N° 95 (3-2009)
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L’expatriation française, un enjeu géopolitique émergent
Arnaud Brennetot , Céline Colange
A. Brennetot, Laboratoire MTG - UMR IDÉES, Université de Rouen. |
La mondialisation bouleverse le fonctionnement des démocraties contemporaines. L’État-Nation, matrice primordiale de leur constitution, se trouve aujourd’hui confronté à l’émergence d’une sphère mondiale d’interaction des sociétés: l’accroissement des mobilités internationales contribue à redéfinir les rapports politiques qui unissent les populations à leur territoire d’appartenance (Lévy, 2008). Si l’immigration en provenance des pays du Sud constitue, en France, une préoccupation politique récurrente, l’essor récent de l’émigration représente un phénomène assez méconnu. L’expatriation française est longtemps restée marginale et l’émigration n’a jamais été massive. Souvent considérée comme une menace contre l’intégrité nationale lors des controverses sur l’«exil fiscal» ou sur la «fuite des cerveaux», l’expatriation est rarement appréhendée dans sa globalité. Il ne s’agit pourtant plus d’un phénomène géographique anecdotique ou marginal. Depuis une quinzaine d’années, la très forte augmentation du nombre de Français expatriés indique une ouverture croissante au reste du monde. Une telle évolution questionne les liens que les pouvoirs publics entendent maintenir et développer à l’égard de cette catégorie en plein essor. Plusieurs interrogations se font jour au sujet des politiques menées face à l’accroissement du nombre de Français résidant hors du cadre national. Quels moyens sont mis en œuvre pour surmonter les contraintes liées à l’extraterritorialité, à l’éloignement et à la dispersion géographiques? Comment, dans un contexte de rivalités aiguës, les enjeux géopolitiques liés à l’augmentation du nombre d’expatriés retentissent-ils sur les stratégies institutionnelles? Ces problèmes nous invitent tout d’abord à préciser les formes territoriales prises par l’expatriation au cours de la période récente. Ensuite, nous détaillerons les enjeux géopolitiques liés à l’encadrement administratif de ces populations par la France et à la représentation politique des Français résidant hors du territoire. L’expatriation française: un phénomène en plein essor En raison d’importantes difficultés méthodologiques qui tiennent autant à l’absence de définition institutionnelle qu’à la complexité des mouvements en présence, la mesure et l’analyse de l’expatriation restent malaisées. Si le ministère des Affaires étrangères ne reconnaît aucun statut officiel d’«expatrié», préférant s’en tenir aux expressions «Français de l’étranger» ou «Français établis hors de France», le terme tend dans la langue courante à se substituer aux notions plus classiques de «ressortissants» ou de «résidents» français à l’étranger. C’est ainsi que les acteurs institutionnels (Sénat, Maison des Français de l’Étranger) (1) de même que de nombreuses associations (2) parlent des expatriés pour désigner, non plus les employés envoyés hors de France par leur entreprise, mais plus largement l’ensemble des titulaires de la nationalité française justifiant d’une adresse à l’étranger. Le phénomène de l’expatriation se distinguerait des processus classiques d’émigration dans la mesure où la plupart des personnes concernées ne partent que pour quelques années, avant de revenir dans leur territoire d’origine ou de changer de pays. Les expatriés ne forment pas à proprement parler une diaspora (Bruneau, 2004). Si une partie des ressortissants est détachée de façon provisoire par une administration ou une entreprise, plus nombreux sont les expatriés volontaires qui partent de leur propre initiative. 