Sommaire du numéro
N°76 (4-2004)

Une schématisation de la place de Tours
dans les représentations spatiales des acteurs

Hélène Noizet 

ENS Lettres et sciences humaines, Sciences sociales,
département d’histoire, 15, parvis René Descartes,
BP 7000, 69342 Lyon cedex 07

Résumés  
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Problématique

En 1988 et 1989, deux éditoriaux de la revue des Annales posaient comme problème prioritaire à la recherche en sciences sociales la question des identités et des liens sociaux: selon B. Lepetit, il s’agit d’analyser «la société comme une catégorie de la pratique sociale», c’est-àdire de considérer que «les identités sociales ou liens sociaux n’ont pas de nature, mais seulement des usages» (Lepetit, 1995, p. 10-13). Le renversement consiste à ne plus considérer les identités sociales uniquement comme un donné à partir duquel la réalité est décrite et analysée, mais à observer comment la pratique sociale, c’est-à-dire les interactions entre les acteurs, peuvent elles-mêmes produire du sens et favoriser l’apparition de nouvelles identités. En effet, la nature et la signification des représentations identitaires varient dans le temps en fonction de l’évolution des rapports de forces entre les différents acteurs: dans la mesure où ceux-ci réinventent, c’est-à-dire requalifient en permanence, les assignations identitaires selon leurs positions respectives dans le jeu social, celles-ci revêtent des sens nouveaux, qui proviennent et témoignent tout à la fois de l’interaction sociale.

J’ai tenté de mesurer l’évolution de ces constructions identitaires dans le cadre d’une thèse d’histoire médiévale, soutenue en décembre 2003 à l’université de Tours (Noizet, 2003), en prenant comme terrain d’expérimentation la ville de Tours au Moyen Âge, du IXe au XIII siècle, et plus précisément les quartiers de Saint-Martin et Saint-Julien. J’y ai examiné les représentations spatiales de plusieurs acteurs, dont l’échelle d’implication dans l’espace considéré diffère selon les cas: trois acteurs sont locaux (les chanoines de Saint-Martin, les moines de Marmoutier et l’archevêque de Tours), tandis que le souverain, carolingien puis capétien, se situe à une échelle internationale ou suprarégionale.

Sans prétendre m’inscrire dans une démarche chorématique du type de celle de R. Brunet (Brunet, 1986), j’ai synthétisé par des petits schémas l’analyse des représentations spatiales de ces acteurs en fonction de la disponibilité de la documentation écrite. Ces croquis permettent de visualiser toutes les informations de type spatial qui caractérisent les représentations urbaines des acteurs, c’est-à-dire la place qu’occupe Tours, ou une partie de Tours, dans les constructions identitaires légitimant la place de ces acteurs au sein de l’espace social.

 

1. Légende commune à l’ensemble des croquis

Ces éléments identitaires peuvent être de type matériel, comme l’enceinte d’un castrum ou castellum (établissement fortifié, mur d’enceinte, château), ou d’une civitas (cité). Les termes civitas et urbs désignent les centres urbains hérités des chefs-lieux des cités-territoires de l’Antiquité romaine, et devenus sièges d’évêchés aux IVe-Ve siècles (Galinié, 1994). L’autorité épiscopale ou comtale, qui siège à l’intérieur des murs de la civitas, s’exerce également sur l’espace extérieur au mur, mais environnant celui-ci, le suburbium. Cette notion spatiale, d’ordre politique, est cette fois-ci de type idéel, dans la mesure où cette limite ne se traduit pas dans le sol par l’érection d’une barrière, même si les habitants de l’époque savaient très exactement où il s’arrêtait et où il commençait. Il en est de même pour le burgus (bourg), qui désigne une concentration d’habitants hors l’enceinte d’une cité ou d’un monastère: l’activité des habitants d’un burgus est centrée autour de la transformation des ressources locales et l’échange à plus ou moins longue distance, notamment par voie fluviale. La légende (fig.1), commune à tous les schémas, est organisée en fonction de la trilogie des faits spatiaux point-ligne-surface (Le Berre, 1983). Chaque couleur renvoie à un qualificatif accolé à certains de ces noms communs: ceux-ci deviennent des noms propres, porteurs d’une identité liée à un contexte spécifique. Certaines entités voient leur nature idéelle (ligne courbe) ou matérielle (ligne droite) évoluer dans le temps ou selon les acteurs.

Présentation des lieux et des acteurs

L’échelle locale

2. Les territoires de l’évêque et du chapitre de Saint-Martin de Tours aux XIe et XIIe siècles

Fondée par les Romains sur la rive gauche de la Loire, dans la première moitié du Ier siècle ap. J.-C. (Pietri, 1987, p. 25), la ville de Tours se caractérise au Moyen Âge par une tripartition de son espace urbain (Galinié, 1985, p. 32-42). À l’est se trouve la Civitas (la Cité), où siège le pouvoir épiscopal (cathédrale) et comtal (château): depuis le IVe siècle, elle est protégée par une enceinte qui s’appuie sur l’ancien amphithéâtre, d’où sa forme elliptique. À plus d’un kilomètre à l’ouest, un bourg s’est développé autour de la tombe de saint Martin (2e évêque de la ville, mort en 397). Les desservants de ces reliques acquièrent le statut canonial dans les premières décennies du IXe siècle et forment le chapitre de Saint-Martin. Ce bourg, mentionné dans les sources diplomatiques du IXe siècle, change de statut à partir de 918-919 dans la mesure où les chanoines érigent une enceinte, qui délimite une superficie d’environ 4 ha: à partir de là, les chanoines promeuvent l’entité spatiale du castellum sancti Martini, qui dispose de son propre suburbium, au détriment de celui de la Cité. De là, émerge une certaine concurrence entre l’archevêque et le chapitre de Saint-Martin, notamment pour la maîtrise des espaces ecclésiastiques, comme les paroisses urbaines qui apparaissent au XIe siècle.

