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Croatie, Slovénie: de Piran à Bruxelles

La Croatie a franchi une à une les barrières qui la séparaient de l’entrée dans l’Union européenne (UE) depuis le dépôt de sa demande d’adhésion, en février 2003. Cette candidature a fait suite au sommet de Thessalonique qui a consacré la vocation des pays balkaniques à entrer à terme dans l’Union européenne. Le Conseil européen ayant conféré à la Croatie, en juin 2004, le statut d’État candidat, les négociations ont donc pu être ouvertes dès octobre 2005.

Depuis, le gouvernement croate a multiplié les efforts pour atteindre les objectifs fixés par la Commission européenne. Le dernier rapport annuel de la Commission, publié en novembre 2008, annonçait, dans une feuille de route (1), que les pourparlers d’adhésion devraient pouvoir aboutir d’ici à la fin de l’année 2009.

Pourtant, lors de la dernière conférence intergouvernementale réunissant les responsables européens et croates, le constat était bien plus mitigé. Les questions concernant le droit de propriété intellectuelle, la société de l’information ou encore l’Union économique et monétaire ont d’ores et déjà été réglées par Ivo Sanader, l’ancien Président du gouvernement croate. Cependant, Jadranka Kosor, qui lui a succédé en juillet 2009, a encore fort à faire pour clore les 28 chapitres de négociation qui restent en suspens, sur les 35 que comptent les négociations d’adhésion à l’Union européenne.

La raison d’un tel retard dans le processus de négociation ne trouve sa source qu’en partie dans la difficulté qu’éprouvent les États candidats à digérer rapidement l’ensemble des acquis communautaires. En effet, l’opposition de la Slovénie (2) à l’ouverture de certains chapitres de négociation empêche la Croatie d’aller plus avant dans sa mise en conformité avec les attentes européennes. Les décisions en matière d’adhésion à l’UE doivent être prises à l’unanimité par l’ensemble de ses membres. Or, un différend, vieux de 18 ans, envenime les relations bilatérales croato-slovènes. Depuis la déclaration de leurs indépendances respectives, lors de l’implosion de la Yougoslavie, le 25 juin 1991, les deux pays n’ont cessé de s’opposer sur leurs frontières terrestres et surtout maritimes (3). La baie de Piran (19 kilomètres carrés), que les Croates nomment souvent Savudrijska Vala (Savudrija est la ville croate qui fait face à Piran, ville slovène qui se trouve de l’autre côté de la baie) est le cœur géographique du contentieux (fig. 1 et 2).

1. La frontière selon les autorités croates (document de l’Ambassade de Croatie en France) 2. La frontière selon les autorités slovènes. Cette carte, publiée par l’Agence gouvernementale slovène de l’environnement, montre que la baie de Piran est entièrement slovène et suggère donc l’existence d’un corridor maritime. Ce document a été l’objet d’une controverse croato-slovène en janvier 2009. Site de l’Agence.

Les autorités slovènes ont toujours contesté le tracé des frontières, telles qu’elles sont présentées par le gouvernement croate, dans les documents actuellement à l’étude à Bruxelles. Si Zagreb a assuré que ces documents ne pourraient en aucun cas préjuger in fine du tracé légal de la frontière, la Slovénie se méfie et a toujours préféré bloquer l’avancée des négociations européennes sur de telles bases. C’est toute la question de l’accès aux eaux internationales qui est en jeu pour Ljubljana. Encadrées des eaux croates et italiennes, les côtes slovènes, longues seulement d’une quarantaine de kilomètres, au nord de la Mer Adriatique, n’offrent en effet aucun accès direct à la haute mer. Cette situation inconfortable s’explique par le choix, fait en 1991 par la Commission d’arbitrage Badinter pour la paix en Yougoslavie, de respecter les précédentes frontières administratives établies entre les six républiques fédérées; et ce, même après l’éclatement de l’État central yougoslave.