45% des expatriés bénéficient par ailleurs de la double nationalité, ce qui les autorise à résider hors de France de façon permanente et à abandonner, dans certains cas, tout contact avec les institutions hexagonales. L’expatriation concerne aussi les étudiants qui accomplissent une partie de leur cursus dans une université étrangère hors des programmes spécifiques de l’Union européenne (Erasmus, etc.). Aucun recensement exhaustif n’est à ce jour disponible. La France rencontre les mêmes difficultés que la plupart des gouvernements des pays développés pour évaluer cette population mobile et fluctuante (Dumont, Lemaître, 2005). Tout comme le Royaume-Uni, la Suisse, les États-Unis ou le Canada, les autorités françaises proposent désormais des fichiers d’inscription individuelle et facultative donnant droit à des services améliorés (état civil, facilités administratives, droits politiques et sociaux…) dans le but d’assurer un suivi plus étroit. En France, les seules sources statistiques disponibles proviennent donc du Registre mondial des Français établis hors de France, qui remplace l’immatriculation consulaire depuis 2004. 1 427 046 personnes étaient ainsi inscrites au 31 décembre 2008, ce qui correspond à une augmentation de 58,8% par rapport à 1995. La croissance annuelle moyenne depuis 1987 s’élève à 2,33% avec de fortes disparités selon les continents (fig. 1). Entre 1990 et 2005, alors que la population nationale augmentait de 8,7% et celle des immigrés de 19%, cette valeur atteignait 43,4% pour les expatriés. Même si le phénomène reste moins accentué que dans de nombreux pays européens — la France comptait d'après l'OCDE 2% d'expatriés contre respectivement 17,5% et 11,5% pour l’Irlande et le Portugal — jamais le nombre ni la part des Français établis hors de France n’ont été aussi élevés. En outre, tous ne sont pas nécessairement inscrits. Les données publiées par le ministère des Affaires étrangères ignorent en effet les personnes qui, pour des raisons diverses (brièveté du séjour, absence d’intérêt pour le dispositif, coupure administrative définitive), ne prennent pas la peine de s’y faire enregistrer. Il convient d’en user avec précaution. Les estimations pour l’ensemble des Français résidant hors de France oscillent entre 2 et 2,2 millions (Gentil, 2007). On peut supposer que la part des non-inscrits est plus élevée dans les pays proches du fait d’un cadre de vie comparable: une étude menée pour six pays européens indique que les expatriés non inscrits représenteraient un tiers du total, avec de fortes variations locales puisque le Royaume-Uni comptait 102 470 inscrits en 2005 pour une population estimée par l’administration consulaire à 300 000 personnes (DFAE, 2007). Quoi qu’il en soit, le nombre des Français qui vivent officiellement hors des frontières pèse au moins autant que la Lorraine ou l’Outre-Mer. Sans être massive, l’expatriation française représente désormais une réalité significative.
Malgré les limites méthodologiques qui viennent d’être indiquées, l’analyse des données issues du Registre des Français établis hors de France permet de dresser plusieurs constats. La distribution spatiale de la population expatriée présente des contrastes géographiques importants (fig. 2). Près d’un ressortissant français enregistré sur deux réside sur le continent européen, en particulier dans les pays frontaliers situés en Europe occidentale (Suisse, Royaume-Uni, Allemagne, Belgique, Espagne, Italie). Les ressortissants français inscrits sont également nombreux en Amérique du Nord, avec 185 151 inscrits au Canada et aux États-Unis, dans les États du Maghreb (plus de 15 000 inscrits) ainsi qu’au Moyen-Orient (Israël, Consulat Général de France à Jérusalem, Liban) et en Chine. En Europe orientale et balkanique, ainsi que dans les pays émergents d’Asie du Sud-Est, la présence française est en plein essor, probablement en raison de l’élargissement des frontières européennes et de l’ouverture des marchés asiatiques. À l’inverse, l’expatriation française reste modeste en Afrique subsaharienne, à l’exception des anciennes colonies françaises restées attachées à la francophonie. Dans ces pays, la présence humanitaire joue également un rôle. En Amérique latine, l’effectif des inscrits varie selon le niveau de développement et de dynamisme économique du pays considéré, comme en témoigne la forte présence de populations expatriées au Brésil, en Argentine ou au Chili.