Entre ces deux espaces, se trouve un secteur encore largement rural au Moyen Âge, comportant essentiellement des vignes et des terres arables: c’est ici que l’archevêque Téotolon refonde vers 937-940 le monastère de Saint-Julien, qui avait été détruit par les incursions vikings du IXe siècle. L’évolution de ces trois quartiers a été très différente du Xe au XIIIe siècle: si les secteurs de Saint-Julien et de la Cité sont restés quelque peu assoupis, l’agglomération occidentale de Saint-Martin, qui s’appelle Châteauneuf à partir des XIIe-XIIIe siècles, a connu le dynamisme démographique et économique le plus fort.

Un pont sur la Loire est attesté dès l’époque romaine (Seigne, 2001). À partir de 1034, il en fut reconstruit un autre, plus à l’ouest, par le comte de Blois Eudes, celui de l’époque romaine étant certainement devenu inutilisable. De l’autre côté du fleuve, le monastère de Marmoutier a été fondé par saint Martin, qui, avant de devenir évêque de Tours, avait regroupé des disciples pour vivre pauvrement dans les grottes du coteau: il se situe à 3 kilomètres au nord-est de Tours, sur la rive droite, légèrement en amont. Ce monastère a connu un fort développement au Moyen Âge, en réussissant à se dégager de la tutelle seigneuriale des comtes d’Anjou comme des comtes de Blois, qui se sont âprement disputé la Touraine au XIe siècle.

L’échelle suprarégionale

À partir de 866, les abbés laïcs de Saint-Martin appartiennent systématiquement au lignage des Robertiens, les ancêtres des Capétiens, qui ont succédé aux Carolingiens à la direction du Regnum Francorum en 987. Saint-Martin acquiert ainsi une nouvelle dimension stratégique aux yeux du souverain, surtout dans ses relations conflictuelles avec les grands seigneurs que sont les comtes de Blois et d’Anjou. Ces derniers ont alternativement dominé le pagus de la Touraine (ressort comtal), mais les Capétiens sont finalement devenus les maîtres de cette région au tournant des XIIe et XIIIe siècles: les victoires de Philippe Auguste sur les comtes d’Anjou Plantagenêt, qui étaient aussi rois d’Angleterre depuis 1154, sanctionnent cette intégration définitive de la Touraine dans le domaine royal capétien. À cette échelle suprarégionale, Tours constitue donc un pion essentiel sur l’échiquier des relations entre Capétiens et Plantagenêts.

Le souverain

La place de Saint-Martin de Tours dans les représentations du souverain peut être analysée à deux moments différents: d’une part la phase carolingienne du IXe siècle, et d’autre part la phase capétienne du XIIe siècle.

Au IXe siècle

3. Place de Saint-Martin de Tours dans les représentations du souverain

Au IXe siècle, l’Austrasie, figurée en noir, constitue le coeur de l’empire carolingien: les établissements monastiques d’Andenne, Echternach, Nivelles ou Stavelot forment les principaux points d’appui du nouveau pouvoir pippinide (petits triangles noirs). Si l’Austrasie constitue clairement le centre du dispositif impérial, il n’y a pas pour autant une unique capitale: certes, Aix-la-Chapelle est une vitrine essentielle du pouvoir carolingien, mais l’élite politique reste principalement nomade et le souverain continue de fréquenter ses différents palais. C’est pourquoi le croquis ne comporte pas de point central. À la périphérie immédiate de ce centre carolingien, se trouve Saint-Martin de Tours, symbolisé sur le schéma par le petit triangle violet. À cette époque, Saint-Martin est une institution ecclésiastique incluse dans une Cité épiscopale, qui est représentée par le petit rond dans lequel est inscrit le triangle violet. Dans cette région, Saint-Martin n’est pas le seul soutien du pouvoir: Saint-Denis forme un autre point fort du système politico-ecclésiastique carolingien. Les deux institutions sont souvent associées dans l’esprit du souverain et bénéficient de privilèges similaires, qu’il s’agisse d’immunité ou de possessions de biens. Au-delà, la maîtrise du pouvoir carolingien sur les élites locales décroît au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre, jusqu’aux marges les plus périphériques, telles que la marche d’Espagne et la Saxe.

Au XIIe siècle

Au XIIe siècle, le roi capétien bénéficie d’une sphère d’influence beaucoup moins étendue que celle de l’empereur carolingien, dans la mesure où elle est essentiellement limitée à la région entre la Loire et le Rhin. C’est pourquoi la taille des cercles figurant le pouvoir royal est plus restreinte que pour le croquis du IXe siècle. À ce changement d’échelle, s’ajoute la sédentarisation du pouvoir royal en un centre unique: s’il est toujours organisé en fonction d’un gradient centre-périphérie, l’espace politique capétien dispose d’une seule capitale, Paris, et d’un sanctuaire royal singulièrement privilégié, Saint-Denis, ces deux éléments ayant été symbolisés par un unique noyau noir. Le pouvoir politique capétien repose, à l’instar du pouvoir carolingien, sur les réseaux d’alliances avec la moyenne et la petite aristocratie.

Toutefois, leur versatilité étant beaucoup plus accentuée qu’au IXe siècle et, étant donné la diminution physique de l’espace politique capétien, celui-ci paraît moins bien tenu et plus souvent menacé qu’à l’époque carolingienne, notamment par les comtes. J’ai donc choisi de représenter le pouvoir politique capétien sous forme de nébuleuses, composées de lignes, puis de points, et non pas sous la forme d’une surface pleinement coloriée, afin de mettre en valeur le contraste avec la conception du pouvoir carolingien, qui paraît plus territoriale en regard de la situation capétienne. De plus, la relation vassalique entretenue par l’empereur carolingien et ses vassaux induit une différence de nature entre le pouvoir du souverain et celui de ses comtes, alors que dans le cas du roi capétien, l’écart n’est qu’une question de degrés, le Capétien n’étant finalement qu’un seigneur un peu plus important que ses vassaux, qui sont eux-mêmes de puissants seigneurs.

