N° 94 (2-2009)
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Voyager dans un fauteuil? Les lieux d’Agatha Christie
Collège Anna de Noailles (Oise) |
Selon Francis Lacassin, «le roman policier est avant tout un roman de ville». Par définition (polis et politeia signifiant respectivement «cité» et «gouvernance de la cité»), ce genre littéraire renvoie à l’élucidation, pleine de suspense, d’un crime dans un milieu urbain. La plupart des maîtres du genre, comme Edgar Allan Poe (1809-1849) ou Maurice Leblanc (1864-1941), semblent répondre à ce schéma. Toutefois, la représentation classique que l’on peut avoir d’un roman d’Agatha Christie (1890-1976), «la reine du crime» (Fieux, 2007), apparaît éloignée de ce modèle. Il s’agit fréquemment d’un huis clos dans une maison de campagne anglaise où un détective enquête sur un meurtre (souvent depuis son fauteuil) et démasque subitement, dans les derniers chapitres, le coupable parmi les membres d’une famille élargie aisée. Cet art du huis clos est porté à son summum dans la pièce de théâtre la plus célèbre et la plus jouée (sans interruption depuis 1952) d’Agatha Christie: La Souricière.
Dans les 66 romans (nous écartons de notre étude les nouvelles et les pièces) écrits par Agatha Christie sous ce nom, Brigitte Aufort distingue 59 romans à énigme et 7 romans d’aventure ou d’espionnage à fort contexte géopolitique (L’Homme au complet marron, 1924; Pourquoi pas Evans? 1934; Rendez-vous à Bagdad, 1951; Destination inconnue, 1954; Le Cheval pâle, 1961; La nuit qui ne finit pas, 1967; Passager pour Francfort, 1970). Pour les confronter à la tradition urbaine du roman policier, ces 66 romans ont été ordonnés dans le tableau 1 selon la date de parution, le personnage principal, le lieu d’action, les régions concernées et une dominante (ville, campagne, banlieue, île, désert, bord de mer ou fleuve). Ils sont aussi distingués en fonction des lieux d’action imaginaires (en italique), non localisés (en gras) ou hors d’Angleterre (occurrence soulignée). «Son décor préféré reste […] l’Angleterre» (Fieux, 2007). La figure 1 — où les romans sont situés dans les frontières actuelles des pays — confirme cet aspect. En effet, sur les 66 romans publiés de 1920 à 1976, 55 voient leur action se dérouler au Royaume-Uni et plus précisément en Angleterre, soit plus de 83% de l’ensemble. Cette prépondérance fait que cette étude porte essentiellement sur les romans «anglais» d’Agatha Christie. Dès lors, en quoi ces romans et leur géographie sont-ils le reflet d’une tradition littéraire bien ancrée (le roman policier) et témoignent-ils de l’évolution de l’Angleterre?
Tout d’abord, nous tenterons de montrer comment la romancière a su concilier la mobilité variable de ses héros et l’isolement du huis clos, autrement dit comment elle nous fait voyager dans un fauteuil. Ensuite, il s’agira de voir, à plus grande échelle en quoi nombre de ses romans renvoient à une certaine Angleterre mais aussi à un «espace-décor» (Ravenel, 1992) référentiel: la maison de campagne. La conformité à une tradition urbaine «holmésienne»? «L’anonymat de la foule, les grands artères favorables aux poursuites, les entrepôts où toutes les cachettes sont possibles, les ruelles étroites et faiblement éclairées où le crime semble rôder en font la compagne éternelle du détective» (Lacassin, 1974). Ce détective des rues correspond largement aux aventures, par exemple, d’un Sherlock Holmes, héros d’Arthur Conan Doyle (1859-1930). Fortement marquée, surtout à ses débuts, par ce modèle holmésien, Agatha Christie fait se déployer l’action d’une vingtaine de ses romans «anglais» en ville ou en banlieue (tableau 1), avec une très forte polarisation sur Londres (15 romans, tableau 2), comme pour le locataire du 221 B Baker Street. D’ailleurs, un roman entier de la romancière (À l’hôtel Bertram, 1965) se déroule dans un célèbre hôtel londonien de West End (le quartier holmésien selon Loïc