De façon générale, plusieurs facteurs structurels interviennent sur les localisations observées. L’intensité des échanges économiques apparaît déterminante: la corrélation des inscrits avec le montant des échanges extérieurs ou avec les flux d’investissements français à l’étranger est particulièrement élevée (fig. 3). Ces observations sont confirmées par les enquêtes menées en 2007 et 2008 par la Direction des Français de l’étranger et des étrangers en France (DFAE): plus de 50% des départs sont liés à des raisons professionnelles et 27,8% correspondent à une requête de l’employeur (DFAE, 2007; TNS-Sofres, 2006). 12,5% des expatriés déclarent également partir pour des raisons familiales, c’est-à-dire, dans de nombreux cas, pour suivre un conjoint lui-même expatrié. Les pays émergents comme la Chine ou l’Inde sont ceux où le nombre d’expatriés français augmente le plus rapidement. L’attractivité de ces marchés en plein essor, le redéploiement spatial des investissements étrangers, la globalisation économique et l’intégration internationale des firmes interviennent comme autant de motifs d’expatriation auxquels se joignent d’autres motivations comme la recherche d’allègements fiscaux ou de coûts de la vie plus avantageux. Il est encore difficile d’évaluer l’impact de la crise économique sur l’évolution des flux d’expatriés. Les données publiées pour 2008 indiquent une progression de 7,6% des effectifs par rapport à 2007.
La comparaison avec un modèle gravitaire montre par ailleurs que la répartition des expatriés dépend également de la proximité et de la population du pays d’accueil (fig. 4): outre les effets de masse, l’expatriation est plus facile lorsque l’on s’installe dans un pays européen où les conditions de vie sont comparables, où les démarches administratives et les allers et retours avec la France sont simplifiés (espace Schengen) et où le marché de l’emploi est ouvert… Les liens culturels et les attaches historiques jouent un rôle significatif: une comparaison de la répartition des Français et des Britanniques installés à l’étranger montre que les premiers ont tendance à être sur-représentés dans les pays francophones, correspondant souvent à d’anciennes colonies françaises (fig. 5). D’autres raisons interviennent, elles aussi en lien avec l’ouverture internationale: la découverte d’un pays étranger (26,3% des personnes interrogées par la DFAE), les études et la recherche (8,4%) ou la coopération humanitaire (2,8%). Quelques Français en quête d’exotisme et d’aventure humaine préfèrent des destinations dépaysantes dans des contrées lointaines.
Au-delà des préférences personnelles, les logiques structurelles propres à la mondialisation induisent un rapport spécifique au territoire d’origine et contribuent à faire émerger une forme originale de citoyenneté, caractérisée par l’extraterritorialisation des statuts, des droits et des responsabilités. Pour les pouvoirs publics, le défi consiste alors à articuler la cohésion de la communauté nationale et la fluidité des trajectoires individuelles. L’administration et l’encadrement des Français expatriés L’essor des effectifs ravive l’enjeu géopolitique que l’expatriation représente pour l’État, soucieux de maintenir dans le giron national ces populations stratégiques pour le rayonnement et pour l’influence de la France dans le monde. En témoignent les rencontres presque systématiques du Président de la République, lorsqu’il est en voyage officiel à l’étranger, avec des représentants de la communauté des Français résidant dans le pays visité. La lutte contre les forces centrifuges qui affectent les populations expatriées (l’extraterritorialité, l’éloignement et la dispersion) suppose le décloisonnement spatial du lien entre les citoyens et leurs institutions représentatives au profit d’un cadre administratif souple, réticulaire et adapté à la mobilité mais aussi aux contraintes de l’éloignement et à l’existence de réglementations locales hétérogènes. Comme dans la plupart des autres pays européens, l’encadrement des expatriés se traduit par la mise en place de services spécifiques destinés à accompagner les ressortissants français, tout en les maintenant sous la dépendance administrative des autorités centrales (fig. 6). Le développement quantitatif et la redistribution spatiale des expatriés rendent nécessaire le redéploiement territorial du réseau de l’administration consulaire. Les contraintes de gestion sont d’autant plus fortes que les étendues à couvrir sont vastes. La pression démographique exige, dans certaines régions, le renforcement du dispositif d’encadrement. Le ministère des Affaires étrangères et la DFAE adaptent l’offre de services pour répondre, souvent à coûts constants, aux attentes et aux exigences d’une population qui, par-delà la distance et malgré l’éloignement géographique, conserve son statut, ses droits et son pouvoir politique.