En Touraine, le roi doit faire face à deux lignages principaux: le comte de Blois et le comte d’Anjou, symbolisés par des nébuleuses dont le figuré est identique à celui du pouvoir capétien, mais dont les tailles sont un peu plus petites. C’est par un subtil jeu d’alliances alternatives avec ces deux pouvoirs que les Capétiens ont finalement réussi à mettre au pas l’un, puis l’autre. Dans cette nouvelle configuration, Tours, et son enclave de Châteauneuf, dont le castrum est figuré par le petit carré rouge, acquièrent une nouvelle dimension stratégique: en effet, le pouvoir comtal à Tours n’est autre que le comte d’Anjou, également roi d’Angleterre à partir du couronnement d’Henri II Plantagenêt en 1154. L’enclave royale de Saint-Martin constitue un point d’appui essentiel pour le roi, qui exploite au maximum les ressources de cette situation stratégique, y compris pour avoir des informations sur le mouvement des troupes du comte d’Anjou.

C’est pourquoi, tout en cherchant à y placer un de ses fidèles, en général un fils bâtard qui s’attribue la dignité de trésorier du chapitre, le roi soutient Saint-Martin face aux exigences pontificales. Le roi met clairement en exergue les appellations laïques du castrum, qualifié notamment de novum. Celui-ci cherche également à maintenir l’enceinte politiquement signifiante, en sanctionnant les travaux urbains qui tendent à l’effacer du paysage. Au cours du XIIe siècle, la bipolarisation de Tours – Châteauneuf et la Cité – sort renforcée de la compétition entre le roi et le comte. Ce phénomène se prolonge ensuite au point qu’à la fin du XIIIe siècle, le roi Philippe le Bel mentionne Châteauneuf comme lieu de souscription, sans autre précision, comme s’il s’agissait d’un lieu totalement distinct de Tours. Ainsi, du fait du changement d’échelle, et de la rivalité avec le comte d’Anjou, la place de Tours, et plus particulièrement du quartier de Saint-Martin, a évolué dans la représentation du pouvoir royal, en devenant un solide point d’appui à forte compétence stratégique et politique.

Marmoutier

4. Place de Châteauneuf dans les représentations des moines de Marmoutier

Aucune évolution chronologique particulière ne pourra être tentée dans la mesure où les documents de Marmoutier concernant Tours sont très peu nombreux et se trouvent tous dans la fourchette [1000; 1150]. Depuis leur enclos monastique (le triangle noir inscrit dans le grand rectangle gris) situé sur la rive nord de la Loire (la bande bleue), les moines de Marmoutier ont mis en place un réseau de prieurés dans toute la France de l’Ouest. Ces prieurés, très nombreux mais d’importance inégale, fournissent des revenus au Majus monasterium: ils comportent toujours un petit groupe de moines, qui représentent, localement, les intérêts de la maison-mère et qui sont chargés de gérer les possessions et les revenus affectés à chaque prieuré. Ils sont représentés par les autres triangles dans les petits rectangles gris, car ils sont également des enclos monastiques: leur subordination visà- vis de Marmoutier est représentée par les traits qui relient chaque rectangle à Marmoutier.

Dans cette construction réticulaire, Tours se résume à Châteauneuf et occupe une place particulière, de l’ordre du point. Les moines de Marmoutier reconnaissant l’existence du castrum et de son suburbium, ces derniers ont été figurés par les petits carré et cercle rouges. Les moines y possèdent quelques biens, essentiellement des maisons et un four. Si certaines sont concédées à cens, et procurent ainsi un revenu indirect, l’étage de l’une d’elles est strictement réservé à l’usage des moines pour servir d’operatoria. Contrairement aux prieurés, qui sont gérés par des moines, c’est un laïc appartenant à leur familia qui a la charge des biens de Marmoutier à Châteauneuf.

Étant donné ces éléments, ainsi que la situation de ces quelques biens dans la moitié nord du castrum de Saint-Martin, et notamment sur la place commerciale et financière de l’area sancti Martini, on peut supposer que les moines utilisaient les services économiques propres à une agglomération urbaine, et dont ils ne disposaient pas par ailleurs, tels que l’achat de denrées relativement rares, le change des pièces de monnaie… Quand il n’était pas abîmé, voire détruit, par les eaux, le pont construit à partir du XIe siècle était certainement un moyen de liaison entre le monastère de la rive droite et Châteauneuf, sur la rive gauche.

S’ils ne mettent jamais en valeur l’identité saint-martinienne du castrum de Saint-Martin, les moines de Marmoutier utilisent systématiquement l’entité du castrum novum: dans le contexte ecclésiastique concurrentiel du XIe siècle, cette appellation leur permet de conserver à leur seul profit le nom de Saint-Martin, ainsi que toutes les valeurs qui y sont attachées. Les moines de Marmoutier intègrent donc dans leur conception l’émergence d’un territoire spécifique à la basilique Saint-Martin, et disposant des mêmes attributs de pouvoir que le territoire de la Cité (un suburbium): simplement, ils refusent d’associer à ce nouveau territoire la paternité de saint Martin, s’estimant les seuls dépositaires de l’héritage spirituel du saint.

L’archevêque

Trois moments distincts peuvent être observés: le Xe siècle, le XIIe siècle jusqu’en 1250, puis la seconde moitié du XIIIe siècle.