Ravenel) et ce lieu, vestige du passé ayant échappé aux bombardements du blitz, est le personnage principal du roman. L’ambiance y est restée feutrée et s’y constitue un huis clos à la manière d’Agatha Christie. Mais alors que l’essentiel (les deux-tiers) des aventures de Sherlock Holmes se déroule au moins en partie à Londres, les 55 romans «anglais» d’Agatha Christie se partagent de façon très équitable entre la ville et la campagne (une vingtaine chacun); une dizaine de romans ont un déroulement géographique assez flou (périphérie plus ou moins lointaine de Londres). Cette répartition reflète les évolutions qu’a connues l’Angleterre dans les premières décennies du XXe siècle. En effet, si, à la fin du XIXe siècle, l’Angleterre urbaine «a vaincu matériellement sur le plan du nombre», l’Angleterre verte «a pris sa revanche spirituelle en triomphant dans les cœurs» (Bedarida, 1990). On peut d’ailleurs répertorier (tableau 2) et cartographier (fig. 2) les lieux d’action des romans pour bien observer la géographie anglaise des lieux christiens. Il a fallu tenir compte des nombreux lieux fictifs. Par exemple, le village imaginaire de Miss Marple, Saint Mary Mead (3 romans), se situerait dans le Berkshire et d’autres villages fictifs de province qu’on peut trouver dans Un meurtre est-il facile? (1939) ou Un meurtre sera commis le… (1950) en sont très proches dans leur description. Par conséquent, «la plupart de ses romans se passent […] à Londres, dans un petit village de province ou dans une station balnéaire, avec une préférence très marquée pour la région du Devon» (Fieux, 2007), établissant, de fait, un véritable «fond permanent au récit» (Ravenel, 2007). Sur les 55 romans «anglais», 24 se déroulent ainsi dans la région urbaine de Londres (dont 15 dans Londres même), 6 dans le Devon (qu’Agatha Christie connaît très bien), 6 dans le Berkshire, 4 enfin se situent sur une côte touristique anglaise sans plus de précisions.
La géographie des romans d’Agatha Christie tient aussi aux caractéristiques des héros. Car, là où Arthur Conan Doyle se consacre presque entièrement à Sherlock Holmes, la romancière fait d’Hercule Poirot le héros de 33 de ses romans (plutôt écrits avant 1945) mais aussi de Miss Marple pour 12 autres (plutôt écrits après 1945) et du couple Beresford enfin pour 4 de ses récits. Un des personnages marquants d’Agatha Christie est donc Miss Marple. Sur 12 romans, cette demoiselle âgée ne séjourne qu’une seule fois à Londres (À l’hôtel Bertram, 1965) et ne quitte qu’à une seule occasion le sol anglais pour un séjour aux Antilles (Le major parlait trop, 1964). Elle réside beaucoup plus souvent dans son village de Saint Mary Mead, ses lieux de prédilection étant les presbytères. Miss Marple servait de personnage alternatif à Agatha Christie, souvent lassée de son héros principal, Hercule Poirot. Au premier abord, celui-ci fait fortement penser au héros de Doyle. Ainsi, «encore sous l’influence de ses lectures, elle opte pour une sorte de compromis entre Rouletabille et Sherlock Holmes» (Aufort, 2005), la ressemblance étant frappante dans la première apparition d’un Poirot chasseur d’indices (La Mystérieuse Affaire de Styles, 1920). Restant à Londres dans de nombreux romans (11 sur 33), Hercule Poirot parcourt aussi l’Angleterre (fig. 3). En revanche, là où Sherlock Holmes habite une rue et un quartier précis dans Londres pour ensuite parcourir l’Angleterre, Hercule Poirot, détective belge extérieur à la société anglaise (Fieux, 2007), n’a pas d’adresse précise et voit ses aventures à maintes reprises devenir des huis clos. Poirot qui voyage aussi sur le continent européen dans 6 romans (soit plus de la moitié des 11 romans non «anglais» de la romancière) s’étonne pourtant auprès de son acolyte Hastings dans Le Couteau sur la nuque (1933): «Ne comprendrez-vous donc jamais qu’installé dans un fauteuil et les yeux fermés je découvre plus aisément la solution d’un