N° 95 (3-2009)
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Ségrégation et transformation urbaine: quelle évolution de l’espace havrais?
M. Boquet, CIRTAI - UMR 6266 IDEES, Université du Havre. |
La mesure et l’observation de la ségrégation peuvent se définir comme l'étude de l’«inégale distribution des groupes sociaux dans l’espace urbain» (Préteceille, 2006). Dans le cadre d’une recherche sur l’enclavement des quartiers sensibles havrais (Boquet, 2008), une analyse de la ségrégation a été réalisée afin de mieux comprendre les caractéristiques des quartiers étudiés et leurs spécificités dans l’agglomération havraise. Parallèlement à cette mesure de la ségrégation, nous nous sommes intéressés aux politiques de transformation urbaine qui concernaient plusieurs quartiers appartenant à notre terrain d’étude. L’observation croisée des résultats obtenus et de l’action municipale en matière d’aménagement s’est alors révélée fructueuse, notamment parce que la ville du Havre est aujourd’hui le terrain de nombreux grands projets urbains qui visent à la reconfigurer et à lui donner une nouvelle image. Pourtant en position d’estuaire, à quelques encablures des communes de Deauville et de Honfleur situées sur l’autre rive, l’agglomération havraise souffre d’une image négative liée à de nombreux facteurs comme les activités industrielles et portuaires polluantes et en reconversion, un taux de chômage élevé, des grands ensembles d’habitat social en crise, mais encore un urbanisme jusqu’alors controversé (1). En raison de ses handicaps, la ville du Havre peinait à trouver un nouveau dynamisme et une nouvelle attractivité. L’alternance politique de 1995, lorsqu’une équipe municipale de droite a succédé à celle de gauche (principalement communiste) en place depuis plus de 30 ans, a relancé toute la politique d’aménagement et de développement de la ville. Les projets urbains se sont alors succédé: Grand Projet de Ville puis ANRU (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine) pour les quartiers situés sur le plateau (2), Projet InterCommunautaire URBAN pour les quartiers Sud situés en interface entre la ville et son port… pour n’en citer que les principaux. L’envergure nationale du nouveau maire, Antoine Rufenacht, et ses soutiens au niveau de l’État ont contribué à attirer des financements pour la plupart des grands projets havrais. À titre d’exemple, la ville du Havre fut la première ville de France à signer une convention avec l’ANRU, en octobre 2004. C’est donc dans ce contexte de mutation de plusieurs quartiers de la ville que notre analyse de la ségrégation urbaine intervient. Si la mise au jour de divisions et de ruptures dans l’espace havrais contribue à l’élaboration d’une typologie des quartiers de l’agglomération, celle-ci constitue-t-elle un cadre intéressant d’analyse des politiques de transformation urbaine engagées? Certains quartiers concentrent-ils une partie de l’attention de la politique municipale? Notre analyse vise également à comprendre si les choix stratégiques entrepris dans les grands projets urbains sont susceptibles de réduire, de stabiliser ou d’accentuer les phénomènes de ségrégation au sein de l’agglomération havraise. Pour atteindre cet objectif, nous nous sommes d’abord attachés à produire une mesure de la ségrégation, principalement à partir d’une analyse statistique multivariée qui a permis l’établissement d’une typologie des quartiers et communes de l’agglomération havraise. Cette première étape a permis d’élaborer un cadre d’observation des grands projets urbains, alors analysés à partir des sources documentaires disponibles sur les sites Internet institutionnels de la ville du Havre, de la CODAH (COmmunauté D’Agglomération du Havre) et de l’ANRU. Enfin, des entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès d’acteurs issus des mondes associatif et politique ou du milieu institutionnel (agents municipaux, agents des services publics), cependant restreints à ceux travaillant dans les quartiers «sensibles» havrais. Ces entretiens ont apporté un second éclairage sur les mutations actuellement en cours et sur les dangers en matière d’accroissement des processus ségrégatifs. La ségrégation socio-spatiale dans l’agglomération havraise: mesure et résultats