Les zones prioritaires définies par la DFAE correspondent à l’Asie, à l’Afrique subsaharienne, à l’Afrique du Nord et au Moyen-Orient ainsi qu’aux «pays à forte pression migratoire» où les consulats doivent gérer, parallèlement aux besoins des expatriés, les demandes de visas et d’asile exprimées par les populations locales. C’est ainsi que chaque année, des ajustements ont lieu pour adapter le réseau consulaire (fig. 7). Alors que certains consulats ou antennes consulaires ont fermé récemment (Gênes et Lomé en 2004, Berne et Ottawa en 2005), d’autres ont ouvert là où les besoins étaient les plus importants (Annaba en 2003, Chengdu en 2005, Iekaterinbourg, Shenyang et Oran en 2007). Dans le cadre de la centralisation des services, il arrive que certains consulats généraux soient transformés en consulats à gestion simplifiée, déchargés des délivrances de visas et des fonctions d’état civil et donc entièrement consacrés aux expatriés, comme en Europe ou en Amérique du Nord. Parallèlement à la réorganisation des établissements, on assiste aussi à un redéploiement des moyens en personnel au profit des régions où la population expatriée connaît une forte croissance comme l’Asie, le Moyen-Orient ou l’Afrique. Au contraire, l’Amérique et l’Union européenne voient leurs effectifs diminuer (fig. 8). Ces efforts administratifs s’accompagnent également de mesures destinées à profiter du potentiel politique que représentent désormais les expatriés.
La représentation politique des Français de l’étranger: enjeux démocratiques et enjeux géopolitiques
Depuis quelques années, plusieurs réformes visant à améliorer les modalités de représentation politique des Français expatriés ont été engagées par les pouvoirs publics. Là encore, les contraintes liées à l’éloignement exigent la mise en place d’une organisation originale (fig. 9). Si les expatriés qui conservent une adresse en France peuvent rester inscrits sur la liste électorale de leur domicile, la présence sur les listes consulaires laisse la possibilité, aux ressortissants qui le souhaitent, de participer aux élections municipales, cantonales, régionales, législatives et européennes en France. Il leur faut alors voter par procuration, ce qui peut représenter une difficulté pour ceux dont les attaches au pays d’origine sont ténues. Pour les élections européennes, la régionalisation du scrutin survenue en 2003 s’est traduite par l’impossibilité pour les expatriés inscrits sur les listes consulaires de voter depuis l’étranger: ils doivent désormais s’inscrire dans une commune en France et voter par procuration (3). Les ressortissants établis dans l’Union européenne peuvent participer à l’élection des députés du pays d’accueil au Parlement selon le délai de résidence en vigueur localement, ce qui entraîne le blocage du droit de vote sur les listes françaises. Sauf en cas de refus des personnes intéressées, l’enregistrement sur les listes consulaires s’applique pour tout ressortissant inscrit sur le Registre des Français établis hors de France. Outre les aides sociales auxquelles elle permet d’accéder (fig. 6), cette démarche donne droit à participer aux élections présidentielles et référendaires ainsi qu’à l’élection des conseillers de l’Assemblée des Français de l’Étranger (AFE). Depuis 1948, les Français vivant à l’étranger possèdent en effet leur propre organe représentatif: le Conseil Supérieur des Français de l’Étranger (CSFE), remplacé depuis 2004 par l’AFE dans le cadre d’une réforme destinée officiellement à lutter contre la baisse de la participation aux élections (81% d’abstention en 2000) et à accroître l’importance et la visibilité des délégués auprès des expatriés (4). Depuis les élections de 2006, la droite est majoritaire au sein de la nouvelle AFE (tableau 1). Parmi les 181 membres que compte cet organe, 16 personnalités sont désignées par le ministre des Affaires étrangères pour assurer une fonction de conseil, 12 sont des sénateurs qui siègent au Parlement et 153 sont des conseillers, élus