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L'invention des continents L'invention est un mot aussi à la mode que la fin; mais il est plus tonique, et moins inquiétant. Nous avons connu la fin de l'histoire et celle de la géographie, l'invention du monde, celle du sentiment, de la liberté, du mastodonte, de la cuisine et même celle de la tradition, pour ne faire allusion qu'à de récents livres. Naguère l'on découvrait, à présent l'on invente. Disons que, pour une fois, le mot apparaît employé à bon escient. Un continent, étymologiquement, c'est ce qui «se tient», ce qui est continu (du participe présent de continere, maintenir lié) — rien à voir avec un contenant. Le mot n'est pas attesté avant 1532: il est d'hier. Il n'en existe aucune définition satisfaisante. Le nombre des continents est inconnu ou, plus exactement, il varie habituellement de deux (Ancien Monde, Nouveau Monde) à sept (les trois du Vieux Monde, les deux Amériques, l'Australie et l'Antarctique), et ce que l'on en dit à l'école change selon les pays. Au sens le plus courant et le plus ancien (une grande étendue de terre bordée par des océans), l'Europe n'est pas un continent. Et pourtant, elle figure dans toutes les listes. Le premier et principal mérite de ce livre est dans la description et l'explication de ces indécisions. Beaucoup demandent à la géographie et aux géographes des certitudes, qui ne sauraient se trouver que dans le dur, le roc, la géographie physique : qu'est-ce qu'un continent? Combien y en a-t-il? Où s'arrête l'Europe? Et la Turquie, en Asie ou en Europe — c'est par là que l'auteur commence à aborder le sujet, de manière originale et courageuse. Il devrait pourtant être évident que la géographie physique n'a rien à dire sur une notion qui, de fait, a toujours été politique, ou culturelle si l'on préfère. Et l'on voit bien la nature des questions qu'elle soulève : la division du monde, l'appartenance, les limites… Christian Grataloup nous en fait une superbe démonstration. Il nous rappelle dans une première partie comment les rites religieux ont représenté le monde, un monde alors purement imaginaire mais conforme aux saintes écritures: trois continents, Jérusalem au milieu et l'Éden quelque part à l'orient. En 1582, l'Amérique découverte (ou faut-il dire inventée, en tous cas déjà nommée), H. Bunting dessine encore un modèle du monde en trois pétales, Jérusalem au milieu, l'Amérique reléguée dans un coin (voir p. 65). Il faudra longtemps, bien des explorations et bien des découvertes, pour que se mettent en place des représentations du monde plus conformes au dessin des côtes — puisque, finalement, toute mappemonde est d'abord, voire exclusivement, une cartographie des rivages, ce qui ne va pas sans quelques difficultés dans les régions polaires. Restait à nommer, meubler, diviser pour régner. L'appropriation des continents est une longue histoire d'échanges, de luttes, de ruses, de massacres, d'exils. La définition des «parties du monde» est pur artefact, mais sans innocence. C'est un «construit», l'un des éléments les plus arbitraires et les plus idéologiques existant dans le monde de la géographie: Christian Grataloup nous rappelle qu'il soutint naguère la théorie des quatre races, avant que d'autres divisions Est-Ouest, Nord-Sud, ou à trois termes avec un Tiers Monde, ne deviennent à leur tour des représentations dominantes, loin cette fois de la tectonique des plaques. L'invention des continents est une longue histoire de choix et de dénominations, qui rend leur définition aussi improbable que celle d'une baie par rapport à un golfe, d'une île par rapport à un îlot ou d'un étang par rapport à un lac: c'est simplement ce que nos ancêtres ont nommé ainsi, et différemment d'une langue à l'autre, d'un moment à l'autre. Le continent est socialement déterminé… L'avantage est que la représentation des continents a produit une incroyable quantité d'images, qui en disent long sur des croyances, des fantasmes et des pulsions de théoriciens de la domination de l'espace. Et le second mérite de cet ouvrage est de nous en fournir une collection d'une étonnante richesse. Le livre est intelligent et réellement inventif, ce qui ne saurait surprendre de la part de son auteur. En plus, il est vraiment beau. L'éditeur a fait un louable effort: tout en couleur, papier luxueux et reliure cartonnée, même un index et une bibliographie commentée, et une iconographie très travaillée livrant des images souvent peu connues — on regrettera d'autant plus l'absence paradoxale d'une table des illustrations. La plupart des documents sont finement commentés, et l'auteur n'oublie pas de donner des réponses claires et sérieuses à des questions naïves: pourquoi s'oriente-t-on par rapport au nord, qu'est-ce qu'une île, pourquoi trois rois mages, comment se fait-il que les continents ont des noms féminins et les grands fleuves des noms masculins (enfin, ceux des légendes du moins, où ni la Volga ni la Léna ni l'Amazone n'avaient place). Les intertitres piquent la curiosité. L'érudition se fait discrète et souriante, ce qui fait que l'ouvrage devait plaire au jeune public autant qu'aux initiés — n'a-t-il pas déjà été l'objet de cadeaux au quotidien et vénérable jeu des Mille euros de France-Inter? Remercions l'auteur pour avoir su réunir ce corpus, et nous avoir donné tant de matière à réflexion. Roger Brunet GRATALOUP Ch. (2009). L'Invention des continents. Paris: Larousse, 244 p. ISBN: 978-2-03-582594-0 |