Sans chercher à reprendre et synthétiser l’ensemble des débats autour du concept de ségrégation, il est néanmoins nécessaire de positionner cette étude dans le cadre d’une définition et d’un type de mesure de la ségrégation. Les travaux de l’ouvrage collectif La ségrégation dans la ville, (Rhein, Brun, 1994) expliquent bien la difficulté d’aborder ce concept que ce soit en raison de sa définition polysémique mais aussi de sa délicate mesure. François Madoré (2005), en faisant le point sur les différents sens du terme «ségrégation», cite plusieurs définitions formulées par Yves Grafmeyer dont l’une a particulièrement retenu notre attention: la «mesure des distances résidentielles entre des groupes définis sur des bases démographiques, mais surtout sociaux ou ethniques». Apparentée au courant d’écologie urbaine factorielle, cette définition, somme toute assez classique, nous semble pertinente pour cette étude puisqu’elle propose de combiner plusieurs facteurs de différenciation entre les groupes (démographie, différences sociales et ethniques). La réalisation d’une analyse factorielle prolongée d’un partitionnement des individus en classes a donc été choisie pour tenter de comprendre l’organisation de l’espace urbain havrais au regard des localisations résidentielles des individus et de la structure des quartiers. Si ce type de résultats apporte des informations significatives en termes de division de l’espace, nous devons toutefois garder à l’esprit qu’une étude de la disposition des citadins dans l’espace selon leurs localisations résidentielles ne présage en rien des relations quotidiennes qui lient les hommes entre eux. Nous savons d’ailleurs depuis les travaux de Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire (1970) que la proximité n’est pas nécessairement synonyme d’échanges entre les individus résidant dans le même voisinage. Cependant, la mesure de la ségrégation reste un bon indicateur du niveau de fragmentation d’un territoire. Les données à partir desquelles cette étude a été menée sont celles du recensement général de la population effectué par l’INSEE en 1999. L’échelle d’analyse retenue est celle de l’IRIS (Îlots Regroupés pour l’Information Statistique), division administrative et technique des espaces urbains qui nous semble la plus pertinente pour saisir finement cette répartition des hommes dans la ville. En effet, avec près de 250 000 habitants, l’agglomération havraise se distingue par la taille de la ville-centre qui accueille plus des deux tiers d’entre eux. Cette caractéristique la différencie nettement de ses consœurs normandes (Rouen et Caen) et est le résultat de l’incorporation progressive de certaines communes périphériques présentant une continuité avec le tissu urbain havrais (Graville, Sanvic, Aplemont, Bléville et Rouelles). De même, la plupart des grands ensembles bâtis dans l’agglomération (Caucriauville, Tourneville, Haut-Graville, Mare-Rouge, Mont-Gaillard, Bois de Bléville, Vallée-Béreult, Les Neiges) l’ont été sur les espaces interstitiels, liant les communes annexées ou des quartiers plus éloignés au centre-ville. La commune du Havre intègre donc aujourd’hui une large partie de sa banlieue. Cette situation limite alors nécessairement le champ exploratoire d’une étude de la ségrégation sociale étant donné qu’une grande partie des données accessibles à l’échelle communale ne le sont plus à celle de l’IRIS, division infra-communale retenue. Edmond Préteceille (2006) rapporte que la meilleure homogénéité des tailles des entités géographiques observées est un autre avantage du choix de l’IRIS comme niveau d’analyse de la ségrégation. Comme lui, nous avons choisi d’écarter de l’analyse plusieurs IRIS non-résidentiel, à partir d’un seuil fixé ici à 200 habitants. Il est actuellement impossible, du moins pour l’agglomération havraise, d’avoir accès aux nouvelles données statistiques compilées à partir des enquêtes annuelles de recensement de 2004 à 2007 à l’échelle de l’IRIS. Nous n’avons pas non plus souhaité travailler sur une évolution antérieure à 1990 dans la mesure où les mutations de l’espace havrais n’ont réellement commencé qu’autour des années 2000. Cependant, les résultats apportés ne sont pas dénués d’intérêt dans la mesure où ils permettent de poser les bases d’une analyse comparative de l’évolution de la situation qui pourra être entreprise dès que les données récentes seront disponibles. Ils apportent aussi une photographie de la division sociale de la ville à un instant clé de l’évolution de la ville. Un travail exploratoire dans la base de données à notre disposition nous a permis de sélectionner 30 indicateurs (tableau 1) proposant des informations pertinentes pour décrire les quartiers havrais, même si certaines données intéressantes en sont absentes (revenus, monoparentalité…). L’analyse factorielle fait d’abord apparaître les axes principaux selon lesquels s’ordonnent nos différentes variables. Si trois de ces axes apportent une part d’explication non négligeable, nous privilégierons les deux premiers qui, ensemble, expliquent 65% de l’information de notre nuage de points (3):