Au Xe siècle

5. Représentations de l’espace urbain de Tours chez l’évêque

Une constante du discours épiscopal réside dans la prééminence de la cathédrale (le triangle violet) et de la Cité, son territoire déterminé par l’enceinte de l’Antiquité tardive (le carré violet). Au Xe siècle, la Cité dispose d’une enveloppe territoriale supplémentaire que forme l’ellipse violette – le suburbium urbis Turonicae: celui-ci est le seul politiquement légitime aux yeux de l’évêque, qui nie toute existence du suburbium de Saint-Martin, lequel n’est donc pas figuré sur ce schéma. Ce déni concerne également l’évêque Téotolon, qui a pourtant été, auparavant, doyen de Saint-Martin et ardent promoteur du territoire saint-martinien à cette époque. Si quelques petites églises, telles Saint-Vincent ou Notre-Dame-la-Pauvre, sont situées par l’évêque dans son suburbium au Xe siècle, l’évêque porte une grande attention au monastère de Saint-Julien (le triangle noir) qui est reconstruit à partir de 943. Le castellum sancti Martini n’est mentionné qu’une seule fois, pour situer un bien de Saint-Julien: il est alors considéré comme un point, et en aucun cas comme un territoire, ni même un espace. Le doute est d’ailleurs maintenu quant à la situation de ce castellum par rapport au suburbium de la Cité: lors de cette unique référence, l’évêque se garde bien de donner une indication sur le suburbium à l’intérieur duquel se trouve ce castellum. C’est pourquoi nous l’avons figuré par le petit carré jaune qui se situe à la marge du suburbium de la Cité. Cette absence trahit vraisemblablement l’incapacité de l’évêque à ancrer ce castellum dans son suburbium. Le grand nombre d’actes épiscopaux du Xe siècle permet même de préciser que l’évêque conçoit alors la ville de Tours comme inscrite dans un espace terrestre, les Varennes, et non pas dans un milieu fluvial, ce que suggère le figuré en pointillés et l’absence de la Loire et du Cher, qui ne sont quasiment jamais utilisés par la chancellerie épiscopale.

Au XIIe siècle

Force est de constater que ce castrum est cité beaucoup plus souvent qu’auparavant (carré vert): désormais, il existe en tant qu’espace aux yeux de l’évêque, qui ne le rejette plus comme précédemment. Celui-ci évolue donc du statut de point à celui de surface. Cette nouvelle reconnaissance est liée au changement d’identité du castrum, qui est qualifié de Turonensis par l’évêque. Cette reformulation, qui nie la composante martinienne, peut servir au contraire de nouveau support au pouvoir épiscopal: elle intervient à une époque où les murailles elles-mêmes perdent de leur visibilité et où l’identité castrale est associée à la nouvelle force montante des bourgeois.

Parallèlement, le suburbium de la ville de Tours tend à disparaître et ne subsiste plus qu’à l’état de traces au début du XIIe siècle, d’où la diminution de la teinte violette et le flou de sa limite rendu par des tiretés au lieu du trait plein. Un transfert de ces deux entités spatiales est même perceptible pour localiser Notre-Dame-la-Riche et Saint-Médard: en 1141, l’évêque les situe dans le suburbium de la Cité, puis dans le castrum de Tours en 1188. Cela montre donc que le castrum est plus vaste que le simple tracé de l’enceinte de 918: il englobe le bourg des laïcs entre la Loire et le castrum. Enfin, si la relation entre l’évêque et Saint-Julien perd de sa force, de nouvelles églises paroissiales apparaissent: parmi elles, Saint-Pierre-le-Puellier (petit triangle noir) est l’objet d’une forte rivalité entre l’évêque et Saint-Martin pour savoir qui doit disposer des droits ecclésiastiques sur cette église paroissiale.

Au XIIIe siècle

À partir du milieu du XIIIe siècle, un nouveau facteur émerge: la conception spatiale des fiefs et des paroisses dans les actes rédigés par l’officialité, le tribunal épiscopal. Alors que, jusque-là, ces structures n’étaient évoquées que par rapport à la personne détentrice d’un fief ou d’une paroisse, désormais, tout point de l’espace de Tours peut être situé dans un fief et dans une paroisse. Ces dernières sont de plus des relais de l’identité tourangelle dans la mesure où elles sont qualifiées de Turonensis. Cette émergence prend place à une époque où la notion de suburbium n’existe plus depuis longtemps: le maillage féodo-paroissial, figuré par le maillage des lignes noires, qui déterminent des espaces contenant chacun une église paroissiale, symbolisée par le petit triangle violet, fournit un nouveau support de l’autorité épiscopale. De la même manière, l’évêque est celui qui privilégie l’adjectif Turonensis pour qualifier le castrum de Saint-Martin, qui est ainsi rattaché à la sphère géographique épiscopale.

Castrum, fiefs et paroisses constituent les nouveaux vecteurs indirects du pouvoir épiscopal, dans la mesure où ils font référence à l’identité urbaine de Tours, qui correspond entre autres à la définition de l’espace épiscopal. Enfin, castrum renvoie désormais à un espace différent de celui enclos par l’enceinte du Xe siècle: il désigne la moitié nord du castellum du Xe siècle et inclut parfois le bourg de Saint-Pierre-le-Puellier qui lui est accolé. Il peut donc sortir totalement des limites de l’enceinte: après s’être détaché de la composante martinienne, le castrum se détache également de sa propre dimension physique pour englober tout l’espace laïque associé aux bourgeois de Châteauneuf.

Le chapitre de Saint-Martin

Les sources concernant le chapitre tourangeau sont suffisamment nombreuses pour tenter une
évolution de la conception spatiale de cette composante sociale.

Au IXe siècle

6. Représentations de l’espace urbain de Tours chez les chanoines de Saint-Martin

Dans le premier schéma, la collégiale de Saint-Martin est représentée par le triangle noir. Avant 918, les chanoines se considéraient comme appartenant au suburbium de la Cité de Tours (ellipse violette). Le quartier même de la Cité (carré violet) avait été un lieu de refuge lors des incursions vikings au IXe siècle.

Ainsi, l’autorité épiscopale était pleinement respectée. Comme n’importe quelle autre église, Saint-Martin disposait d’un territoire d’asile, qualifié de septa ou plus vaguement de monasterium. Dans ce monasterium spatialisé (cercle violet), se trouvent plusieurs petites églises, séculières ou régulières, dont certaines sont spécifiquement affectées à l’accueil des pèlerins, comme Saint-Clément (petits triangles). De manière très classique, l’agglomération urbaine qui se développe, par le biais du pèlerinage, autour des reliques de saint Martin, forme un burgus.

