Sommaire du numéro
N°76 (4-2004)

Risques industriels:
les territoires vulnérables de l’estuaire de la Seine

Emmanuel Bonnet 

Université des Sciences et Technologies de Lille,
UFR de Géographie et d’Aménagement,
Laboratoire Hommes Villes Territoires,
59655 Villeneuve d’Ascq cedex.

Résumés  
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L'accident toulousain (1) a mis en lumière l’extrême vulnérabilité des populations face à un risque industriel qui peut se concrétiser à tout moment et à une large échelle. Devenue aujourd’hui une priorité, la gestion des risques est actuellement en phase de modification dans le cadre de la loi Bachelot-Narquin (31 juillet 2003). Celle-ci propose d’appréhender les risques globalement en harmonisant les fonctions de prévention avec la mise en place des Plans de prévention des risques technologiques (PPRT), les fonctions d’éducation en aidant à la prise de conscience du risque par les populations et les fonctions de réparation en améliorant le code des assurances. Cette nouvelle loi apporte notamment une variation dans la manière de considérer les vulnérabilités et leurs préventions, à l’image des plans de prévention des risques développés dans le cadre des risques naturels.

La vulnérabilité a été délaissée par les recherches en sciences sociales, car elle est difficile à mesurer et ne se résume pas à une simple notion d’exposition à un aléa. D’autres critères s’avèrent indispensables à sa définition, comme la conscience du risque par la société, sa capacité à surmonter la crise et à se rétablir. La vulnérabilité peut alors être abordée en s’attachant à évaluer les distances aux risques, comme les distances métriques (l’exposition simple liée à la proximité d’une source de risque), les distances spatio-temporelles (exposition dans le cadre de la circulation des personnes et des biens), les distances dites subjectives exprimant une forme de conscience des risques de la société. Sa mesure et son évaluation peuvent être définies par des traitements et des croisements d’informations géographiques sous des systèmes d’informations géographiques qui déterminent des indicateurs de vulnérabilité des territoires (2).

Proximité et circulation: deux critères d’évaluation des vulnérabilités

1. Zones de dangers face au risque industriel

L’estuaire de la Seine est considéré comme l’un des espaces les plus exposés aux risques industriels en France: il compte près de 18 établissements classés Seveso II dans une agglomération de 300 000 habitants. La figure 1 représente les différents périmètres de dangers cumulés (toxiques, incendies, explosions et boil over). Pour matérialiser la vulnérabilité «métrique» des populations, la carte comporte une extraction des espaces d’habitat. La superposition des zonages permet d’identifier les différentes expositions des bâtis face aux scénarios envisagés et définit une hiérarchisation des espaces bâtis vulnérables.

Parmi les trois périmètres cartographiés, le boil over (phénomène de boule de feu sur des hydrocarbures liquides) ne concerne qu’une très faible partie des espaces habités; mais, si un tel événement devait survenir, les conséquences seraient très dommageables (accident de Feyzin en 1966) et déclencheraient des effets dominos avec les autres entreprises. Les espaces bâtis compris dans la zone de létalité des autres scénarios sont très denses, ainsi que ceux considérés par les zones d’effets irréversibles pour l’homme.

Le SIG OGRIMES (Observatoire des risques industriels majeurs en estuaire de Seine) permet d’estimer la population concernée par ces différents périmètres en croisant les espaces bâtis et les périmètres de danger. Le périmètre de létalité comprend ainsi près de 13 500 personnes et s’étale sur une surface de 38 km2. Le périmètre d’atteintes irréversibles concerne 98 500 personnes et s’étend sur une surface de 95 km2!

Du point de vue réglementaire, la vulnérabilité est donc forte dans l’estuaire de la Seine. Elle ne reflète cependant qu’une image faussée puisque les zonages établis en France sont réalisés selon des critères déterministes. On considère en effet les conditions les plus défavorables pour une situation accidentelle, sans prendre en compte des particularités spatiales des lieux dans lesquels ils sont susceptibles de survenir. Les chiffres proposés ci-dessus sont donc maximalistes, d’autant plus qu’ils supposent que la population est présente dans le lieu d’habitat au moment de l’accident. L’estimation de la population vulnérable dans un espace soumis au risque ne doit pas se résumer à la prise en compte de la proximité d’une habitation avec une source de risque. Il faut nécessairement améliorer la notion d’exposition aux risques, en intégrant des paramètres complémentaires à la proximité.

