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Espaces religieux du Liban

Il s’agit d’un ouvrage collectif, conçu et réalisé par toute une pléiade d’universitaires, chrétiens et musulmans, de divers départements et facultés de l’université Saint-Joseph (Géographie, Histoire, Sociologie et anthropologie, Sciences religieuses) avec des collaborateurs venus de Paris XII, de la Lebanese American University, du Conseil islamique alaouite, du Groupe arabe du dialogue islamo-chrétien. Il a été coordonné par Grace Homsy-Gottwales, de la faculté des Sciences religieuses. C’est dire la somme de compétences qui s’est attelée à la réalisation — difficile — de ce premier tome d’une série qui doit offrir un panorama complet du marquage territorial et visuel des communautés religieuses au Liban.

Ce premier volume est d’un très grand intérêt pour les géographes; en témoignent les trois géographes largement impliqués dans l’équipe de rédaction (Jocelyne Adjizian-Gérard, Liliane Buccianti-Barakat, Janine Somma).

La géographie des religions est une branche un peu délaissée de la géographie; peu de géographes s'y sont intéressés (on peut cependant citer Jean-Luc Piveteau) et il serait peut-être temps de le faire au moment où les historiens et les sociologues, dans un esprit de stricte laïcité, sont de plus en plus en plus nombreux à se pencher sur «le fait religieux»; on peut renvoyer à l’activité de l’Institut européen en sciences des religions (IESR).

L’étude géographique des religions (c’est-à-dire l’empreinte des religions dans les paysages, l’organisation de l’espace et des sociétés) revêt, évidemment, une importance particulière au Liban, le pays des dix-huit communautés religieuses. Les diverses confessions et églises marquent tellement l’histoire et la géographie de ce petit pays que l’on se demande comment il pourra un jour, malgré les vœux d’une partie non négligeable (mais, semble-t-il, minoritaire) de la population être «déconfessionnalisé».

Plus qu’un atlas, et bien que l’ouvrage contienne de nombreuses cartes, il s’agit d’un volume très soigneusement illustré de photos, en général pertinentes, et de textes expliquant et explicitant l’iconographie, afin de conduire le lecteur dans le dédale des communautés confessionnelles et de leur imbrication dans les paysages et les mentalités du Liban. Car s’il existe des espaces à très forte majorité d’une confession (le Sud chi’ite, le Chouf druse, le Kesrouan maronite, par exemple) il y a partout néanmoins imbrication, comme en témoignent ces bourgs de la Bekaa méridionale ou de Haute-Galilée, où voisinent clocher et minaret.

Le livre commence par une présentation des communautés, chapitre plus historique que géographique, indispensable pour renseigner le lecteur qui n'est pas forcément au courant de la différente entre l’Église assyrienne-orientale ou nestorienne et l’Église syriaque orthodoxe! Les différences entre les communautés chrétiennes, résultats d’obscures divergences théologiques (et souvent politiques, donc beaucoup moins obscures...) au temps des conciles d’Éphèse ou de Chalcédoine, peuvent sembler sans intérêt au lecteur européen laïque. Le même lecteur peut ne pas s’intéresser à la religion druse, ou ne pas vouloir comprendre pourquoi des querelles sur les imams du premier siècle de l’Hégire embrasent encore aujourd’hui sunnites et chi’ites! Ce serait une erreur, car ces différences induisent, au XXIe siècle, des comportements sociaux, politiques, électoraux, variés et divergents, comme les résultats des élections législatives toutes récentes (juin 2009) l’ont montré. Ne pas avoir une connaissance minimale de tout cela, c’est s’exposer à ne pas comprendre le Liban, ni son histoire, ni sa sociologie, ni bien sûr sa géographie.

Après un chapitre fort bien venu sur une approche du fait religieux comme représentation mentale qui pourrait donner des idées aux géographes de l’espace perçu — tout le livre d’ailleurs tourne autour de cela — puis un chapitre sur les archives religieuses (liées aux territoires, concept à la mode en géographie), on pénètre dans les chapitres proprement géographiques. Il est montré comment le travail de constitution de la somme de connaissances qui constitue ce livre a été facilité par la création d’un système d’information géographique, appuyé sur la constitution d’un modèle numérique de terrain et l’étude de diverses images satellitaires.

