N° 93 (1-2009)
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Ichtyonymie bretonne, un atlas linguistique de la faune marine de Bretagne
Iwan Le Berre , Jean Le Dû , Jacques Grall , Michel Le Duff ,
Gilles Couix , Guillaume Salou
I. Le Berre, Géomer, CNRS UMR6554 LETG, IUEM, Université de Bretagne occidentale, Brest. |
Alain Le Berre (1914-1973), certainement plus connu sous le nom de Alan-Gwenog Berr, est l’auteur d’une Ichthyonymie bretonne décrivant les noms bretons de près de 500 espèces de la faune marine collectés dans 129 ports de Basse Bretagne durant une décennie d’enquêtes sur le terrain (fig. 1 et 2). Les données originales ont fait l’objet d’une publication en trois volumes dans le cadre d’une thèse soutenue (à titre posthume) à l’université de Bretagne occidentale (Berr, 1973). Ce travail constitue une référence dans le domaine de la linguistique, notamment parce que les données ont été transcrites en alphabet phonétique international (API) et que de tels recueils de données sont rares. Parmi les plus récents, signalons le Nouvel atlas linguistique de la Basse-Bretagne (Le Dû, 2001) et l’ALEPO (Atlante Linguistico del Piemonte Occidentale), qui a entrepris de présenter sous forme d’atlas le monde végétal, la faune, etc. des Alpes (Canobbio, Telmon, 2004). Alan-Gwenog Berr avait l’ambition d’interpréter les données recueillies en traçant des cartes. Il a laissé des brouillons (fig. 3), et le troisième volume de sa thèse contient en annexe la carte du Tacaud (Gadus luscus) interprétée sous forme d’isoglosses (fig. 4). Mais, en l’absence de méthodes de traitement informatisé, il était matériellement difficile de reporter sur des cartes les données brutes recueillies au cours des enquêtes de terrain. Plus de trente ans après, nous avons pu reprendre ce projet en intégrant les résultats de ces travaux dans une base de données et en développant un logiciel pour en permettre l’exploitation cartographique. Nous avions pour objectif l’édition d’un atlas linguistique, sous forme numérique et papier, mais surtout la mise en forme de données d’intérêt majeur pour en permettre l’analyse géolinguistique. Ce projet a été réalisé par une équipe pluridisciplinaire (linguistique, géographie, cartographie, biologie, informatique), associant des chercheurs et des étudiants de l’université de Bretagne occidentale ainsi que des spécialistes de plusieurs organismes (Océanopolis, Bretagne-Vivante SEPNB), des traducteurs (en breton et en anglais) et des dessinateurs. Il a été mené à bien grâce au soutien de la région Bretagne, dans le cadre d’un PRIR (programme de recherche d’intérêt régional) obtenu en 2004. Géolinguistique de la Basse Bretagne L’intérêt pour les parlers populaires a débuté à la Révolution française avec l’enquête de l’abbé Grégoire, député à l’Assemblée nationale, «relative aux patois et aux mœurs des gens de la campagne» qui a abouti au fameux rapport Sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française, présenté à la Convention nationale le 16 prairial an II (6 juin 1794). Cependant, leur étude scientifique n’a véritablement débuté qu’à la fin du XIXe siècle. Une forte tradition française s’est établie grâce aux travaux du linguiste Jules Gilliéron, nommé en 1883 à l’École des hautes études à Paris. Fils de géologue, il avait souvent accompagné son père sur le terrain et avait compris, en suivant son travail, l’importance de l’enquête sur place et de sa représentation cartographique, à une époque où les linguistes de cabinet ne raisonnaient que sur l’écrit. Son souci n’étant pas tant d’étudier les «patois» que les mots, il décida de faire figurer des données brutes, en écriture phonétique, sur les