus de prendre en considération le conflit israélo-arabe. Un sommet spécial de la Ligue arabe est organisé à Tunis les 22 et 23 mai 2004, mais ne débouche sur aucune entente.

Lors d’une conférence tenue à l’Université catholique de Louvain, Bichara Khader (2004) met en parallèle l’expression de «Grand Moyen-Orient» avec toutes les appellations forgées par les instances diplomatiques occidentales depuis la fin du XIXe siècle: Proche-Orient, Moyen-Orient, MENAN (Middle East and North Africa), Sud-Est méditerranéen, Asie de l’Ouest, Afrique du Nord, Méditerranée occidentale. Pour lui, «elles correspondent toutes à des impératifs de sécurité ou à des enjeux à portée économique» et «reposent sur l’occultation de la ‘matrice identitaire arabe’ du sous-système régional qu’on cherche à réformer, soit en déchiquetant celui-ci en autant de ‘confettis territoriaux’ déconnectés, soit en le diluant dans un espace dilaté où l’identité arabe est purement et simplement reléguée au statut de ‘relique’ ou ‘trait insignifiant’».

Trois grands thèmes ont été mis en lumière par Sami Baroudi (2006) dans l’ensemble des critiques adressées aux États-Unis par la grande majorité des intellectuels arabes: 1) les États-Unis ne sont pas en position de donner une leçon de démocratie au monde dans la mesure où leur propre système politique et leur politique internationale ne sont exempts de tout défaut; 2) la politique étrangère américaine est guidée par des intérêts (hégémonie, protection d’Israël, accès au pétrole du Moyen-Orient); 3) la rhétorique démocratique est un écran de fumée pour masquer des plans de domination du monde arabe et du monde musulman. La contradiction entre le contenu du projet et l’attitude des États-Unis, par rapport au problème palestinien ou à la politique menée en Irak, après Abou Ghraïb, est un thème récurrent qui est partagé par les trois principaux courants politiques du monde arabe: islamiste, nationaliste et libéral. Le projet américain a mis beaucoup d’intellectuels arabes libéraux face à un dilemme: comment s’opposer à l’impulsion américaine de démocratisation de pays arabes de toute évidence bloqués, tout en souhaitant cette évolution intérieure et un soutien extérieur (Rougier, 2005).

5. Derrière l’effet de mode, un espace central demeure, d’Israël à l’Afghanistan, dont l’Iran apparaît toujours l’épicentre (Daalder et al., 2006).

L’ampleur de la réaction des pays arabes par rapport aux autres pays a priori concernés par l’«Initiative pour un Grand Moyen-Orient» est révélatrice de la place donnée en réalité au monde arabe dans ce projet. Mais il ne s’agit que d’un recentrage: d’un point de vue américain, les pays d’Afrique du Nord sont considérés depuis longtemps comme une extension du Moyen-Orient (fig. 4). Si l’on regarde d’où vient une grande partie des critiques à l’encontre de l’«Initiative pour un Grand Moyen-Orient», on constate qu’elles s’inscrivent en grande partie dans l’aire méditerranéenne, du Maroc à la Turquie. On peut penser qu’il y a là un refus d’être associé au cœur conflictuel du Moyen-Orient, au «croissant de crise» (Daalder et al., 2006) (fig. 5).

À l’inverse, les pays d’Asie centrale ne sont plus considérés comme faisant partie du Grand Moyen-Orient, peut-être pour atténuer l’empiétement des États-Unis sur la sphère d’influence russe?

Conclusion

Au final, lors du sommet du G8 de juin 2004, à l’initiative des États-Unis, les principales puissances industrielles du monde adoptent un plan multilatéral de réforme et de développement en faveur de cette région: l’«Initiative pour le Moyen-Orient élargi et l’Afrique du Nord», (Broader Middle East and North Africa Initiative, bmena.state.gov) (Laurens, 2005; Sharp, 2005). L’appellation de Greater Middle East a disparu. Par ailleurs, dès 2002, le Greater Middle East Studies Center de la Rand Corporation avait laissé la place au Center for Middle East Public Policy.

En fait, de manière générale, c’est l’appellation de Middle East qui est utilisée, tout simplement parce qu’elle est plus courte, mais avec une extension géographique plus ou moins large. L’aire géographique ainsi désignée n’équivaut ni au monde arabe ni au monde musulman. C’est un espace qui peut s’étendre du Maroc à l’Afghanistan, mais qui n’est pas réduit à une identité, que ce soit l’islam en tant que religion ou l’Islam en tant que civilisation. Il n’y a bijection ni avec le monde arabe ni avec le monde musulman. C’est un espace qui est structuré autour d’un centre névralgique, le cœur du Moyen-Orient, et qui est considéré comme le principal théâtre d’opérations de la lutte contre les réseaux du jihad international, même si ceux-ci s’étendent sur les marges du Moyen-Orient, en Europe, en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud-Est, voire au-delà par l’intermédiaire des différentes diasporas (Rabasa et al., 2007).