La combinaison du premier axe, qui apporte un niveau de lecture social de l’espace urbain, et du second, qui introduit une différenciation à partir de critères spatiaux, construit une grille d’analyse des quartiers du Havre, propice à l’élaboration d’une typologie (fig. 1). Pour parvenir à cette typologie des quartiers havrais, plusieurs partitionnements successifs ont été analysés jusqu’à obtenir un découpage final en six classes, bon compromis entre une analyse fine de l’espace étudié et des classes homogènes et suffisantes en nombre d’individus (IRIS). Mais surtout, les divisions proposées ensuite n’apportaient pas, de notre point de vue, d’information supplémentaire suffisamment pertinente les justifiant. La typologie ainsi produite se structure parfaitement autour de deux graduations: l’une étant caractérisée par l’opposition entre les quartiers où résident les classes moyennes (4) et, surtout, les classes sociales les plus élevées et celles où les indicateurs de précarité et d’exclusion sont les plus forts, et l’autre étalonnant les quartiers du centre vers la périphérie. Cette typologie ne doit toutefois pas être sur-interprétée: il existe des similarités entre certains IRIS appartenant à différents types, et ces derniers rassemblent parfois des IRIS aux situations hétérogènes. Néanmoins, les résultats obtenus confirment cartographiquement un certain découpage socio-spatial de la ville (fig. 1).
Parce qu’ils sont déterminants dans la compréhension de la mise en œuvre de grands projets urbains, deux types d’IRIS méritent d’être décrits précisément: les «quartiers transitionnels» et les «quartiers d’exclusion». Les premiers sont des espaces en interface entre le centre-ville havrais, socialement homogène depuis la reconstruction et le déplacement des populations les plus modestes en périphérie, et d’autres quartiers plus éloignés. Il s’agit d’espaces de mixité selon de nombreux critères d’ordre démographique (cohabitation de jeunes actifs et de retraités), social et même ethnique. Nous verrons plus loin qu’il s’agit aussi d’espaces en mutation. Les quartiers d’exclusion, quant à eux, s’approchent beaucoup du découpage des Zones Urbaines Sensibles de l’agglomération. Ils cumulent des handicaps socio-économiques importants et font l’objet, pour la plupart d’entre eux, d’interventions au titre de la Politique de la Ville (ANRU, Contrat Urbain de Cohésion Sociale). Le principal enseignement des résultats havrais est l’illustration statistique d’une dichotomie Est/Ouest de l’agglomération havraise à partir de critères sociaux avec un Ouest, proche de la mer, qui attire les classes aisées ou plutôt un Est qui semble les repousser puisqu’il rassemble les activités polluantes de la zone industrielle et les infrastructures lourdes de transport d’entrée de ville. L’analyse factorielle et la classification ascendante hiérarchique révèlent donc qu’au modèle classique « centre-périphérie » en cercles concentriques d’Ernest Burgess s’ajoute un gradient social qui divise la ville en secteurs radiants comme celui de Homer Hoyt, ou de façon polynucléaire comme l’ont montré Chauncy Harris et Edward Ullmann: ces modèles sont notamment décrits par Pascal Clerc et Jacquemine Garel (1998). «Plus récemment, l’écologie factorielle décèle, au moins dans certains types de ville, une tendance à la superposition de ces trois schémas, selon que l’on prend en compte la distribution des caractéristiques démographiques et familiales, les différenciations à base économique et statutaire ou, enfin, les phénomènes de ségrégation ethnique dans l’espace urbain» (Grafmeyer, Joseph, 1979). Cependant, dans le cas de l’agglomération havraise, et certainement dans de nombreux cas en France, nous