cartes de son Atlas linguistique de la France (Gilliéron, Edmont, 1902 à 1912), plutôt que des interprétations, comme cela se pratiquait en Allemagne. Enquêteur aguerri lui-même, il confia les enquêtes de terrain à Edmond Edmont, chargé de «relever les équivalents patois de toutes les formes d’un questionnaire dans un certain nombre de points, à distance à peu près égale les uns des autres.». Ces formes étaient ensuite reportées sur des cartes en écriture phonétique. Ce type d’atlas, dit de «première génération», permet de pouvoir se reporter directement aux données brutes, chose impossible avec d’autres atlas qui, suivant la tradition allemande de Wenker, ont sauté ce stade pour ne publier que des données interprétées. Si une notion — par exemple le nom d’un animal — est désignée par trois mots, chacun de ceux-ci sera représenté sur la carte par un symbole différent. Le lecteur n’aura aucun moyen de vérifier la justesse de l’interprétation. De nombreuses particularités qui, au premier abord, semblent n’être que des détails peuvent, par la suite, se révéler extrêmement importantes, et il est quelquefois difficile de rattacher une forme phonétique complexe à tel ou tel mot, étant donné la variété des prononciations. En Bretagne, sur le modèle de l’ALF, les enquêtes de Pierre Le Roux aboutirent à la publication de l’Atlas linguistique de la Basse-Bretagne (Le Roux, 1924 à 1963). Le réseau comportait 77 points d’enquête sur les 600 communes environ que comprend la Basse-Bretagne. On mesure d’autant plus l’extraordinaire densité du réseau de 129 points retenu par Alan-Gwenog Berr. De la thèse à la base de données
Les données exploitées pour ce projet proviennent du second volume de la thèse d’Alan-Gwenog Berr intitulé Tome II: Ichthyonymes Bretons. Les données y sont consignées sur près de 300 pages, espèce par espèce, et classées par ordre taxonomique fi (fig. 5): les invertébrés en premier lieu, suivis par les poissons, puis les oiseaux et, enfin, les mammifères marins. Pour chaque espèce figurent un numéro de codage (de 1 à 538), l’embranchement, le nom scientifique et le nom français. Les différentes appellations locales recueillies lors des enquêtes sont ensuite transcrites en alphabet phonétique international (API), port par port, ainsi que leur graphie courante. La saisie de ces données a été effectuée au cours de l’été 2004. Elle a permis la constitution d’une base de données composée de trois tables.
De la base de données à la cartographie Le logiciel de cartographie développé dans le cadre de ce projet permet d’exploiter la base de données produite pour créer des cartes linguistiques, en notation phonétique et en graphie courante. Il autorise de plus la production de cartes en cercles ou en épingles pouvant servir de support à une interprétation linguistique et spatiale des mots. Pour ce faire, il faut associer à chaque expression phonétique ou sémantique une couleur, ce qui permet d’effectuer une classification des noms bretons. Ce programme laisse le choix à l’utilisateur entre la création de cartes au singulier ou au pluriel, car il considère les genres. Ce logiciel a été écrit en Java pour exploiter deux tables de la base de données — celle des ports et la table thesaurus — ainsi qu’un fond de carte (trait de côte) créé au préalable sous gvSIG (fig. 6). Il fait appel à des bibliothèques libres (Itext et Openmap notamment) pour pouvoir générer des cartes géoréférencées, et utilise la police Gentium (3), pour l’affichage des caractères phonétiques.
Deux modes de représentation
Les cartes, dites de première génération, présentent les données selon leur répartition réelle sur le terrain. Nous en avons créé deux versions.