problème?». Agatha Christie se dégage ainsi du modèle holmésien dès la seconde aventure du détective belge (Le Crime du golf, 1923) où celui-ci mène plus fréquemment la réflexion depuis son fauteuil. De plus, à la fin de ce roman, la romancière évacue, pour un temps, Hastings (équivalent christien de Watson); ce faire-valoir part en Argentine. «Le grand détective ne bouge donc pas beaucoup – même s’il voyage parfois […,] c’est l’univers familier tout entier, fauteuil compris, qui se déplace [dans un travail de] pure réflexion» (Eisenzweig, 1986). De fait, loin de souscrire entièrement à la tradition urbaine du roman policier, Agatha Christie tente de rendre palpitante une enquête à l’ampleur parfois régionale (dans Une mémoire d’éléphant, 1972, par exemple) mais qui trouve régulièrement sa conclusion depuis un fauteuil dans le cadre d’un huis clos. Concilier l’isolement et la mobilité Agatha Christie a un goût affirmé pour les intrigues criminelles dans un espace isolé. Ainsi, dans une vingtaine de romans, nous retrouvons ce cocon sous la forme d’une vaste demeure familiale — un espace quasiment fermé — située dans la campagne anglaise. Comme le souligne Sophie Mijolla-Mellor (1995), «la clôture, inquiétante car elle renferme en son sein un risque mortel, est cependant bénéfique puisqu’elle permet de ne pas le laisser s’échapper. […] La clôture de l’espace [...] va permettre la concaténation entre des personnages que seul, apparemment, le hasard a réunis.» Les romans mettant en scène ces espaces véritablement coupés du monde extérieur sont aussi les plus célèbres d’Agatha Christie. Ils se déroulent dans un train (Le Train Bleu, 1928; Le Crime de l’Orient-Express, 1934), dans un avion (La Mort dans les nuages, 1935), sur une île (Dix Petits Nègres, 1939; Le major parlait trop, 1964), sur un bateau (Mort sur le Nil, 1937) ou bien encore dans un village isolé par une tempête de neige (Cinq heures vingt-cinq, 1931). Les crimes dans cet «espace-décor» servent les besoins romanesques de l’auteur car cela «verrouille l’espace» (Combes, 1989). La réplique lapidaire: «aucun de nous ne quittera cette île» (Dix Petits Nègres, 1939) marque bien l’intention dramatique de clôturer vigoureusement le lieu de l’action. De même, dans les itinéraires parisiens du commissaire Maigret, «les espaces clos sont autant de répliques de la scène du crime» (Meyer-Bolzinger, 2007). Paradoxalement, les huis clos d’Agatha Christie ne sont pas forcément immobiles. On vient de voir qu’ils se situent parfois dans des moyens de locomotion. Ainsi, «chez Mrs Christie, avions, trains et bateaux ne sont jamais de purs motifs pittoresques destinés à éblouir le lecteur» (Combes, 1989). Les pôles de ces réseaux de transport sont aussi, à leur tour, le cadre temporaire de romans que ce soit les gares ferroviaires (Le Train de 16h50, 1957) et routières (le bus du circuit «demeures et jardins célèbres de Grande-Bretagne», dans Némésis, 1971), les stations de métro (L’Homme au complet marron, 1924) ou bien les aérogares (Passager pour Francfort, 1970). Plus précisément, le train est un moyen de transport présent à maintes reprises dans les enjeux dramatiques (Le Crime du golf, 1923…). Est ainsi citée à de nombreuses reprises la gare londonienne de Paddington qui dessert l’Ouest du pays (notamment le Berkshire et le Devon, cadres répétés des romans, fig. 2). Enfin, ABC contre Poirot (1936) est le récit de la lutte entre le détective et un meurtrier choisissant apparemment ses victimes en fonction de l’ordre alphabétique de villes desservies par un train. D’ailleurs, un guide national des horaires, nommé ABC, est systématiquement laissé sur le lieu du crime. Ce roman (dont une adaptation a été diffusée sur France 2 en janvier 2009) est l’occasion d’une course-poursuite semaines après semaines à l’échelle du pays, même si le Sud et ses stations balnéaires sont privilégiés par l’auteur (fig. 3). Toute l’Angleterre