observons une corrélation forte entre les quartiers des étrangers et ceux de l’exclusion sociale la plus marquée: les deux critères d’organisation, ethnique et socio-économique, semblent se confondre en un seul. Cette situation renforce l’hypothèse que les quartiers sensibles deviennent des espaces de relégation. Quelques observations doivent cependant être apportées en complément de ces résultats pour justifier cette dichotomie Est/Ouest. D’abord, nous nous apercevons qu’il existe aussi des «quartiers pavillonnaires» assimilés aux classes moyennes et supérieures à l’est de l’agglomération, notamment sur la commune de Gonfreville-l’Orcher. Une analyse exploratoire de cette catégorie d’IRIS combinant des indicateurs supplémentaires permettrait cependant de reproduire la même distinction Est/Ouest. De plus, si les «quartiers pavillonnaires» situés à l’est semblent vastes et étendus, ils accueillent moins d’individus que ceux de la partie ouest de l’agglomération. Ensuite, des «quartiers d’exclusion» sont aussi présents dans la partie ouest, principalement dans les quartiers proches de la forêt de Montgeon (Bois de Bléville, Mare-Rouge et Montgaillard). Ces grands ensembles bâtis entre le milieu des années 50 et la fin des années 70 abritent effectivement des situations sociales problématiques et sont classés en Zone Franche Urbaine depuis 1996. Ils sont actuellement au centre des préoccupations du pouvoir municipal qui mise beaucoup sur la transformation de ces quartiers sous l’égide de la politique de la ville et sur le développement de leur environnement proche. Le modèle de gradient social de Homer Hoyt pourrait donc, dans le cas havrais, prendre l’ascendant sur le modèle polynucléaire de la ségrégation. Projets urbains au Havre: l’accent mis sur les quartiers situés en interface Selon Jacques Donzelot (2004 et 2006), l’espace urbain se restructure aujourd’hui à partir de trois processus: la relégation des plus pauvres, tant économiquement que socialement, dans quelques quartiers de la banlieue, la périurbanisation des classes moyennes à la recherche d’un logement individuel accessible financièrement et la gentrification des centres-villes, réappropriation de la centralité par les plus riches. Nous pouvons repérer, dans une certaine mesure, des phénomènes similaires dans l’espace havrais: certains quartiers subissent une transformation en profondeur proche de la gentrification, d’autres cumulent des handicaps sociaux et font l’objet d’une attention spécifique à l’instar des quartiers de relégation dont parle Jacques Donzelot. Nous insistons particulièrement sur ces deux processus dans la mesure où, d’après Edmond Préteceille (2006) et son étude de l’évolution de la ségrégation dans le Bassin Parisien, les classes supérieures et les classes populaires sont les plus sujettes à un accroissement de leur concentration dans certains quartiers à partir de processus ségrégatifs. Dans une ville en recomposition comme l’est actuellement Le Havre, pouvons-nous alors observer ces mêmes effets à travers certains projets urbains? (fig. 2).
Quartiers sensibles et rénovation urbaine: des différences stratégiques selon les quartiers La ville du Havre compte quatre Zones Urbaines Sensibles. Deux d’entres-elles, localisées sur le plateau (Caucriauville à l’est et les quartiers Bois de Bléville, Mare-Rouge et Montgaillard au nord), sont la cible de projets urbains, conventionnés par l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine depuis 2004 (fig. 2). Les deux autres ZUS havraises, situées au sud-est de la ville, dans l’interface ville/port, sont concernées par ce dispositif depuis 2008 seulement. Malgré un dispositif commun à tous, le traitement et l’envergure des travaux semblent être différents selon les quartiers. Dans les quartiers Nord (Bois-de-Bléville, Mare-Rouge et Montgaillard), le processus de démolition et de reconstruction fut particulièrement intense. Plusieurs tours et barres d’immeubles ont laissé la place à des pavillons d’habitat social ou à des petits immeubles collectifs. Ce qui n’a pas été ou ne sera pas détruit est progressivement résidentialisé. À l’est du plateau, dans le quartier de Caucriauville, si quelques destructions notables eurent lieu, les réhabilitations d’immeubles furent un procédé davantage utilisé. La physionomie du quartier en a été moins bouleversée (fig. 3 et 4).
