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Les grands crus à l’épreuve de la mondialisation Le point de départ de l’ouvrage de Marie-France Garcia-Parpet, chercheur à l’INRA, est la situation de la viticulture française qui, après avoir dominé le marché mondial avec ses «grands crus» et sa recherche de l’«excellence», traverse depuis quelques années une crise profonde, notamment en raison de la concurrence des pays du «Nouveau Monde», elle-même liée à l’apparition de nouveaux modes de consommation du vin. La portée de cet ouvrage dépasse toutefois le cas du marché du vin: elle s’étend à d’autre marchés dont le fonctionnement repose également sur une logique d’excellence, et jette une lumière nouvelle sur la mondialisation, ce qui amène à recommander cet ouvrage au-delà du cercle des lecteurs passionnés par le vin. Comme l’indique Marie-France Garcia-Parpet, «l’analyse du marché du vin met en lumière la nécessité de déconstruire un objet perçu avant tout dans une optique politique, où le terme «mondialisation» obscurcit souvent plus qu’il explique, obligeant à analyser empiriquement les forces en présence et leur origine historique et sociale précise» (p. 245). À partir d’une analyse alliant enquêtes ethnographiques et démarche sociologique, Marie-France Garcia-Parpet montre comment les batailles de classement sont au cœur des transformations récentes du marché mondial de ce produit. Elle analyse en premier lieu comment la production viticole s’est institutionnalisée en France, les conséquences de cette genèse sur le mode de gestion des exploitations et la façon dont se joue la compétition entre les producteurs. Elle mène pour cela une étude approfondie du cas des vins de Chinon, qu’elle connaît particulièrement bien pour y avoir mené des recherches de terrain. Son choix s’est porté sur cette région en raison des efforts faits par les producteurs pour améliorer l’image de leurs vins: «Les vins de Chinon n’étaient appréciés [...] que par les connaisseurs locaux et par les réseaux qui leur étaient rattachés: ils étaient confidentiels et le sont restés jusque dans les années 70, généralement indiquées dans les ouvrages gastronomiques pour agrémenter les «petits dîners», contrairement aux vins de Champagne de Bordeaux, recommandée pour les grandes cérémonies» (p. 71). L’analyse qu’elle fait du tissu social de la région et d’une institution comme le salon des vins de Loire mérite une lecture attentive, car elle enracine son travail dans une étude fine, avant de situer le cas français dans un cadre plus vaste. Elle s’intéresse en effet ensuite à la montée en puissance des pays du «Nouveau Monde», en particulier les États-Unis et l’Amérique du Sud: il s’agit principalement pour elle de faire apparaître — pour mieux comprendre la spécificité française — deux conceptions du vin et de sa production en régime de compétition. Elle montre enfin comment les producteurs du Languedoc-Roussillon ont su se saisir de ces transformations au niveau international pour transformer cette région déclassée en région pionnière. Dès le début de son livre, Marie-France Garcia-Parpet montre que le modèle français — longtemps considéré comme la référence absolue — est en fait une construction sociale: «Rien n’autorise [...] à considérer comme universelles les valeurs sur lesquelles repose la suprématie du modèle [français] des appellations d’origine contrôlée. Celui-ci, comme tout artefact historique, est un arbitraire institué qui ne peut être compris en ayant recours à l’histoire sociale de cette intervention et en examinant les conditions de sa réussite» (p. 23). Elle montre que la connaissance des vins est l’un des facteurs importants de la distinction sociale, elle est attendue des fils de «bonnes familles», qui doivent connaître les «bonnes années» et les «mauvaises années», appellation par appellation, avec l’aide des tables publiées dans la littérature spécialisée (fig. 1). C’est une condition indispensable pour se constituer une «bonne cave», une tâche dont Marie-France Garcia-Parpet note qu’elle «exige du temps et un ascétisme qui n’est pas sans rappeler celui des pratiques capitalistes évoquées par Max Weber» (p. 64).