Un projet ambitieux: les cartes interprétées (exemple de la baudroie) Notre objectif est d’interpréter chacune des cartes réalisées ici en partant de divers points de vue: d’abord lexical (combien de mots sont utilisés pour désigner telle espèce?), puis phonétique (comment se répartissent les prononciations?). La représentation spatiale devrait permettre de dégager des aires cohérentes de distribution, et aussi de saisir les mouvements d’emprunts ou d’innovations qui se sont produits au cours des âges. Étant donné l’arbitraire de la langue qui fait qu’il n’existe aucune relation entre le mot dans sa réalité physique et la notion qu’il désigne (pesk n’est pas plus légitime que poisson, fish ou iasg), on peut déduire de l’utilisation du même mot dans deux aires séparées (appelées aires brisées) qu’elles ont conservé un mot ancien, tandis que la forme centrale est une innovation ou un emprunt. L’accumulation des cartes interprétées devrait ainsi permettre de plonger dans l’histoire de la désignation des animaux marins en Basse-Bretagne selon une chronologie relative. C’est selon ces principes que François Falc’hun (1963), interprétant les 400 premières cartes de l’Atlas linguistique de la Basse-Bretagne de Pierre Le Roux, a pu mettre en lumière le rôle éminent de Carhaix en Bretagne au cours du haut Moyen Âge avant même que les archéologues ne viennent démontrer la justesse de ses conclusions! Le recours à la couleur est une aide précieuse à l’interprétation. Notre logiciel nous permet de répartir les données en six couleurs différentes, chaque carte brute pouvant faire l’objet de plusieurs cartes interprétées. Le chercheur fait lui-même la répartition des données selon ses propres critères linguistiques, et la carte, tracée automatiquement, confirme ou infirme l’hypothèse de départ. Il n’est donc pas question d’interprétation automatique, mais d’un dialogue suivi entre l’homme et la machine. En effet, ce travail ne peut être réalisé que par des chercheurs de haut niveau tant en linguistique bretonne qu’en zoologie, idéalement par une équipe pluridisciplinaire dans laquelle d’autres disciplines peuvent aussi entrer en ligne de compte: ethnographie, histoire, géographie… La carte de la baudroie que nous proposons ici est simplement une esquisse, destinée à illustrer les perspectives offertes par nos travaux (fig. 9).
Nous avons réparti les noms de la baudroie en six catégories:
En résumé, il semble que mordouseg et boultouz, situés dans des aires compactes, mais laissant des attestations isolées sur la côte nord, sont les formes les plus anciennes. Mari morgan et les formes du type debrer bwajou sont probablement des surnoms venus prendre la place des noms anciens, de même que ficherez, genaoueg et morvanah. Les autres mots ne sont pas immédiatement reconnaissables. Pour compléter ce travail, il faudrait bien évidemment consulter les formes des autres pays celtiques, en particulier de Cornouailles anglaise, mais aussi du pays de Galles, et, pourquoi pas, les mots gaéliques d’Irlande et d’Écosse. On doit aussi établir une comparaison avec les désignations utilisées dans les autres domaines linguistiques de la France, en commençant par la Haute-Bretagne. De la cartographie à l’édition d’un atlas linguistique Hormis la constitution d’une base de données à des fins de recherche, l’une des motivations initiales de ce travail était d’élargir la diffusion des travaux d’Alan-Gwenog Berr. Ils sont, en effet, susceptibles d’intéresser un public relativement large, composé des professionnels et des amateurs de la mer, pêcheurs et pêcheurs à pied notamment, pour qui la connaissance de la terminologie bretonne des espèces marines présente un aspect culturel important. Les ethnologues intéressés par les rapports entre la désignation des espèces et leur utilisation effective dans l’alimentation peuvent également y trouver une source d’information intéressante.