Ces différences dans la méthode relèvent d’une stratégie spécifique à chaque quartier ciblé. Ces stratégies apparaissent dans la convention signée entre la ville du Havre et l’ANRU en 2004. Celle-ci prévoit pour les quartiers Nord de réintroduire de la mixité sociale, notamment en travaillant sur l’intégration de ces quartiers dans leur environnement (principalement pavillonnaire). L’insertion d’un nouveau lotissement de plus de 200 logements et d’un pôle de services de santé (clinique…) aux abords du Montgaillard témoigne du potentiel des quartiers Nord, par ailleurs souligné par une élue municipale rencontrée. Cette stratégie est, selon elle, justifiée par le cadre de vie agréable et l’environnement intéressant de ces quartiers prochainement desservis par le tramway havrais. Les quartiers Nord font donc l’objet d’une rénovation massive plutôt destinée aux classes moyennes. Nous sommes clairement en présence d’un projet de valorisation des territoires visant à y réduire la part des populations en difficulté (Lelevrier, 2004a). Pourtant lui aussi concerné par le projet du tramway, le quartier de Caucriauville (20 000 habitants) se voit plutôt attribuer dans cette même convention les fonctions d’une petite ville devant disposer de ses propres équipements et services.
Si l’amélioration des services et équipements à Caucriauville n’est pas un objectif répréhensible, plusieurs acteurs sociaux rencontrés ont fait part de leur crainte que ce quartier, moins concerné par l’objectif d’attraction des classes moyennes, puisse polariser les publics les plus sensibles du parc locatif social. Ils évoquaient notamment ceux des quartiers Nord en situation de relogement après la démolition de leur ancien immeuble. Comme nous l’explique la responsable d’un centre social, les nouveaux pavillons érigés en lieu et place des barres d’immeubles détruites sont destinés à des couples avec deux enfants tout au plus, étant donné la taille de ces logements. La modification de la structure urbaine du quartier entraîne une raréfaction des grands logements, d’où le relogement de certaines familles vers d’autres parties du parc locatif social. Christine Lelevrier (2004b) nous rappelle les pratiques de préservation de la part des bailleurs sociaux de certaines parties de leur parc de logement. «Si à court terme on "préserve" certains sites et l’on parvient à un rééquilibrage démographique, à long terme on produit des effets soit de polarisation encore plus importante mais à des "micro-échelles", soit indirectement de reconstitution de poches de pauvreté ailleurs. Les quartiers de la politique de la ville d’aujourd’hui ne sont sans doute pas ceux de demain.» (Lelevrier, 2004b). Plusieurs acteurs rencontrés (éducateurs, responsables associatifs…) ont remarqué la concentration des familles aux profils les plus contraignants pour les bailleurs (familles nombreuses, familles d’origine immigrée, familles posant des problèmes de loyers impayés ou de délinquance et d’incivilité) vers Caucriauville, mais aussi dans les quartiers d’habitat collectif au sud-est de la ville. Si elles aboutissent positivement, les transformations des quartiers Nord auront contribué à un accroissement de la concentration des familles parmi les moins intégrées socialement et économiquement dans les secteurs de Caucriauville et de l’est des quartiers Sud (fig. 5). La reconquête des quartiers Sud: la gentrification des quartiers des docks Au sud de la ville, le processus engagé se décline en deux parties (fig. 2). La zone la plus proche du centre-ville havrais, classée en tant que «quartiers transitionnels» dans notre typologie, fait l’objet d’aménagements visant à reconquérir un quartier d’entrepôts vacants liés à l’activité portuaire et d’immeubles d’habitat ancien dégradés. Le déplacement progressif des activités portuaires et industrielles vers l’est de la ville et de l’agglomération a permis de dégager un potentiel foncier important, jusqu’ici peu employé. La proximité du quartier avec le centre-ville ainsi que les nombreuses possibilités liées au terrain sont des atouts que la municipalité