2. Trafic et zone de danger: la nécessaire prise en compte des vulnérabilités mobiles

Les mouvements pendulaires, par exemple, soulignent le différentiel de population dans un lieu en fonction des heures de la journée. Ils aident à définir une vulnérabilité mobile qui serait tout autant concernée par la manifestation d’un accident. Dans l’agglomération havraise, ces flux ont la particularité de se concentrer dans la vallée, ce qui les expose aux activités industrielles, localisées dans ce même espace. La figure 2 ne propose que les trafics réalisés sur les infrastructures routières, le ferroviaire étant exclu de l’analyse. Deux autoroutes (A 29 et A 15) desservent l’estuaire. L’A 29 par le pont de Normandie et l’A 15 drainent à elles seules près de 68 000 véhicules par jour. On mesure ici l’intérêt de leur prise en compte, illustré par la figure 2 qui croise trafics et périmètres de danger. Si la réglementation prévoit des mesures applicables sur les voies express et sur les autoroutes, par la mise en action de barrières si un accident survenait, aucune d’entre elles n’existe à ce jour dans l’estuaire de la Seine.

Pourtant, sur le pont de Normandie, les enjeux sont importants. Outre un trafic de 10 000 véhicules par jour, son tracé passe au coeur des industries chimiques de la zone industrialo-portuaire (ZIP) et de la raffinerie. Lors de sa construction, les périmètres ont été l’objet de longues et intenses négociations mais il reste un stockage de chlore à moins de 300 m du pont. Ce stockage crée un rayon d’atteintes irréversibles pour l’homme de 8 000 m, mais sa limite de létalité s’arrête au pied du pont car l’étude de danger considère qu’un accident lié à ce stockage aurait une cinétique lente! À l’autre extrémité du pont sont stockées des substances explosives de l’industrie Miroline (classée Seveso). Les vulnérabilités mobiles et les infrastructures de transport doivent donc être utilisées dans l’évaluation globale des vulnérabilités. Elles s’inscrivent dans l’espace par des distances spatiotemporelles difficiles à quantifier avec les données disponibles, mais permettent de dépasser les seuls critères retenus par la réglementation.

L’intégration des représentations dans l’évaluation de la vulnérabilité

Un autre paramètre peut être pris en considération pour évaluer la vulnérabilité d’un territoire, celui des représentations des risques. Pour ce travail, une enquête par sondage, sous forme de questionnaire semi-directif, a été réalisée auprès de 1 000 personnes choisies à partir d’un échantillonnage aléatoire stratifié dans l’espace de l’estuaire de la Seine (avril-juin 2001, Université du Havre). L’objectif était d’analyser les différenciations spatiales de la représentation du risque industriel chez les habitants de l’estuaire. S’ajoutait à ce questionnaire une autre forme de sondage: chaque personne interrogée devait tracer sur une carte vierge (comprenant simplement le dessin de l’estuaire et quelques axes routiers) la ou les zones qui comprenaient, pour elle, un risque industriel important, capable d’affecter son quotidien. L’exercice s’apparente à ce qui est communément appelé une «carte mentale». Il n’en relève en fait qu’en partie, puisqu’il est ici aidé d’un fond de carte de l’estuaire et n’est pas réalisé sur un support vierge. Près de 960 «cartes mentales» se sont avérées exploitables. Elles ont été intégrées dans le SIG OGRIMES en les numérisant une à une. Un petit programme a ensuite permis de calculer les superpositions des dessins, traduisant l’occurrence de citation d’une même zone. Ce traitement a ensuite offert une cartographie des représentations des zones à risques pour les personnes interrogées, couplée aux résultats du questionnaire.

3. Synthèse des cartes «mentales»: représentation du risque industriel par les populations

La figure 3 présente la synthèse des 960 cartes recueillies. Plusieurs singularités apparaissent. La rive sud, par exemple, n’apparaît pas comme une zone potentiellement concernée par les risques industriels, alors que les périmètres la comprennent en partie. La Seine semble former un effet de «barrière psychologique» déjà identifié pour d’autres problématiques de l’estuaire de la Seine. Outre cet aspect, il faut aussi souligner que l’information diffusée auprès des habitants de la rive sud concernant les risques industriels est inexistante, ce qui pourrait expliquer le phénomène représenté. De même, pour les populations de la rive nord, «l’extension possible n’irait pas jusqu’à Honfleur». La non-représentation de la rive sud serait donc liée à une mauvaise diffusion de l’information, à une ignorance de l’extension possible d’un accident majeur, ou tout simplement à une négation du risque dans cet espace…