Les maisons que les chanoines ont le droit de posséder du fait de la règle canoniale se situent dans le quartier canonial, désigné, une seule fois, par le terme traditionnel de claustrum. Dès le IXe siècle, une particularité du rapport à l’espace des chanoines concerne l’insertion de toutes leurs possessions dans le réseau fluvial ligérien, insertion symbolisée par les flèches bleues (Noizet, 2002).

Au Xe siècle

Après 918, la grande innovation sociospatiale réside dans la construction du castrum et de son propre territoire, distinct de celui de l’évêque: le suburbium castelli sancti Martini (ellipse jaune). À l’intérieur du castrum (carré jaune), une bipartition de l’espace réserve aux seuls chanoines la moitié sud, tandis que les laïcs peuvent habiter la moitié nord du castrum. C’est la basilique qui constitue l’interface entre ces deux quartiers, dont la séparation n’est pas, en pratique, aussi absolue que le voudrait le pape. Les chanoines font encore parfois référence à la Cité et à son suburbium, mais beaucoup plus rarement, ce que nous avons traduit par la petite taille des motifs violets symbolisant l’évêque: ils insistent surtout sur leur castellum. Si certains établissements ecclésiastiques sont inclus dans l’enceinte, beaucoup en sont exclus, tels que Saint-Venant ou Saint-Simple. Au Xe siècle, le régime ecclésiastique de ces petites églises autour de Saint-Martin varie: il peut être séculier ou régulier.

Une des spécificités de ce suburbium est d’être relié directement à la Loire, assurant ainsi une continuité physique entre l’implantation locale du chapitre et leur réseau ligérien: dans la mesure où les chanoines bénéficient du privilège d’immunité dans le suburbium, donc jusqu’à la Loire, ainsi que sur les grands fleuves, tels que la Loire, le Cher, la Vienne…, les gens au service des chanoines peuvent transporter des produits, depuis les possessions ligériennes jusqu’au monasterium lui-même, sans solution de continuité, et sans être taxés par les agents du pouvoir public. Enfin, contrairement à l’évêque, dont on a vu qu’il inscrivait l’espace tourangeau dans une dimension terrestre, les chanoines privilégient une conception fluviale du milieu dans lequel ils se trouvent: l’interfluve entre la Loire et le Cher (bandes bleues) est clairement perçu et mis en valeur dans le discours canonial.

Au XIe siècle

Le schéma de la période précédente se maintient globalement, avec toutefois des petites évolutions. Ainsi, il y a eu une progression physique de la rive gauche de la Loire, qui a permis une extension de l’espace terrestre et, en l’occurrence, du suburbium de Saint-Martin (cercle jaune plein), ce qui a occasionné un conflit avec les moines de Saint-Julien (Galinié, Rodier, 2001). Il est probable que le réseau ligérien perde de sa force et que l’approvisionnement ne soit plus réalisé principalement à partir des productions des villae (diminution de la taille des flèches bleues), encore que cela résulte peut-être d’une lacune des sources.

Il y eut en revanche une tentative, à la fin du XIe siècle, de définir un réseau martinien strictement idéel, avec un fondement liturgique (flèches et cercle oranges): la Martinopolis a tenté de rassembler toutes les églises dépendantes de Saint-Martin en un réseau spirituel, réactivé périodiquement par les processions et les liens de confraternité. L’échec de ce projet spatio-liturgique s’explique peut-être par l’absence de support physique, ou par les difficultés internes au chapitre, telles que l’absentéisme des chanoines, que l’on voit apparaître plus tard, à la fin du XIIe siècle, mais qui existent peut-être déjà à la fin du XIe siècle. Cet essai intervient également après une phase de remodelage intense du paysage ecclésiastique urbain. En effet, on constate que tous les établissements ecclésiastiques situés à proximité sont désormais des églises séculières: les églises régulières ont été soit transformées et adaptées à une règle séculière (Saint-Pierre-le-Puellier, Saint-Venant), soit exclues de l’environnement urbain et déplacées en périphérie (Notre-Dame-de-l’Écrignole à Beaumont; les chanoines réguliers de Saint-Côme). La perte de la proximité physique avec des communautés régulières avait peutêtre motivé en partie ce projet liturgique de la Martinopolis.

Au XIIe siècle

À partir des années 1120, on constate une réduction drastique de la conception spatiale des chanoines, qui ont été agressés par la force sociale émergente, les bourgeois de leur castrum, appelés bourgeois de Châteauneuf (les flèches violette). Ce mouvement communal, phénomène largement attesté ailleurs, a vu une dissociation croissante des deux moitiés du castrum. La moitié nord, identifiée par l’expression castrum novum, est désormais associée aux bourgeois (zone rouge mal délimitée): les chanoines leur abandonnent totalement l’identité castrale. Cette déprise des chanoines se marque aussi par l’absence d’investissement sur le claustrum, leur quartier canonial situé dans la moitié sud: le claustrum est visiblement un territoire non approprié par les chanoines (rectangle non colorié). L’appellation castrum novum commence à déborder des seuls murs de l’enceinte, en intégrant le burgus de Saint-Pierre-le-Puellier. L’église de Saint-Pierre-le-Puellier (le triangle noir) est la seule à constituer un enjeu spatial fort entre les chanoines, d’une part, et l’évêque, d’autre part. Autour de Saint-Venant, un nouveau bourg apparaît (petit cercle en tiretés autour du petit triangle blanc).

Au XIIIe siècle

La tendance du repli reste la même qu’à l’époque précédente: si le terme de castrum novum renvoie effectivement à un espace plus large qu’au XIIe siècle (extension de la zone rouge), celuici reste associé aux bourgeois. L’évolution majeure concerne le claustrum, qui a été physiquement fermé afin d’assurer une meilleure isolation face aux bourgeois (traits épaissis du rectangle blanc). Pour autant, les chanoines ne se sentent pas plus concernés par le claustrum, qu’ils ne mentionnent quasiment pas. On observe la laïcisation de l’espace saint-martinien jusque dans la nouvelle synapse qui est établie à partir de 1264: désormais, c’est la maison du trésorier, et non plus la basilique, qui permet de faire le lien entre le monde des chanoines et celui des bourgeois. Au sud, un nouveau bourg est apparu, autour de Saint-Pierre-du- Chardonnet (deuxième petit cercle en tiretés autour du deuxième petit triangle blanc).