depuis 1982 pour six ans. Leur nombre doit passer à 155 en 2009 afin de tenir compte de l’évolution et de la répartition mondiale des Français inscrits sur les listes consulaires. Leur renouvellement a lieu tous les trois ans et s’effectue par moitié selon une carte électorale qui partage le monde en 49 circonscriptions et deux zones (fig. 10). L’Allemagne, les États-Unis et le Canada possèdent deux circonscriptions, mais la plupart des circonscriptions d’Europe de l’Est, d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie couvrent plusieurs États. Dans ce cas, chaque État possède au moins un bureau de vote, généralement situé dans l’antenne consulaire d’une ambassade ou dans un consulat général (fig. 7). Pour assurer une représentation équitable, le dispositif électoral s’efforce de faire dépendre le nombre des conseillers détenu par chaque circonscription des effectifs inscrits sur les listes consulaires. Ainsi les circonscriptions de Londres, Bruxelles, Munich, Genève et Washington sont représentées chacune par six conseillers alors qu’une dizaine, les moins peuplées, n’en comptent qu’un seul (Amsterdam, Andorre, Dublin, Lisbonne, Luxembourg, Monaco, Moscou, Nouakchott, Port-au-Prince ou Pretoria). Nous constatons, malgré tout, des variations considérables entre circonscriptions (du simple au décuple): alors qu’il faut moins de 1 000 inscrits pour élire un conseiller dans celles d’Alger, Brasilia ou Brazzaville, celles de Londres, Amsterdam, Luxembourg ou Genève en requièrent plus de 10 000. Les citoyens établis en Afrique, au Moyen-Orient, en Inde ou au Brésil sont nettement sur-représentés par rapport à ceux établis en Europe de l’Ouest et, dans une moindre mesure, en Amérique du Nord et en Europe de l’Est. Par ailleurs, différents modes de scrutins existent selon le nombre de conseillers à élire. Le système majoritaire concerne les circonscriptions qui élisent un ou deux conseillers alors que le scrutin à la proportionnelle, sans panachage ni vote préférentiel, est réservé à celles qui en comptent trois ou plus, une formule qui a tendance à provoquer la multiplication des listes de candidatures.
Présidée par le ministre des Affaires étrangères, l’AFE joue un rôle important dans l’organisation politique de la communauté expatriée. Elle se réunit en assemblée plénière deux fois par an et comprend un bureau de suivi et cinq commissions permanentes. Le secrétariat général assure la continuité des liaisons avec la DFAE. L’AFE intervient tout d’abord comme un collège de grands électeurs: ses 153 conseillers élisent 12 sénateurs, membres de droit de l’AFE, qui assurent la représentation des Français de l’étranger au Parlement. Leur mission consiste à rapporter au législateur les attentes de la communauté expatriée et les avis exprimés par l’AFE ainsi qu’à déposer des propositions de lois destinées à améliorer les services de l’administration consulaire. Les mandataires actuels ont été élus en 2004 et 2008. Les conseillers possèdent en outre une série de prérogatives qui renforcent leur rôle politique. Ils peuvent accorder leur parrainage aux candidats à l’élection du Président de la République. Ils interviennent aussi comme un organe d’analyse et de conseil spécialisé dans la défense des intérêts des Français expatriés (fiscalité, protection sociale). L’une de leurs principales revendications porte sur les aides à la prise en charge des frais d’inscription dans les établissements privés conventionnés avec le ministère de l’Éducation nationale. Les conseillers siègent dans plusieurs instances nationales comme le Conseil économique et social et interviennent comme les principaux interlocuteurs auprès de la DFAE et de l’administration consulaire. Localement, les conseillers sont membres de droit des organismes consulaires qui correspondent à leur circonscription. À ce titre, ils bénéficient de diverses indemnités, destinées à couvrir leurs frais et à leur permettre de partir à la rencontre des expatriés présents au sein de leur circonscription.