Il y a par ailleurs une relation entre l’occurrence et la distance à la zone industrielle. L’occurrence diminue en fonction de la distance, comme si les effets ou les conséquences étaient représentés comme confinés dans l’aire industrielle. On aborde ici des comportements déjà identifiés dans des situations à risques. Les populations repoussent en quelque sorte les espaces du risque hors de leurs propres espaces de vie (Beck, 2000). La notion de négation du risque prend, dans ce cadre, tout son sens. Enfin, la forme globale de cette carte de synthèse comprend des zones qui ne correspondent pas aux «réalités» des zones de dangers et laissent croire que la ville du Havre est considérée comme plus vulnérable que les autres communes de l’estuaire. L’interprétation est donc difficile. Ces traitements traduisent-ils une ignorance, un refus ou une négation des risques? De nombreux éléments restent encore à identifier dans la construction sociale des risques. Ce travail met en évidence la relation entre la distance et la fréquentation de la zone industrielle dans les types de représentation du risque. Les intensités de ces représentations ont d’ailleurs fait l’objet d’un traitement spécifique, afin de les modéliser en fonction de l’enquête menée dans l’estuaire.

4. Interpolation des représentations du risque

La figure 4 est une interpolation des occurrences de la carte mentale. La méthode d’interpolation IDW qui a été choisie s’applique généralement à des données imprévisibles pouvant varier fortement sur de faibles distances. La méthode s’appuie sur une moyenne mobile calculée en fonction des points avoisinants; elle permet ainsi de lisser les valeurs des données originales et d’estimer les tendances locales des représentations du risque industriel. On peut ainsi identifier des foyers, tels Le Havre et les quartiers sud de la ville, représentés comme les lieux les plus associés aux risques, ainsi que la commune de Gonfreville-l’Orcher où la raffinerie Total est localisée. Globalement, cette méthode permet de dresser une carte synthétique de la répartition des intensités des représentations des zones à risque en fonction des lieux et de la distance.


L’estuaire de la Seine est-il un territoire vulnérable?

La prise en compte des différentes distances associées à la puissance de croisement des outils apporte une autre appréhension des territoires vulnérables que ceux définis par les réglementations. Les espaces concernés par les périmètres sont d’ailleurs voués à disparaître, puisque la politique de réduction des risques à la source implique une diminution de ceux-ci. Dans ces conditions, la vulnérabilité des populations disparaîtrait- elle? Au sens des services de l’État, la réponse est affirmative. En fait, la situation pourrait être moins maîtrisable, car si les risques diminuent à la source, ce sont les flux de matières dangereuses qui sont susceptibles d’augmenter pour compenser la diminution imposée des stocks. On assisterait ainsi à une forme de dilution du risque dans l’espace, qui étendrait les vulnérabilités. En effet, la croissance du trafic routier et ferroviaire augmenterait les risques sur les voies, ainsi que dans les gares de triage, où les wagons-citernes pourraient causer des réactions en chaîne. Au Havre, la gare est située au coeur du quartier de l’Eure et à proximité d’espaces densément peuplés. Ajoutons que cette forme de risque est, à ce jour, peu abordée et reste très floue d’un point de vue réglementaire.

Concernant le territoire de l’estuaire, le verdict semble clair. Si un accident survenait, le nombre de personnes vulnérables serait considérable, quels que soient l’heure et le jour de l’événement. S’y ajoutent des représentations éloignées d’une forme de conscience du risque par les habitants. Le territoire de l’estuaire de la Seine est vulnérable. Si la maîtrise de l’urbanisation ou certaines procédures réglementaires laissent supposer que des efforts sont faits en matière de protection des populations résidentes, il reste une interrogation au coeur des nouvelles ambitions ministérielles, qui laisse encore planer un doute sur l’efficacité de la protection et de la prévention: quel est le niveau de la conscience du risque chez les habitants? Et, si le ministère de l’Écologie et du développement durable souhaite inculquer une culture du risque, qui pourrait mieux préparer la société à un événement accidentel? Comment former et informer les populations? Celles-ci souhaitent-elles cette information? L’accepter c’est aussi accepter l’existence d’un risque que l’on s’arrange pour ne pas voir.

Références bibliographiques

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