La circulation des représentations identitaires liées au castrum
de Saint-Martin du Xe au XIIIe siècle

L’analyse diachronique du castrum de Saint-Martin permet de montrer comment évolue et circule une identité spatiale, comment elle est systématiquement redéfinie par les différents acteurs en fonction de leurs propres besoins de légitimité.

7. La circulation des représentations identitaires liées au castrum de Saint-Martin: un mouvement dialectique

Une première bipolarisation juridico-territoriale de la ville de Tours fait irruption dans les actes du Xe siècle à partir de la construction de l’enceinte autour du quartier de Saint-Martin (Galinié, 1981). L’évolution du discours des chanoines est nettement perceptible après les actes de 918 et 919 de Charles le Simple, qui concèdent l’immunité à l’intérieur du nouveau castrum, puis à l’extérieur jusqu’à la Loire. Désormais, lorsqu’ils veulent localiser leur monastère, les chanoines n’emploient plus jamais le terme burgus sancti Martini, ni celui de suburbium civitatis comme au IXe siècle, mais celui de suburbium castelli sancti Martini.

En agissant de la sorte dès 920, les chanoines mettaient sur un pied d’égalité le territoire de Saint-Martin et celui de la Cité, seul espace politiquement légitime. Les expressions spécifiques du vocabulaire des actes des chanoines montrent que ceux-ci employaient le castellum sancti Martini à la fois comme moyen de localisation d’un bien et comme lieu de souscription. Du point de vue du lieu de souscription, le changement est radical par rapport à la période précédente, puisque, au IXe siècle, les chanoines utilisaient toujours le monasterium sancti Martini comme référent: désormais, c’est le castellum qui est considéré comme le lieu légitime de l’expression de l’autorité canoniale, et non plus le monasterium lui-même. L’investissement canonial sur le castellum atteste d’une part la volonté des chanoines de s’affirmer face à l’évêque et, d’autre part, la volonté de l’abbé laïc du chapitre, Robert, de s’affirmer face au lignage carolingien.

Puis, à partir de l’extrême fin du Xe siècle, émerge dans la documentation diplomatique l’expression de castrum novum, c’est-à-dire une nouvelle manière de qualifier le castellum de Saint-Martin. Il s’agit là d’une stratégie de différenciation de la part des moines de Marmoutier, qui revendiquent pour eux-mêmes l’appellation sancti Martini. En effet, il y a une concurrence entre les deux institutions monastique et canoniale à propos de l’héritage et de l’identité martinienne: si les chanoines de la ville de Tours possèdent le corps de saint Martin, une ressource inestimable au Moyen Âge, les moines de Marmoutier disposent quant à eux du lieu dans lequel saint Martin a vécu en ermite, les fameuses grottes du coteau. Surtout, les moines de Marmoutier ne se contentent pas de perpétuer le souvenir de saint Martin, à l’instar des chanoines, mais ils actualisent au quotidien cette sainteté par leur mode de vie monastique exemplaire.

C’est pourquoi les moines de Marmoutier considèrent qu’il leur revient de bénéficier du qualificatif de sancti Martini: dès lors qu’une autre possibilité apparaît pour désigner les chanoines de la basilique de Tours, les moines de Marmoutier mettent à profit cette nouvelle ressource toponymique, en adoptant l’habitude de désigner systématiquement l’institution canoniale, ou tout objet ou personne provenant de ce foyer martinien, par le qualificatif de castrum novum. Et on comprend pourquoi les moines de Marmoutier diffusent largement ce qualificatif. Il présente l’avantage, à leurs yeux, de véhiculer deux notions négatives, ou en tout cas éloignées de l’idéal de perfection que représente la sainteté monastique. Tout d’abord, castrum renvoie à un espace laïcisé et seigneurial. Mais c’est surtout le qualificatif de novum qui est en cause: la nouveauté ou la jeunesse ne sont jamais ni un bon signe, ni une vertu au Moyen Âge: au contraire, seules comptent la tradition et l’ancienneté des choses. Ce qualificatif, qui rappelons-le n’est jamais utilisé à cette période par les chanoines de Saint-Martin, permet donc aux moines de Marmoutier de connoter négativement l’institution canoniale, avec laquelle ils sont en concurrence pour récupérer l’héritage spirituel martinien. Ils conservent donc pour eux-mêmes l’appellation de monasterium sancti Martini, auquel ils ajoutent le plus souvent le superlatif majus.

D’ailleurs, il est remarquable que, dans leurs actes du XIIe siècle, les chanoines de Saint- Martin n’emploient pas l’expression de castrum novum lorsqu’ils règlent des affaires entre eux. Ce n’est que dans leur relation avec d’autres acteurs tourangeaux qu’ils l’utilisent. Ce phénomène, conjugué à la totale disparition du complément sancti Martini, prouve que l’espace du castrum novum n’est plus approprié par les chanoines: il ne s’agit plus de leur castrum, comme c’était le cas auparavant du castellum. Au contraire, il semble même connoté négativement aux yeux des chanoines, car ils ne l’emploient que d’une manière relativement contrainte et forcée, uniquement dans le flux des discours entre eux et les autres. Cela contraste singulièrement avec la phase précédente, durant laquelle le castellum était porteur de l’identité martinienne. Cet objet a donc échappé aux chanoines; il les a dépassés. Il n’a plus le même sens, ni pour eux, ni pour les autres.