La création de l’AFE précède une autre réforme importante inscrite dans le projet de loi de modernisation des institutions, adopté par le Parlement réuni en Congrès à Versailles en juillet 2008. En réponse à une revendication ancienne des associations d’expatriés, celui-ci stipule notamment que les Français de l’étranger seront désormais représentés à l’Assemblée Nationale par 11 députés. Cette réforme, qui entrera en vigueur en 2012, a pour but affiché de favoriser la participation, relativement faible, des expatriés aux élections métropolitaines (5), et de renforcer leur expression au sein des débats politiques, afin de mieux prendre en compte leurs revendications. La proposition de loi relative à l’élection de députés des Français établis hors de France stipule que «cette réforme renforcera le lien national entre les Français de métropole et leurs compatriotes établis à travers le monde, dans le sens d’une présence française à l’étranger, forte, mobile et attachée à son pays d’origine» (6).
Au-delà des principes généraux, la création de sièges de députés réservés aux expatriés s’inscrit dans un contexte de fortes tensions partisanes liées à la réforme de la carte des circonscriptions de l’Assemblée nationale. Le nombre total de députés restant inchangé (577 élus), des doutes récurrents planent sur les conditions de recomposition des territoires de la représentation politique: au moment où nous rédigeons cet article, 33 circonscriptions de métropole seraient susceptibles de disparaître. Parmi celles-ci, 10 sont détenues actuellement par l’UMP et 23 par l’opposition, notamment dans le Nord et l’Est de la France. Pour donner des gages de bonne volonté, le texte du projet de réforme précise que les nouvelles circonscriptions des députés représentant les Français de l’étranger devraient être équitablement réparties entre l’Europe et le reste du monde, et respecteront les limites des circonscriptions actuelles qui existent pour l’élection des membres de l’AFE. La règle de la tranche (un député pour 125 000 habitants) et celle des 20% (7) sont censées s’appliquer pour les circonscriptions représentant les Français expatriés. Dans le nouveau système électoral, l’inscription sur les listes consulaires détermine la répartition spatiale des sièges. Le périmètre géographique des nouvelles circonscriptions et le mode de scrutin constituent d’importants points de discorde entre partis politiques.
L’examen des résultats des derniers scrutins montre que les expatriés pourraient représenter une manne électorale pour la droite, au-delà du poids arithmétique obtenu par Nicolas Sarkozy lors des élections présidentielles de 2007. Si, au second tour, celui-ci a obtenu 54% des suffrages exprimés par les électeurs expatriés, la carte du rapport de force entre droite et gauche révèle deux géographies distinctes (fig. 11). La candidate socialiste a réalisé ses meilleurs scores en Afrique, notamment dans la partie subsaharienne du continent (Mali, Bénin, Niger, Burkina), au Canada, en Europe du Nord (Danemark, Suède, Norvège, Finlande), dans quelques pays d’Amérique latine comme l’Argentine ou la Colombie, et dans certains États frontaliers de la métropole tels l’Espagne, la Belgique ou l’Allemagne (fig. 12). Le candidat UMP a obtenu quant à lui ses meilleurs résultats, avec des scores souvent supérieurs à 60% des suffrages exprimés, aux États-Unis, au Moyen-Orient (Israël, Consulat Général de France à Jérusalem, Liban) ainsi que dans la plupart des États émergents de l’Europe de l’Est (Roumanie, Pologne, Croatie, Russie) et de l’Asie du Sud-Est (Philippines, Singapour, Chine) (fig. 13). Pourtant, les cartes du premier tour selon le regroupement des candidats en trois grandes catégories (gauche, droite, tribunitiens) donnaient la droite nettement en tête. Les voix du candidat centriste François Bayrou se sont donc reportées majoritairement vers Ségolène Royal, notamment au Canada, en Afrique et en Amérique latine. La carte du vote pour les candidats tribunitiens montre que ceux-ci ont souvent obtenu les suffrages les plus élevés dans les espaces où Nicolas Sarkozy a réalisé les meilleurs scores (fig. 14). Les résultats du référendum constitutionnel européen organisé en 2005 montrent que, malgré de forts taux d’abstention, le «oui», soutenu par les partis de gouvernement, est arrivé en tête dans tous les pays, avec une majorité beaucoup plus forte dans les États où les expatriés sont tendanciellement favorables à la droite (fig. 15).