a décidé de valoriser dans le cadre d’un projet cofinancé par l’Union européenne (PIC Urban). César Ducruet (2004) décrit bien ce phénomène de reconquête dans les villes portuaires qui permet aux villes de «valoriser le front de mer» et «de développer une nouvelle centralité» tandis que les ports fuient «la centralité urbaine pour des raisons techniques et environnementales». Au centre de ce projet, plusieurs aménagements ont été réalisés, notamment l’implantation d’équipements structurants (salle de spectacle, piscine, centre commercial spécialisé, clinique…) et de logements de haut standing. L’opération engagée correspond clairement à une tentative de gentrification afin de produire, comme il l’est annoncé dans le discours public, une nouvelle centralité havraise dans ce quartier qui est soumis à un «marketing des lieux» (Rose, 2006). César Ducruet (2004) insiste sur l’importance du développement autour des bassins pour «combler la centralité lacunaire» du Havre, liée à la rupture entre la ville-haute et la ville-basse (fig. 6).
Les effets du PIC Urban étant concentrés sur cet espace, la transformation des quartiers Sud se fait de plus en plus diffuse à mesure que l’on s’éloigne du centre-ville et que l’on s’approche des grands ensembles de la ville basse (fig. 5). La nouvelle convention avec l’ANRU prévoit cependant d’en financer la rénovation. D’autres espaces plus proches du centre, classés en tant qu’espaces transitionnels dans notre typologie, bénéficient également de programmes destinés à améliorer le cadre de vie comme des subventions à l’entretien des façades. Le déménagement de la prison, les reconstructions autour de l’université et la transformation du quartier de la gare (entrée de ville du Havre) participent aussi à la mutation des quartiers encore mixtes du centre-ville. La reconquête des quartiers Sud havrais s’intègre alors aux modèles développés sur la ville-port européenne où le water-front redevient un espace attractif et valorisé pour étendre les activités urbaines. L’observation de l’organisation de la ville du Havre sous le prisme de la ségrégation socio-spatiale et des grands projets urbains peut alors être mise en relation avec l’analyse des relations ville/port au Havre menées par César Ducruet (2004). Cependant, dans sa modélisation de la ville (fig. 7), César Ducruet insiste sur une opposition Nord/Sud qui mériterait d’être complétée par un second découpage Ouest/Est, correspondant à la mise en valeur des quartiers Nord-Ouest du Havre au détriment de ceux situés vers l’est. Conclusion Alors que dans les représentations spatiales des Havrais perdure une ancienne division ville basse/ville haute opposant les quartiers du centre à ceux du plateau (5), une autre rupture se dessine également séparant l’Est de l’Ouest de la ville. Notre analyse multivariée révèle en effet l’existence d’un gradient social structuré dans l’agglomération havraise autour de cet axe. Si, en 1999, quelques quartiers n’entrent pas tout à fait dans ce schéma, l’étude des projets urbains menés depuis laisse cependant supposer que l’espace havrais peut évoluer en ce sens. En effet, les quartiers qui se trouvent aux interfaces des deux ensembles font l’objet d’une reconquête par les classes moyennes (quartiers Nord) ou supérieures (quartiers Sud) orchestrée par la municipalité et financée plus largement par l’État ou l’Union européenne. L’ensemble des opérations décrites (rénovation, réhabilitation, gentrification) produisent alors un nouveau schéma ségrégatif de l’espace havrais. Les prochaines données du recensement n’apporteront encore qu’un éclairage partiel sur l’évolution de ce processus puisque les mutations mentionnées sont actuellement en cours et que leurs effets ne peuvent se mesurer sur le court terme. Néanmoins, nous pouvons penser que les premiers effets de la rénovation urbaine et de la gentrification des quartiers Sud seront certainement un accroissement de la concentration des publics les plus vulnérables socialement dans quelques quartiers, très probablement situés dans la partie est de la commune du Havre.