Commençant par quelques pages fort bien venues sur la géographie urbaine de Beyrouth, toute la fin du volume (ce qui représente 68 pages sur 165) est consacrée à la géographie religieuse de la capitale et de l’AMB (Aire Métropolitaine de Beyrouth): cela nous conduit depuis des cartes sur les implantations de mosquées et d’églises dans les divers quartiers de la ville et de ses banlieues, jusqu’à une micro-géographie de l’«habiter» d’un quartier, avec un chapitre original — et déroutant pour un Européen — sur les mazâr, ces petits autels parsemés dans les vieux quartiers chrétiens, placés en bas des immeubles et qui abritent, éclairés par une petite ampoule électrique et parfois un petit cierge, une statue de quelque saint vénéré par les Maronites: saint Georges, sainte Thècle, Élie, ou le plus souvent la Vierge. Ce n’est pas simplement anecdotique, ces mazâr donnent un aspect très spécifique à certains quartiers; il est symptomatique qu’ils se fassent plus rares au pied des résidences tapageuses ou des gratte-ciel qui détruisent peu à peu âme et paysages du vieux Beyrouth; ces immeubles sont habités par une bourgeoisie composite et de moins en moins enracinée, voire même achetés par des habitants des émirats du Golfe.

Les volumes suivants traiteront du reste du Liban: Tripoli, Tyr, Saïda, le Mont-Liban, la Bekaa, la Haute-Galilée: il y a encore du travail!

Quelques pages, courageuses, n’esquivent pas le grand problème du Liban: les tensions entre communautés, souvent attisées de l’extérieur, qui ont éclaté à plusieurs reprises depuis l'indépendance, et surtout pendant la «guerre civile» de 1975-1991. Ces tensions, ces combats sanglants, aux prétextes desquels les religions sont souvent instrumentalisées, ont largement contribué à modifier la géographie humaine du Liban. On le sent, en filigrane, à plusieurs reprises, dans les textes et les photos.

Agréable à feuilleter (les photographies seules nous apprennent beaucoup sur le Liban), passionnant en lecture, cet ouvrage souffre cependant de petits défauts, plus matériels que scientifiques, qu’il faudra essayer d’éviter dans les volumes qui vont suivre.

Il faudra bien qu’un jour on se décide à unifier la translation en caractères latins de l’alphabet arabe. Il est gênant — et cela peut être source de confusions — de trouver le même toponyme écrit de plusieurs manières dans le même ouvrage. Par exemple, à quelques pages de distance, on trouve le nom d’un caza (division administrative) situé au nord de Beyrouth orthographié «Kaserouane» ou «Kesrouan», et de même «Baalbak» ou «Baalbeck». Il y a bien d’autres exemples.

Défaut fréquent — et grave — remarqué dans beaucoup de productions géographiques libanaises: certaines cartes (par exemple p. 91) n’exhibent pas d’échelle!

Quelques imprécisions encore:

  • p. 97: photo d’une rue de Beyrouth «avant la guerre»: Quelle guerre? La seconde guerre mondiale, ou la guerre civile?
  • p. 140: la photo de la rue Weygand est datée de 1930. D’après le type des voitures qui circulent dans la rue, elle est probablement bien plus tardive.
  • p. 150, 153, 154, les photos ne sont pas légendées, or elles mériteraient un commentaire.

Ce sont défauts mineurs. Plus gênant, mais probablement inévitable dans un ouvrage collectif (et très collectif, largement interdisciplinaire), on trouve un certain manque d’homogénéité. Des transitions seraient parfois les bienvenues!

Il reste un livre fort instructif, indispensable à qui veut comprendre le Liban, original, bien ciblé et esthétique. Ne boudons pas notre plaisir et attendons les autres tomes!

Henri Chamussy

HOMSY-GOTTWALES G., coord. (2008) Espaces religieux du Liban. Beyrouth:Université Saint-Joseph, coll. «Espaces religieux du Liban», t.1, 186 p. ISBN: 9953-455-91-0