Si à ce jour les modalités d’élection des futurs députés sont en discussion au Parlement, ces observations étayent l’accusation de gerrymandering adressée par de nombreux responsables de gauche à l’encontre du projet de loi proposé par le Secrétaire d’État aux collectivités territoriales, Alain Marleix (8). Un système fondé sur le scrutin uninominal majoritaire à deux tours favoriserait mécaniquement les élus UMP. Si l’on prend comme référence les résultats des élections présidentielles de 2007, la répartition prévue actuellement (six sièges pour l’Europe, deux pour l’Afrique et le Proche-Orient, deux pour l’Amérique et un pour l’Asie et l’Océanie) octroierait à la droite neuf des onze sièges disponibles. Il n’est pas sûr qu’un tel dispositif corresponde à un mode de représentation équitable. Cette réforme visant initialement à mieux représenter les Français établis hors de France pourrait se résumer à une opération électoraliste destinée à favoriser la droite. Rappelons qu’avec l’actuel mode d’élection des conseillers à l’AFE (tableau 1), l’UMP détient déjà neuf des douze sièges de sénateurs réservés aux expatriés (à partir d’un résultat cumulé de 59% des votes exprimés au cours des élections à l’AFE de 2003 et 2006 permettant au Groupe de l’Union de la Majorité de recueillir 64% des sièges de conseillers). Conclusion L’ampleur et le rythme de croissance des effectifs de l’expatriation française accentuent le défi spatial que constitue l’encadrement géographique d’une population dispersée dans le monde entier. Si elle ne représente pour l’instant que 3,6% de la population nationale, la proportion des Français expatriés pourrait poursuivre sa croissance. Les citoyens installés à l’étranger représentent donc un enjeu géopolitique croissant pour les institutions comme pour les partis politiques, qu’il s’agisse d’organiser la recomposition spatiale du réseau de l’administration consulaire ou de moderniser le système électoral. L’hypothèse qu’ils rejoindraient une élite mondialisée et post-nationale pourrait justifier une désolidarisation progressive des autorités à leur égard, mais une telle éventualité n’est pas avérée car celles-ci ont intérêt à conserver un lien privilégié avec cette population influente, capable de relayer les intérêts nationaux au-delà des frontières. On comprend dès lors pourquoi le ministère des Affaires étrangères prétend vouloir améliorer son intégration dans la vie politique nationale. Si l’examen des comportements électoraux laisse apparaître une forte abstention qui peut laisser penser que les expatriés développent une indifférence croissante envers les enjeux politiques nationaux, plus de 75% d’entre eux partent moins de dix ans et, pour la majorité, l’expatriation demeure un exil provisoire. La forte augmentation du nombre de ressortissants français s’accompagne par ailleurs d’un gonflement des inscrits sur les listes consulaires et des suffrages exprimés lors des votes à l’étranger, avec un doublement entre les élections présidentielles de 2002 et celles de 2007: les Français de l’étranger constituent désormais une force politique nouvelle, capable d’influer sur les choix nationaux mais aussi d’aiguiser les appétits partisans. Ils détiennent les moyens de faire de leur vote un enjeu politique majeur qui rend cruciale l’analyse de leurs pratiques électorales pour qui veut comprendre les relations complexes qui s’établissent entre la mondialisation et l’identité territoriale des démocraties (Bussi, 2006). Se pose alors la question de la légitimité du système électoral prévu pour assurer leur