La reconquête des espaces en interface est aussi révélatrice d’un projet politique, conscient ou inconscient, pour la ville du Havre qui divise l’espace urbain selon une ligne de rupture précise, dont la municipalité ne parvient pas à se défaire (ou ne le souhaite pas). Quelles explications pourraient alors être apportées à cette organisation sociale de l’espace? Faut-il par exemple observer un effet maritime et un effet estuarien dans les processus de ségrégation sociale reposant sur des facteurs de cadre de vie et d’environnement? La concentration des activités polluantes au sud-est de l’agglomération peut effectivement jouer un rôle de repoussoir à l’égard des classes sociales les plus aisées alors polarisées vers des lieux plus préservés (paysage, qualité de l’air, proximité de la plage et de la mer…) à l’ouest. La façade maritime du Havre est celle qui est la plus valorisée dans la communication municipale, ce qui tend à renforcer encore davantage l’attractivité de la mer. Cela la rapproche de la plupart des villes-ports européennes qui valorisent leur front de mer au fur et à mesure du déplacement des activités industrialo-portuaires. Mais il serait aussi intéressant de questionner l’évolution de l’espace havrais sous l’angle de l’opposition sociale: ce n’est certainement pas un hasard si les quartiers revalorisés sont situés en interface des quartiers sensibles et des quartiers où résident les catégories sociales les plus élevées. Bibliographie BOQUET M. (2008). Les banlieues entre ouverture et fermeture : réalités et représentations de l’enclavement dans les quartiers urbains défavorisés. Le Havre: Université du Havre, thèse de doctorat, 456 p. (consulter) BRUN J., RHEIN C., dir. (1994). La ségrégation dans la ville, concepts et mesures. Paris: L’Harmattan, 261 p. ISBN: 2-7384-2477-5 CHAMBOREDON J.-Ch., LEMAIRE M. (1970). «Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement». 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En 2005, grâce aux efforts de la municipalité, la zone reconstruite est classée au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco. Pourtant, ce soudain regain d’intérêt pour l’architecture du centre du Havre ne saurait occulter les prises de position au cours des 50 dernières années des visiteurs ou des habitants, jugeant souvent négativement l’esthétisme de cet urbanisme. 2. La commune du Havre s’étend sur deux ensembles de superficie globalement équivalente: l’estuaire qui correspond au site historique de la ville, édifiée sur des marécages à l’embouchure de la Seine ; et le plateau qui culmine à 80 mètres au dessus du niveau de la mer. Ces deux espaces sont séparés par un escarpement abrupt, une falaise morte, qui n’autorise qu’un nombre restreint de points de passage entre les deux. Depuis la reconstruction du Havre, la ville basse est associée dans les représentations des Havrais aux catégories sociales les plus élevées, largement présentes en centre-ville, tandis que le plateau est attaché aux classes populaires. 3. Le troisième axe apporte une dichotomie supplémentaire entre les jeunes ménages actifs et ceux plus âgés. Cependant, il influence relativement peu la partition et la typologie retenues ensuite. 4. À propos des classes moyennes, Marie-Christine Jaillet (2004) écrit qu’«elles sont probablement devenues de manière durable des couches sociales incertaines quant à leur place et à leur identité, prises entre l’espoir de rejoindre les "nantis" et la peur de la disqualification sociale» (p. 71). Cette position médiane ne leur confère donc pas une identité à proprement parler mais leur fait partager des aspirations et des craintes communes, particulièrement tangibles dès lors qu’il est question de leurs localisations résidentielles. 5. Division toujours présente dans la gestion administrative de la ville puisque la Direction Vie des Quartiers de la Ville du Havre, chargée de l’animation et des services municipaux déconcentrés, vient de séparer son terrain d’intervention en deux grandes zones le long de cette ligne de rupture. |