L’idée qu’un espace émergerait, regroupant le monde arabe, «du Golfe à l’Océan» (pour reprendre la formule de Nasser), et le cœur du monde musulman, «du Nil à l’Oxus» (Hodgson, 1974) n’est pas propre aux stratèges américains. En 1976, le général français George Buis écrivait déjà: «C’est ainsi que depuis 20 ans un monde est en train de naître depuis l’arc sud de la Méditerranée jusqu’à l’Afghanistan. Qu’on ne s’y trompe pas, les querelles voire les guerres entre les pays de ce monde, ne sont pas le signe d’éternelles et fatales divisions mais l’effet du refus de reconnaître des frontières et des rythmes de vie hérités de colonialistes protecteurs, mandataires, et autres. Du Sahara occidental au Pouchtounistan en passant par Israël, le Liban, Koweit, le Chott el Arab, toujours le point chaud naît d’une distorsion entre le vieux fond commun et des différences greffées de l’extérieur. […] Le sud-est de l’Asie, le Proche-Orient, l’ouest de l’océan Indien, la Méditerranée ne forment plus qu’un seul et même théâtre d’opérations donc une entité politique […].». On le voit, l’enjeu stratégique suffit à donner son unité à cet espace très vaste. Nul besoin pour ces auteurs de recourir à une quelconque identité, arabe ou musulmane.

Mais l’expression même de Greater Middle East ne mérite pas toute l’importance qu’on lui a accordée. Son utilisation à la fin des années 1970, puis sa réapparition au milieu des années 1990 et dans les années 2000 sont seulement les signes qu’un changement géopolitique et géostratégique est survenu à ces moments-là. Au début des années 1980, la notion de Greater Middle East, centrée sur le golfe Persique et plus largement sur le Nord-Ouest de l’océan Indien, apparaît comme une reprise de la notion de Middle East telle que l’avait pensée Alfred Mahan. Au début des années 1990, elle s’étend aux Républiques d’Asie centrale devenues indépendantes à la suite de l’effondrement de l’URSS. En 2004, l’utilisation de l’expression de Greater Middle East marque un recentrage de l’analyse stratégique américaine sur les pays arabes en intégrant pleinement l’espace musulman méditerranéen. Il n’est d’ailleurs pas tout à fait anodin qu’en mars 2004 le Liban et la Syrie soient transférés de l’aire du Commandement européen (EUCOM) à celle du Commandement central (CENTCOM).

Contrairement à ce que l’on a parfois cru, l’expression Greater Middle East n’a aucune prétention à hypostasier une quelconque identité, à essentialiser un certain espace du globe. C’est ce qu’écrit Olivier Roy lorsqu’il présente le programme du «Grand Moyen-Orient» comme un projet idéologique et une politique de développement qui prenaient «le contre-pied du clash des civilisations de Huntington» (Roy 2007). L’expression de Greater Middle East, comme celle de «Grand Moyen-Orient», laisse subsister un doute dans la mesure où elle peut être comprise à la fois comme une prétention territoriale, à l’exemple de celle de «Grande Serbie» (Greater Serbia), comme une volonté de puissance, à l’exemple de celle de «Grande Europe» (Greater Europe), ou tout simplement comme l’idée de «Moyen-Orient élargi». De fait, concurremment à l’expression de Greater Middle East, on trouve celles de Broader Middle East et de Wider Middle East (p.e. Emerson, Tocci 2003; Chubin, Hoffman, Rosenau 2004); et c’est bien dans ce sens-là qu’il faut la comprendre, comme un concept «expansif». La question de savoir si le Grand Moyen-Orient existe ou non est finalement assez subsidiaire. L’expression de Greater Middle East est quasiment passée de mode. Si l’on prend les articles du New York Times pour référence, elle a été utilisée vingt-cinq fois en 2004 et neuf fois depuis, la dernière occurrence remontant à février 2007. C’est celle de broader Middle East, sans majuscule à l’adjectif, qui semble aujourd’hui la plus prisée.

On pourrait même aller plus loin en affirmant que comprendre l’«Initiative pour un Grand Moyen-Orient» comme une volonté politique états-unienne d’élever cette vaste aire géographique au rang d’un espace politique organisé serait sans doute un contre-sens majeur. Si l’«Initiative» a été porteuse d’un projet de soutien au développement économique et social de la région, c’est avant tout pour minimiser toute montée de la contestation et du ressentiment qui pourrait se propager et faciliter une structuration politique d’un espace que les États-Unis entendent bien laisser dans un état de vide en termes de puissance mondiale (fig. 6).

6. Le Grand Moyen-Orient, un endiguement interne de l’Islam?

 

Bibliographie

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Note

1. On peut trouver un aperçu d’ensemble des réactions de la presse du «Grand Moyen-Orient», ainsi que de la presse européenne, à la date du 11 mars 2004, sur le site américain GlobalSecurity.org