est à portée de train pour le détective basé à Londres car «le chemin de fer élargit les horizons et “relie” les échelles, ouvre le local au monde» (Ollivro, 2000). Malgré tout, Agatha Christie évite d’être dépendante, dans sa narration, de ces transports fonctionnant en réseaux, parfois trop rigides. Ainsi, elle détourne parfois l’organisation habituelle de ces flux pour des besoins romanesques: elle les fait converger puis diverger (le train de 16h50 parallèle à un autre train où se commet un crime…), voire elle les bloque (l’Orient-Express arrêté en pleine voie par une tempête de neige…). Agatha Christie a vécu elle-même cette dernière mésaventure (elle a «emprunté l’Orient-Express à diverses reprises et pu [...] patienter plusieurs fois lors des arrêts inopinés du train souvent bloqué par des inondations ou par la neige», Aufort, 2005). De fait, ces astuces dramatiques, qui lui permettent de concilier habilement le huis clos et la mobilité, sont bien plus que de simples artifices. Ils nous apprennent beaucoup sur sa façon d’appréhender l’Angleterre de l’époque et sur sa confrontation aux nombreux changements que celle-ci connaît. La société anglaise de la reine du crime
De fait, cette géographie des lieux isolés, dont la trame narrative semble se dérouler hors de l’Histoire, n’échappe pourtant pas au contexte d’écriture. La première guerre mondiale (La Mystérieuse Affaire de Styles, publiée en 1920 mais écrite dès 1916 alors que l’auteur est infirmière), la seconde (Un, deux, trois, 1940; N ou M? 1941; La Plume empoisonnée, 1942), la question des orphelins et de leur adoption (Mrs Mac Ginty est morte, 1952; Témoin indésirable, 1958) dans une Angleterre ruinée après 1945 (Un meurtre sera commis le…, 1950) ou bien la guerre froide (Destination inconnue, 1954; Le Chat et les pigeons, 1959; Passager pour Francfort, 1970) ont marqué les romans d’Agatha Christie. De même, dans Le Cheval pâle (1961), la romancière nous décrit de façon assez atterrée les mœurs des jeunes Londoniennes des années 1960. Pour autant, ce n’est pas le contexte historique, plus ou moins présent, qui intéresse Agatha Christie, mais la psychologie des personnages. Ces personnages appartiennent à un milieu social favorisé: «la société bourgeoise anglaise du XIXe ou du XXe siècle, la «middle class» évoqué par Robert Barnard. […] Ce sont des gens aisés qui peuvent, en particulier, s’offrir des séjours à l’étranger: sur la Côte d’Azur (Le Train Bleu, 1928), aux Antilles (Le major parlait trop, 1964) ou en Mésopotamie (Meurtre en Mésopotamie, 1936; Rendez-vous avec la mort, 1938…), un voyage avec le somptueux Orient-Express (Le Crime de l’Orient-Express, 1934) ou une croisière de luxe sur le Nil (Mort sur le Nil, 1937) (Fieux, 2007). L’histoire de ces personnages emprunte ainsi beaucoup à celle de la géographie du tourisme à l’étranger des classes aisées anglaises (auxquelles Agatha Christie appartient), de l’entre-deux-guerres à la fin des Trente Glorieuses. De fait, les romans d’Agatha Christie sont souvent en prise directe avec sa propre vie: elle a ainsi emprunté en 1926 le «Calais-Paris-Nice» (Le Train Bleu, 1928) et a réalisé en 1933 une croisière sur le Nil (Mort sur le Nil, 1937). De plus, les travaux archéologiques de son second mari, rencontré au cours d’une croisière au Moyen-Orient et épousé en 1927, lui ont été très utiles (Meurtre en Mésopotamie, 1936; Rendez-vous avec la mort, 1938; La mort n’est pas une fin, 1945 qui se déroule pendant le Moyen Empire égyptien). Les spécialistes d’Agatha Christie ne sont pas tous d’accord sur l’influence de sa vie sur ses romans. Ainsi, selon Alain Combes, «il serait vain d’y chercher l’image d’une société ou le reflet d’une époque». Malgré tout, il me semble bien que son œuvre reflète une certaine géographie de l’Angleterre du milieu du XXe siècle. De fait, on peut noter une géographie des romans «anglais» d’Agatha Christie répondant au modèle d’un centre (la capitale londonienne) et de plusieurs périphéries (fig. 2). Cette répartition s’explique:
Même si cette distribution géographique comporte de nombreux lieux fictifs, ceux-ci sont souvent localisables car fortement inspirés par la vie d’Agatha Christie. Ainsi, Dillmouth (La dernière Énigme, 1976) et Saint Loo (La Maison du péril, 1932; Les Vacances d’Hercule Poirot, 1941) sont directement inspirés de Torquay (où l’auteur est née, fig. 5) et de Dartmouth, deux stations balnéaires du Devon. Par conséquent, elle apprécie fortement ces «petits villages du Sud de l’Angleterre et leurs manoirs car, comme Balzac ou Proust, elle peint une atmosphère qu’elle connaît de l’intérieur.» (Mijolla-Mellor, 1995). Un «espace-décor»: la maison de campagne
Enfin, à une échelle plus grande, on trouve dans une majorité des romans d’Agatha Christie un «espace-décor» (Ravenel, 1992) qui sert véritablement la trame narrative comme un lieu central et référentiel pour l’action: la maison de campagne. Celle-ci est une très imposante demeure (Le Train de 16h50, 1957) qui a parfois un passé proprement dramatique (La Maison biscornue, 1949). «Ce référent, elle l’a construit pour y insérer ses crimes: mélange de souvenirs et de nécessités, il n’est ni vraisemblable, ni réaliste» (Combes, 1989). Quand Hercule Poirot et Miss Marple restent dans leur fauteuil pour réfléchir à la psychologie des victimes et des coupables, les enquêteurs officiels, souvent moqués par le détective belge, cherchent méticuleusement des indices matériels dans et autour du lieu du crime (L’Heure zéro, 1944). Mais cet espace-décor peut même être complété par un espace du crime encore plus restreint, quoique non présent systématiquement dans les 66 romans de la romancière, celui de la chambre de la victime. En effet, chez Agatha Christie, «on est assassiné chez soi et même de préférence dans sa chambre». Pourtant, une localisation restreinte de l’action ne signifie pas forcément un luxe infini de détails. En effet, «du pays à la demeure et même à la chambre, on reste toujours dans la même imprécision» (Fieux, 2007). Par exemple dans Le Crime de l’Orient-Express (1934), on connaît parfaitement (grâce à un schéma intégré au roman comme dans La Mystérieuse Affaire de Styles en 1920 ou Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux en 1908 ou bien encore en 1924 La Comtesse de Cagliostro de Maurice Leblanc, Bussi, 2007) la répartition des cabines mais aucunement leur intérieur ! La victime est souvent chez Agatha Christie un chef de famille autoritaire et âgé. Son bureau ou sa chambre devient de fait une «chambre interdite, où ne viennent que ceux qui en sont priés et où des scènes de disputes familiales éclatent, [c’]est le lieu d’un pouvoir absolu.» (Mijolla-Mellor, 1995). Cette humiliation ne pouvant durer, le crime survient, la «chambre interdite» devient lieu du crime. Dès lors, «l’espace du crime, chez Agatha Christie, est clos par un cercle de suspicion et non, comme on l’imagine souvent, par des murs et des verrous. […] Le huis clos se révèle l’espace des multiples meurtriers éventuels» (Combes, 1989). C’est ainsi que la psychologie des personnages prend le pas chez Agatha Christie sur la fonctionnalité des lieux («un décor qui ne sert qu’à créer une ambiance», Fieux, 2007), en termes de géographie domestique, mais aussi, à plus petite échelle, sur les formes urbaines (loin des courses-poursuites dans le Londres de Sherlock Holmes). Où qu’elle situe en Angleterre, la maison de campagne sert, le plus souvent, de décor aux huis clos dramatiques d’Agatha Christie, l’isolement de l’extérieur l’emportant sur la description précise de l’intérieur. Conclusion Cette géographie des lieux christiens s’intègre, tout d’abord, à la tradition urbaine du roman policier dont Edgar Allan Poe et Arthur Conan Doyle sont les fondateurs. Cependant, Agatha Christie se démarque nettement du modèle holmésien par l’imprécision