La publication a d’emblée été envisagée sous deux formes: numérique et papier. L’édition par le CRBC de la version numérique est programmée au printemps 2009 sous la forme d’un DVD. Il intègre un moteur de recherche trilingue (français, anglais et breton) pour accéder aux cartes des noms d’espèces en phonétique et en graphie bretonne, au singulier et au pluriel (soit quatre cartes par espèce), ainsi qu’à une fiche descriptive de l’espèce considérée illustrée par un dessin original. La recherche peut porter sur le nom de l’espèce en français, en anglais ou en latin (nom scientifique selon la taxonomie ERMS), mais aussi sur des mots clefs latins ou bretons. Une recherche géographique (par nom de commune) est également proposée. La table taxonomique sert ici à établir le lien entre l’identifiant interne affecté à chaque élément exploité pour l’édition de l’atlas numérique: enregistrements du thésaurus, fiche descriptive de l’espèce considérée, dessin de l’espèce, cartes des noms en breton (fig. 10). De plus, une édition papier est prévue par le Comité des travaux historiques et scientifiques du ministère de l’Éducation nationale et de la recherche (CTHS) courant 2009. Elle reprendra les cartes les plus représentatives et les plus intéressantes de ce DVD qui seront également illustrées par un dessin de l’espèce considérée et par une fiche descriptive en trois langues. Tout comme le DVD, la version papier intègrera une introduction scientifique et une présentation de l’auteur. Pour l’édition du l’atlas, au sein de l’ensemble des données collectées par Berr, nous avons choisi de ne conserver que celles se rapportant à des espèces marines de la faune de Bretagne. Les termes décrivant des éléments anatomiques (nageoires, pinces de crabe…) n’ont pas été retenus. De même, les noms se rapportant à des espèces exotiques ou à des espèces d’eau douce ou «terrestres» (oiseaux) n’ont pas été conservés soit parce que le même nom était cité partout (baleine ou cachalot), soit parce que la dénomination n’avait été relevée qu’en de trop rares localités pour apparaître véritablement significative (spatule), soit parce que la correspondance avec une espèce clairement identifiable n’a pu être établie (crevette rouge). Sur la base de ces principes, 430 espèces ont été conservées sur les 538 rubriques figurant dans le travail original. Conclusion Ces atlas linguistiques constituent donc une extraction conséquente du contenu de la base de données afin d’en permettre une large diffusion sous une forme plus accessible et plus attrayante que celle de la thèse originale d’Alan-Gwenog Berr. Au-delà de cette diffusion, c’est bien la structuration et l’archivage d’un jeu de données de haut niveau scientifique qui étaient recherchés. En effet, la mise en forme informatisée de ces travaux et leur couplage avec un logiciel adapté ouvre d’importantes perspectives pour leur analyse géolinguistique. Références bibliographiques CANOBBIO S., TELMONT T. (2004). Atlante linguistico ed etnografico del piemonte occidentale, ALEPO. I-III Il mondo vegetale. Funghi e licheni. Torino: Priuli e Verlucca, 140 p. ISBN: 88-7678-012-2 BERR A.G. (1973). Ichthyonymie bretonne. Brest: Université de Bretagne occidentale. Rennes: Institut armoricain de recherche (avec le concours du CNRS), 3 vol. FALC’HUN F. (1963). L’Histoire de la langue bretonne d’après la géographie linguistique. Paris: PUF. Thèse, 2 t., 374 et 63 p. GILLIÉRON J., EDMONT E. (1902 à 1912). Atlas Linguistique de la France. Paris: éd. Champion. LE BERRE I., LE DÛ J. (dir.) (2009). Ichtyonymie bretonne. Brest: Université de Bretagne occidentale. DVD. LE DÛ J. (2001). Nouvel Atlas Linguistique de la Basse-Bretagne. Brest: Centre de recherche bretonne et celtique (CRBC). 2 vol., 601 cartes. ISBN: 2-901737-49-8 LE ROUX (1924 à 1963). Atlas linguistique de la Basse-Bretagne. Rennes: éd. Plihon-Hommay. Paris: éd. Champion. 6 fasc. de 100 cartes. Remerciements Les auteurs tiennent à associer à cet article toutes les personnes ayant participé à ce travail et tout particulièrement: les dessinateurs (Christian Déniel, Sylvain Leparoux, Philippe Pondaven et Michel Salaün), les rédacteurs des fiches d’espèces (Céline Liret, Bernard Cadiou et Matthieu Fortin), Anne Lindsey pour toutes les traductions en anglais, Chantal Guillou et le secrétariat du CRBC pour l’administration du projet et l’ensemble des étudiants qui ont contribué à la fastidieuse étape de saisie des données. Notes 1. Le logiciel libre gvSIG a été utilisé dans ce projet (site). 2. Ce trait de côte, aujourd’hui appelé Trait de côte Histolitt (TCH), correspond à la laisse des plus hautes mers dans le cas d’une marée astronomique de coefficient 120. Utilisable pour des échelles inférieures à 1/25 000, il peut être téléchargé gratuitement sur les sites internet du SHOM, de l’IGN () et du Géoportail. 3. Éditée par le SIL (Summer Institute of Linguistics), la police peut être téléchargée à cette adresse. |