Une application stricte du droit international de la mer donnerait tort à Ljubljana. Ce sont donc les arguments de l’accord de Bled, conclu en août 2007, que la Slovénie met en avant. Selon les conclusions du document, la Cour Internationale de Justice devait se voir déléguer l’affaire. Le différend n’ayant pas été réglé depuis, c’est par le biais de son veto aux négociations d’adhésion que la Slovénie fait pression sur son voisin pour obtenir gain de cause, c’est-à-dire que la Croatie lui concède un corridor maritime d’accès aux eaux internationales (4).

La grande perdante de cette confrontation est bien évidemment l’Union européenne qui voit les négociations dériver loin des questions concernant l’acquis communautaire. Bruxelles a donc fait appel, en février 2009, au médiateur international Martti Ahtisaari, pour trouver une solution au contentieux croato-slovène. Sous l’impulsion de l’ancien président finlandais, prix Nobel de la Paix 2008, le Parlement slovène a fait preuve de compréhension en approuvant dans la foulée l’entrée de la Croatie (aux côtés de l’Albanie) dans l’OTAN. Le Commissaire européen à l’élargissement, Olli Rehn en a profité pour relancer les pourparlers entre les deux pays, mais la situation s’était à nouveau envenimée et les négociations ont été rompues le 15 juin 2009.

Inquiète de se trouver marginalisée et mal considérée par ses partenaires européens, la Slovénie a opéré un changement de ton radical à la fin de l’été. Ljubljana a finalement déclaré, le 11 septembre 2009, accepter de redonner à la Croatie ses chances d’intégrer l’Union européenne en levant son veto sur le processus d’élargissement. Le gouvernement slovène de coalition de M. Pahor (centre-gauche) a même appelé à la tenue, le plus rapidement possible, d’une conférence UE-Croatie sous Présidence suédoise. Bruxelles semble évidemment soulagée par cette avancée décisive. La Croatie, elle, reprend ainsi le chemin de l’adhésion en espérant devenir le 28e État membre de l’Union européenne d’ici 2011 ou 2012.

Quant à la frontière maritime croato-slovène, elle attendra d’être dessinée définitivement à l’issue d’une médiation internationale qu’il reste à définir mais grâce à laquelle la Slovénie voudrait convaincre Zagreb du bien-fondé de sa revendication territoriale. Ljubljana a obtenu, en échange de la levée de son veto, quelques garanties à ce propos. Il est sûr que, sur le plan politique comme sur le plan économique, la Croatie et la Slovénie ont intérêt à trouver un compromis amiable, comme le pense une large partie des élites des deux pays. Fredrik Reinfeldt, premier ministre suédois, président en exercice de l’UE, affirme que ce compromis «sert de modèle pour les pays des Balkans occidentaux dans leur ensemble» (5) en vue de futures négociations d'adhésion. La Croatie devra assurément assouplir sa position pour éviter que le contentieux territorial avec son voisin ne s’ensable pour de longues années dans la baie de Piran.

Nathan R. Grison
Sciences Po, Paris

Notes 

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2. La Slovénie est membre de l’Union européenne depuis 2004.

3. Il n’a jamais été question d’un conflit armé entre les deux États mais quelques incidents frontaliers, principalement liés à l’usage des zones de pêche, excessivement médiatisés dans les deux pays, ont eu lieu, notamment en 2002 et 2004.

4. Pour connaître en détail la teneur de ce contentieux micro-territorial balkanique qui oppose la Croatie et la Slovénie, cf. Krulic J. (2002), «Le problème de la délimitation des frontières slovéno-croates dans le golfe de Piran», Balkanologie. Vol. VI, n° 1-2.
Lire aussi Štor B., «The Great History of Small Disputes», The Slovenia Times, 6 février 2009.

5. Cité dans Ricard Ph., «Slovénie et Croatie ouvrent la voie de l'UE aux Balkans», Le Monde, 15 septembre 2009.