Au XIIe siècle, une autre évolution liée au toponyme de castrum novum est perceptible, à savoir sa nouvelle diffusion dans toutes les catégories de rédacteurs: alors qu’au XIe siècle, ce terme n’était l’apanage que des actes de Marmoutier, dorénavant, tous l’utilisent, comme les légats pontificaux ou le roi. Castrum novum fait désormais partie du langage courant, partagé par tous les acteurs: nous sommes donc passés d’un espace vécu individuel, propre aux seuls moines de Marmoutier, à un espace objectivé, c’est-à-dire, pour employer le langage de G. Di Méo, d’une métastructure sociospatiale à une formation sociospatiale (Di Méo, 1991). Les actes du roi sont les seuls à évoquer la dimension strictement physique de l’enceinte du castellum, avec le murum castelli, auquel il faut ajouter la mention des fossés (fossatis). Le roi est également celui qui utilise les qualificatifs les plus variés à propos du castrum: il emploie novum seul, comme les autres acteurs, mais parfois il associe novum à Turonensis. Surtout, il est le seul à l’employer avec l’adjectif possessif de la première personne, «noster».

Ainsi, la relation sociospatiale entre le roi et le castrum correspond désormais à une relation d’appropriation. Le roi capétien du XIIe siècle considère le castellum comme le sien. Le roi a parfaitement conscience que ce castellum constitue un support essentiel de son pouvoir dans cette région, à la limite de son domaine au XIIe siècle. Ce castellum n’est certes qu’un point dans la nébuleuse des places fortes qui le soutiennent dans cette région-frontière, mais un point stratégique puisqu’il est directement au contact du domaine du comte d’Anjou. En se plaçant dans une perspective dialectique, non seulement l’identité de cet espace a été réinvestie sous une autre forme mais, ce faisant, il y a également eu un déplacement de la relation d’appropriation. Le castellum sancti Martini, en devenant novum, a aussi changé de propriétaire: au XIIe siècle, c’est le roi qui le considère comme sien, en lieu et place des chanoines des Xe et XIe siècles.

Castrum Turonensis, une troisième et nouvelle qualification du castrum de Saint-Martin, amorcée au XIIe siècle, s’épanouit pleinement dans les actes épiscopaux du XIIIe siècle. Castrum Turonensis est la formule la moins autonomiste, et donc la plus proche de la sphère politicoecclésiastique de l’archevêque. Par définition, le pouvoir épiscopal est intimement lié à Turonis, c’est-à-dire Tours prise dans son ensemble. Du point de vue de l’évêque, tout ce qui est qualifié de Turonensis se rattache, même indirectement, à son domaine de compétence. L’archevêque tente de faire valoir que d’une certaine manière, le castrum relève aussi de la sphère épiscopale. Il s’agit donc d’une tentative de récupération de l’identité sociospatiale du castrum: le castrum avait été initialement une identité concurrentielle de celle de l’archevêque, qui tente par ce biais de la ramener dans son giron. Cette nouvelle identification a aussi une signification spatiale différente: elle renvoie à un espace différent de celui qui était enclos par l’enceinte du Xe siècle: il désigne la moitié nord du castellum du Xe siècle et inclut le bourg de Saint-Pierre-le-Puellier qui lui est accolé. Il peut donc sortir totalement des limites de l’enceinte: après s’être détaché de la composante martinienne, le castrum se détache également de sa propre dimension physique pour englober tout l’espace laïque associé aux bourgeois.

Un premier élément d’explication concerne l’évolution proprement physique de l’enceinte, qui est submergée par les maisons et constructions des bourgeois dès le XIIe siècle: celles-ci l’ont progressivement rendue invisible et effacée du paysage urbain. Le deuxième élément d’explication est social et correspond à l’émergence des bourgeois en tant que nouvel acteur social qui tient à avoir sa place dans le milieu tourangeau. Or ces bourgeois vivent aussi bien dans la moitié nord du castrum que dans le bourg de Saint-Pierre-le-Puellier. Ainsi, il existe une unité à la fois topographique et sociale de la zone comprise entre la Loire et la basilique: cette unité, qui s’affermit au cours du temps, rend compte du déplacement de la signification géographique de la nouvelle entité sociospatiale que représente désormais le castrum.

Conclusion

Si les chanoines de Saint-Martin ont émis cette nouvelle ressource toponymique du castellum sancti Martini, ce sont les moines de Marmoutier qui ont servi de relais à son utilisation par d’autres acteurs, diffusion qui impliquait une transformation: les moines de Marmoutier l’ont adopté tout lui donnant une nouvelle signification, en le qualifiant non pas de sancti Martini mais de novum. Et c’est cela qui permet ensuite le retour du castrum, sous sa nouvelle identité, dans les actes du XIIe siècle. L’intersubjectivité, qui implique une interpénétration des espaces vécus individuels, a fonctionné ici à plein. La circulation du terme castrum n’a été possible que parce qu’il existe des zones de frottement, des points de contact communs aux expériences des différents acteurs tourangeaux.

Cette intersubjectivité rend compte de l’objectivation du castrum novum en un nouvel espace suivant un mouvement dialectique d’intégration-abandon-adaptation-réintégration: le castellum sancti Martini a été inventé par les chanoines, mais totalement nié par l’évêque; puis il a été réinvesti, sous une autre forme, par les moines de Marmoutier (castrum novum), qui ont ainsi permis une plus large diffusion de ce nouvel objet dans les actes royaux et épiscopaux. Là encore, cette nouvelle diffusion impliquait de nouvelles transformations: désormais, le roi considérait ce castrum comme étant le sien, tandis que l’évêque tentait de le rattacher à sa propre sphère de compétence en le qualifiant de Turonensis. Dans tous les cas, la signification géographique du castrum s’était déplacée vers le nord, en délaissant la moitié sud du castellum sancti Martini, mais en incluant le bourg de Saint-Pierre-le-Puellier.