Fruit d’une longue élaboration, le sytème français est de fait difficile à comprendre: «la multiplicité d’appellations (plus de 400) et leurs subtilités ne se prêtent pas beaucoup à l’initiation. Comment s’y retrouver, pour ne prendre que l’exemple des vins de Bourgogne, entre un bourgogne grand ordinaire, qui désigne une appellation, un bourgogne, qui désigne l’appellation régionale, un bourgogne aligoté, qui fait référence aux cépages obligatoires, un beaujolais qui désigne une appellation régionale restreinte, un meursault, qui désigne une appellation communale, sans compter que ces références communales peuvent être nuancées par les mentions «premier cru», «deuxième cru» ou «grand cru». Un casse-tête chinois pour les néophytes qui constituent désormais une composante essentielle de la demande de vin» (p. 163). La volonté de simplifier la connaissance des vins, à la fois pour faciliter la production et pour être mieux compris des consommateurs, est l’une des marques distinctives des nouveaux producteurs situés hors d’Europe. Ceux-ci se démarquent radicalement du modèle français: «la production viticole dans les pays dits du «Nouveau Monde», les États-Unis à partir des années 60, puis l’Australie, l’Afrique du Sud, le Chili, l’Argentine, la Nouvelle-Zélande, s’est développée en marge des critères dominants dans la production viticole française. Elle s’est appuyée sur la demande croissante de classes moyennes de pays non traditionnellement consommateurs de vin, est peu familières de la conception du vin et de la gastronomie développée en France» (p. 127). Il s’agit en effet d’un mode de production plus commercial, et libre des restrictions imposées aux producteurs français. «La production viticole nord-américaine se caractérise essentiellement par une politique libérale quant aux superficies plantées, aux techniques de production, aux variétés utilisées, par une production à grande échelle [...] et dominée par le souci constant de la mise en marché. La conception de la production vise une qualité homogène grâce à la vinification, par opposition à la conception française qui insiste sur le respect de la nature» (p. 128). On peut même y voir une conception de la production plus prométhénne, à l’opposé de la vision française d’une nature qui doit être comprise et ménagée, «une conception qui s’oppose radicalement à la conception des pays traditionnellement producteurs fondés sur le terroir et que résume l’article consacré au «Nouveau Monde» dans l’ouvrage de l’Oxford Companion of Wine (1): «dans le Vieux monde, où il y a des siècles de tradition, la nature est déterminante, c’est une force motrice. Dans le Nouveau Monde, la nature est regardée avec suspicion, un ennemi qui doit être contrôlé, dominé par les sciences dans ses moindres détails» (p. 131). Une des manifestations les plus claires de ce modèle est le choix de produire des vins de cépage, bien identifiés sur les étiquettes (fig. 3 et 4), contrairement à ce qui se fait en France, où l’on considère que c’est justement dans l’assemblage des cépages que se situe une bonne partie de l’art du viticulteur. On notera avec amusement que dans ce domaine une évolution est en cours: «même aux États-Unis et dans les pays du «Nouveau Monde», les noms de cépages disparaissent et les origines géographiques sont indiquées au fur et à mesure que l’on s’approche d’une production prétendant à l’excellence en matière œnologique» (p. 145). On notera que le Brésil n’est pas absent de l’ouvrage: Marie-France Garcia-Parpet a enseigné à l’université de Rio de Janeiro de 1977 à 1994 et elle indique elle-même que «le fait d’avoir vécu au Brésil, un pays où le vin n’est pas une boisson traditionnelle, avait déjà attiré mon attention sur tout autre façon d’apprécier et de classer les vins» (p. 30) et que «le cas du Brésil, où nous avons eu l’occasion d’observer la très nette progression de la consommation sur une période de plus de 30 ans, est intéressant» (p. 164). On observera donc comme elle avec intérêt l’évolution de ce pays, où la viticulture de qualité se développe à mesure que s’affirme une demande plus exigeante (fig. 5).
Il faut toutefois rappeler la taille des terroirs français concernés: les vins de Chinon occupent une superficie inférieure à celle d’une fazenda (moyenne) de soja du Mato Grosso. Les 50 hectares du vignoble de Clos de Vougeot, un des hauts-lieux de la viticulture bourguignonne, sont partagés entre 80 propriétaires (http://www.tastevin-bourgogne.com/Chateau/Degustation/index.php), la production moyenne par producteur étant de moins de 1 000 bouteilles. Mais si l’on considère qu’une bouteille de Clos de Vougeot grand cru Jacques Prieur (le producteur dont le nom apparaît sur la figure 6) se vend 128,67 Euros (consulter), celle-ci équivaut à près d’une demi-tonne de soja (7 sacs de 60 kilos à 27,30 Dollars par sac... (consulter) Hervé Théry GARCIA-PARPET M.-F. (2009). Le marché de l’excellence. Les grands crus à l’épreuve de la mondialisation. Paris: Le Seuil, coll. «Liber», 266 p. ISBN: 978-2-02-099683-9 Notes 1. ROBINSON J. (1999). Oxford Company and of Wine. Oxford: Oxford University Press, 848 p. ISBN: 978-0-19-866236-5 |