représentation politique. La réforme en cours ne pourra aboutir à une intégration démocratique des expatriés qu’à condition de dissiper les soupçons de récupération électorale tout en permettant l’expression équitable de la variété des opinions. Bibliographie BADARIOTTI D., BUSSI M. (2004). Pour une nouvelle géographie du politique: territoires, démocratie, élections. Paris: Anthropos, coll. «Villes-Géographie», 302 p. ISBN: 2-7178-4764-2 BRENNETOT A. (2006) «Métropoles idéales pour cadres internationaux. Classement international et réalités sociales». Annales de la recherche urbaine, n° 101, p. 109-117. BRUNEAU M. (2004). Diasporas et espaces transnationaux. Paris: Anthropos, coll. «Villes», 256 p. ISBN: 2-7178-4760-X BUSSI M. (2006). «L’identité territoriale est-elle indispensable à la démocratie?». L’Espace géographique, n° 35, p. 334-339. DFAE (2008). Rapport du Directeur des Français à l’Étranger et des étrangers en France. Paris: Ministère des Affaires étrangères, 120 p. DFAE (2007). Rapport du Directeur des Français à l’Étranger et des étrangers en France. Paris: Ministère des Affaires étrangères, 141 p. DUMONT J.-Ch., LEMAÎTRE G. (2005). «Comptabilisation des immigrés et des expatriés dans les pays de l’OCDE: une nouvelle perspective». Revue économique de l’OCDE, n° 40, p. 59-97. GENTIL B. (2003) «La population française immatriculée à l’étranger est en forte hausse». INSEE Première, n° 919, 4 p. GENTIL B. (2007). «Évolution de la population française établie hors de France inscrite de 1995 à 2006». In Rapport du Directeur des Français à l’Étranger et des étrangers en France. Paris: Ministère des Affaires étrangères, 141 p. (consulter) LÉVY J., dir. (2008). L’Invention du Monde. Une géographie de la mondialisation. Paris: Presses de Sciences Po, 408 p. ISBN: 978-2-7246-1041-3 MAISON DES FRANÇAIS À L’ÉTRANGER (2005). Le livret du Français de l’étranger. Paris: Ministère des Affaires étrangères, 219 p. SIMÉANT J. (2001). «Entrer, rester en humanitaire: des fondateurs de MSF aux membres actuels des ONG médicales françaises». Revue française de science politique, vol. 51, n° 1-2, p. 47-72. TNS-Sofres (2006). Expatriés, votre vie nous intéresse. Enquête réalisée dans le cadre du 18e salon Avenir International – Avenir Expat., 45 p. (télécharger) Notes 1. http://www.expatries.senat.fr/; http://www.mfe.org/ 2. http://www.expat.org/; http://www.expatries-france.com/; http://www.expatriation.com/ 3. Une proposition de loi a été déposée le 8 avril 2008 par les deux sénateurs socialistes représentant les Français établis hors de France afin de permettre à ceux qui sont inscrits sur les listes consulaires de voter depuis l’étranger dans une 9e circonscription créée pour élire de façon spécifique un député à Strasbourg. Cette demande n’a pas reçu de suite. 4. Loi n° 2004-805 du 9 août 2004. 5. Depuis la fin des années 1980, la participation des Français expatriés à l’élection présidentielle a chuté de près de 35 points, passant de 78,78% au second tour de l’élection de 1981 à seulement 42,10% en 2002. Le vote par Internet expérimenté pour les élections des conseillers de l’AFE a suscité la controverse. 6. Loi n° 2008-492 du 23 juillet 2008. 7. Cette règle imposée pour le vote des députés des Français de l’étranger à la suite d’un recours des parlementaires socialistes devant le Conseil constitutionnel précise que l’écart entre la population inscrite de chaque circonscription et la moyenne des circonscriptions du département auquel elles appartiennent ne doit pas excéder 20%. 8. Ordonnance n° 2009-935 du 29 juillet 2009. |