À partir des XIIe-XIIe siècles, ce nouveau castrum est considéré comme une identité laïque. Il désigne une réalité d’un autre ordre que la réalité strictement topographique, c’est-à-dire qu’il renvoie à une configuration sociospatiale, comme c’était déjà le cas aux Xe-XIe siècles. Simplement, celle-ci est différente: il ne s’agit plus des chanoines, mais du groupe social émergent des bourgeois. Dans le courant du XIIe siècle, ce regroupement informel d’individus se structure en une agrégation d’individus, dont la finalité est bien l’exploitation économique de l’agglomération saint-martinienne, et dont l’activité commence à être régie par des règles institutionnalisées (règlement des tavernes, liberté des taux des prêts à intérêts). Mais ce n’est qu’à partir de la fin du XIIe siècle et du début du XIIIe siècle que ces bourgeois s’instituent en une véritable communauté, avec une règle commune, d’ordre politique, qui dépasse les règles économiques instituées au XIIe siècle. Ainsi, c’est bien la pratique sociale qui a charpenté et objectivé la nouvelle identité des bourgeois de Châteauneuf, identité à la fois sociale et spatiale. L’extrême souplesse et la permanente redéfinition de ces conventions attestent le bien-fondé du paradigme procédural proposé par S. Cerutti (1995), qui incite à examiner dans les deux sens le rapport entre pratiques et représentations. C’est aussi une manière de montrer que les structures de la seigneurie ne pèsent pas continûment sur les épaules des acteurs, qui ont les compétences nécessaires pour renégocier le sens des noms de lieu et produire ainsi leur propre légitimité.

Sources et méthodologie

Il existe des manières tellement différentes de désigner un lieu ou un espace que celles qui sont effectivement choisies ne semblent pas résulter entièrement du hasard. Elles paraissent au contraire révélatrices de l’interaction des représentations et des pratiques spatiales, interaction spécifique à chaque configuration réunissant à un moment donné plusieurs acteurs, qui s’affrontent ou se soutiennent sur un problème particulier (Mondada, 2000). Afin de repérer la construction et l’évolution des identités sociospatiales, j’ai constitué une base de données textuelles à partir des sources diplomatiques tourangelles. Ont été retenus tous les actes comportant des mentions topographiques à propos de l’espace tourangeau, et plus précisément les quartiers de Saint-Martin et de Saint-Julien de Tours, entre le IXe et le XIIIe siècle. L’unité d’enregistrement est donc l’acte, pour lequel j’ai renseigné systématiquement des variables informatives: la date de rédaction, l’auteur de l’acte, le rédacteur, le bénéficiaire, la qualité diplomatique (sincère ou faux), ainsi que les acteurs concernés par la charte. Ce sont les mentions topographiques de ces 221 actes, associées à ces variables, qui ont fait l’objet d’une analyse statistique grâce au logiciel Spad. Celui-ci permet de réaliser les deux principales procédures de la statistique textuelle: l’analyse du vocabulaire spécifique aux différentes modalités d’une variable et l’analyse factorielle des correspondances (Lebart, Salem, 1994).

Le but de l’analyse du vocabulaire spécifique est de trouver les éléments textuels caractéristiques de chaque modalité d’une variable informative. Il s’agit ici de considérer le corpus des 221 actes en fonction d’une seule variable diplomatique: la procédure permet d’obtenir le vocabulaire spécifique de chaque modalité de la variable choisie, en positif comme en négatif. Si la variable rédacteurs est choisie, la procédure fournit une double liste des mots et segments pour chaque type de rédacteurs, c’est-à-dire pour Saint-Martin, le comte, l’archevêque, le roi…: la première liste correspond aux mots et segments qui sont les plus spécifiques de ce rédacteur, tandis que la seconde rassemble les mots et expressions les moins caractéristiques de celui-ci.

Le but d’une analyse factorielle des correspondances est d’observer comment se répartissent les effectifs, et de mettre en valeur les attractions et les répulsions entre les mots des textes retenus, qui forment la variable textuelle, et les variables associées, qui sont regroupés en une seule variable, la variable dite diplomatique. Ces deux variables forment les lignes et les colonnes du tableau lexical de contingence, à partir duquel il est possible d’extraire les facteurs expliquant la répartition des effectifs. Le postulat de départ consiste à dire qu’il n’y a pas indépendance entre la variable textuelle et la variable diplomatique: il est permis de penser que certains mots sont plus employés par tel rédacteur que par tel autre, ou à telle époque plutôt qu’à telle autre. Si la distribution n’est pas aléatoire, il existe des liens de causes à effet entre la répartition des effectifs de la variable textuelle et de la variable diplomatique, liens que l’analyse factorielle permet de dégager et de visualiser sous la forme de graphiques. Ces graphiques forment des nuages de points qui se répartissent autour d’axes, qui correspondent aux facteurs.

Du point de vue de la méthode, le traitement de ces actes correspond exactement à la même démarche qu’une analyse statistique des réponses ouvertes aux questions posées par les chercheurs en sciences sociales aux acteurs qu’ils interrogent dans le cadre de leurs enquêtes. Simplement, dans ce cas, les individus, qui sont les textes, correspondent non pas à une personne distincte, mais à un groupe social situé dans un contexte particulier (les chanoines de Saint-Martin en 918 pour obtenir l’immunité, l’archevêque de Tours restaurant Saint-Julien en 943…).

Enfin, il convient de rappeler que l’apparition ou la disparition dans les sources de telle ou telle expression spatiale peut être liée à une modification de la nature des sources, et non pas à une modification des représentations. Ainsi en est-il de la disparition de la Loire et du Cher dans les actes du corpus à partir du XIIe siècle: les actes indiquant des transferts fonciers, dans lesquels étaient principalement cités ces éléments fluviaux aux Xe-XIe siècles, sont beaucoup moins nombreux à partir du XIIe, ce à quoi il faut ajouter le raccourcissement des formulaires de localisation des biens fonciers après le XIe siècle (compléments de lieux moins nombreux qu’auparavant). Comme nous n’avons aucun moyen de vérifier si cette disparition des éléments fluviaux est significative concernant les représentations des acteurs, nous avons préféré ne pas indiquer graphiquement ni la Loire ni le Cher pour les périodes postérieures au XIe siècle: ce choix est contestable dans la mesure où il met sur le même plan une absence dans la réalité et une absence dans les sources, mais nous n’avons pas trouvé d’autre solution graphique.

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