du paysage (tout comme Maurice Leblanc dans les aventures d’Arsène Lupin, Bussi, 2007), qu’il soit exotique ou non. L’œuvre de la romancière se concentre sur l’Angleterre: Londres, les villages de province et les stations balnéaires sont ainsi les trois lieux d’action principaux des romans d’Agatha Christie. Ce sont des lieux d’action présents non pour leur fonctionnalité propre mais comme des décors reconnaissables facilement par le lecteur. Dès lors, l’utilisation fréquente du huis clos alliée à une relative mobilité des personnages rapproche ces lieux d’action plutôt divers. Ce huis clos, qu’il soit à l’échelle de la maison de campagne isolée ou de la «chambre interdite», est l’espace du crime dans lequel se déploie l’enquête physique et psychologique sur les personnages. Ainsi, au-delà des multiples péripéties et des (rares) courses-poursuites, l’essentiel de l’investigation pour démasquer le criminel se déroule le plus souvent dans un fauteuil, devant un chocolat chaud pour le belge Hercule Poirot (qui, dans sa dernière aventure — Poirot quitte la scène, 1975 — se fait passer pour invalide et mène l’enquête en fauteuil roulant !) ou une tasse de thé à la main pour l’anglaise Miss Marple. De ce fait, les meilleurs romans d’Agatha Christie «se lisent aussi facilement au XXIe siècle que dans les années 1930» (Fieux, 2007). Remerciements À ma grand-mère qui m'a fait aimer la lecture et notamment les romans policiers. Bibliographie AUFORT B. (2005). Agatha Christie, parcours d’une œuvre. Paris: Les Belles-Lettres, coll. «Références», 239 p. ISBN: 2-251-74127-5 BEDARIDA F. (1990). La Société anglaise du milieu du XIXe siècle à nos jours. Paris: Seuil, coll. «Points Histoire», 540 p. ISBN: 2-02-012404-1 BUSSI M. (2007). «‘L’étrange voyage!’ La dimension spatiale des aventures d’Arsène Lupin». Géographie et cultures, n° 61 «Le roman policier, lieux et itinéraires». COMBES A. (1989). Agatha Christie, l’écriture du crime. Paris: Impressions nouvelles, coll. «Réflexions faites», 301 p. ISBN: 2-906131-11-3 EISENZWEIG U. (1986). Le Récit impossible, forme et sens du roman policier. Paris: Christian Bourgois, 357 p. ISBN: 2-267-00443-7 FIEUX A. (2007). Agatha Christie, la reine du crime. Paris: Nouveau monde, 223 p. ISBN: 978-2-84736-234-3 FORT C. (2003). «Détectives et décalogues: pour une éthique de l’enquête?», Études Anglaises, 56-3, p 285-297. HOY D. (1981). «Geography and Literature: Unity and Reality». Paper presented at the annual meeting of the national council for geographic education. Pittsburgh: PA. LACASSIN F. (1974). Mythologie du roman policier. Paris: Union générale d’édition, 319 p. MEYER-BOLZINGER D. (2007). «Les itinéraires parisiens du commissaire Maigret», Géographie et cultures, n° 61 «Le roman policier, lieux et itinéraires». MIJOLLA-MELLOR S. (1995). Meurtre familier: approche psychanalytique d'Agatha Christie. Paris: Dunod, coll. «Psychismes», IX-206 p. ISBN: 2-10-002626-7 OLLIVRO J. (2000). L’Homme à toutes vitesses. De la lenteur homogène à la rapidité différenciée. Rennes: Presses universitaires de Rennes, coll. «Espaces et territoires», 179 p. ISBN: 2-86847-477-2 RAVENEL L. (1992). «Les aventures de Sherlock Holmes: organisation et utilisation de l’espace». Mappemonde, n° 3/92. RAVENEL L. (2007). «Sherlock Holmes au fil du temps: éléments de climatologie holmésienne». Géographie et cultures, n° 61 «Le roman policier, lieux et itinéraires». Note 1. «Sir, we the undersigned Artists now residing in St Ives, watch its growth with interest and considerable apprehension. [...] This distinction, we cannot but feel, is in danger of being lost through hastily conceived building schemes, and thoughtless removal of characteristic features. [...] We would also beg you to use your power and influence to prevent the destruction of objects of natural beauty and interest, - trees, and granite boulders - which help to give this country its distinctive character.» |