Sommaire du numéro
N°76 (4-2004)

Représentation de l'espace gaulois
d'après Grégoire de Tours

Xavier Rodier 

UMR 6173 CITERES Laboratoire Archéologie et Territoires,
3, Place Anatole France, 37000 Tours.

Résumés  
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1. Les agglomérations de Gaule mentionnées par Grégoire de Tours
2. Nombre et nature des mentions

En dépouillant systématiquement les mentions de lieux dans l'œuvre de Grégoire de Tours (fig. 1), Christèle Hervé (2003) a constitué une base de données. Cette base comprend pour chaque agglomération citée par Grégoire le nombre de mentions et le statut sous lequel elle est mentionnée (urbs, civitas, oppidum, castrum, castellum, vicus), que Christèle Hervé propose par la suite de regrouper en Rang 1 = urbs, civitas, oppidum et Rang 2 = castrum, castellum, vicus.

La cartographie de ces données a été l'occasion d'une réflexion sur les modes de représentation des agglomérations de Gaule telles qu'elles apparaissent dans l'œuvre de Grégoire de Tours. Sur la carte descriptive (fig. 2) qui en résulte, chaque lieu est représenté par un cercle proportionnel au nombre de mentions et chaque cercle est divisé en portions correspondant à la part de mentions pour la localité en question selon quatre catégories: jaune pour urbs et civitas, rouge pour oppidum, vert pour castrum et castellum, bleu pour vicus.

Cette carte donne une bonne description de la base de données, mais n'est pas très lisible dans les régions où beaucoup de lieux sont mentionnés. C'est en particulier le cas autour de Tours et de Clermont, qui apparaissent respectivement 96 et 79 fois, avec beaucoup de mentions de lieux à proximité (1 à 5 fois), ce qui met en évidence la connaissance que Grégoire avait des région de Tours dont il est l'évêque et de Clermont qui est sa ville natale. Pouvait-on essayer de corriger ces biais?

L'objectif des démarches suivantes est de fabriquer une image de la Gaule à travers le filtre de l'œuvre de Grégoire de Tours

Les données ponctuelles initiales ne sont pas associées à des limites territoriales. La première tentative a consisté à agréger les données ponctuelles en fonction de limites territoriales existantes afin de les déformer par la suite. Cette solution s'est avérée infructueuse car les seuls territoires utilisables sont les limites de départements ou de régions actuels, ce qui n'a pas grand sens pour l'époque considérée.

La deuxième tentative a consisté à créer des surfaces à partir des points en utilisant les polygones de Thiessen, puis à déformer ces polygones en fonction du nombre de mentions. Le troisième essai fait appel à des outils d'interpolation pour créer une continuité spatiale artificielle à partir des lieux mentionnés. Chaque méthode utilisée introduit des biais qu'il faut discuter comme autant de clés de lecture des cartes ou images produites.


Construction d'un indice

Les différentes méthodes de représentation expérimentées s'appuient sur une variable quantitative affectée à chaque lieu représenté. L'indice fi est construit en fonction du nombre de mentions et du rang:

  • pour chaque localité (i), le nombre des mentions (k) est pondéré par la nature des termes utilisés selon les deux rangs distingués (Hervé, 2003): rang 1 (r1) = urbs, civitas, oppidum; rang 2 (r2) = castrum, castellum, vicus.
  • la pondération effectuée consiste à doubler la valeur du rang 1 par rapport à celle du rang 2, soit:
  • puis l'indice

Tentative de découpage du territoire à l'aide des polygones de Thiessen

3. L'indice fi dans les polygones de Thiessen 4. Extrusion des polygones selon l'indice fi

La création des polygones ne tient évidement compte ni du nombre de mentions ni du rang. La représentation de l'indice fi dans chaque polygone (fig. 3) compense en partie ce manque mais ce que traduit le mieux la carte reste la densité de lieux mentionnés. Si les polygones de Thiessen permettent de créer des limites entre les points, la question de l'enveloppe extérieure reste posée. Ce sont les limites de la France actuelles qui ont été utilisées pour tester ce mode de représentation, sachant qu'ainsi 13 lieux sur 168 mentions sont éliminés. Mais la représentation est encore contrainte par le respect des surfaces et des contours du territoire.

L'extrusion des polygones en fonction du nombre de mentions (représentation en trois dimensions) offre une forme de compensation mais laisse toujours une très grande part de la surface représentée à des régions comportant peu de mentions (fig. 4).

Utilisation d'une anamorphose

5. Anamorphose des polygones selon l'indice fi 6. Extrusion de l'anamorphose

La transformation cartographique de position (Cauvin, 1997) permet de pondérer la taille des surfaces obtenues par les polygones de Thiessen, en les déformant. Le script employé (développé en langage Avenue sous ArcView 3 par Andy Agena) transforme les entités spatiales proportionnellement à une variable quantitative tout en préservant leurs contiguïtés. Cette déformation continue de l'espace (fig. 5) a ici été effectuée en fonction du nombre de mentions pondéré par le rang (indice fi).

L'extrusion des polygones en fonction de l'indice fi (représentation en 3D) fournit un outil d'exploration intéressant si l'on peut naviguer dans cet espace sur ordinateur ou en multipliant les images fixes, pour ne pas se limiter à un seul point de vue où il y a toujours une partie de la carte qui est masquée (fig. 6). La carte obtenue est plus satisfaisante, mais les polygones n'ont toujours pas plus de signification territoriale.

Interpolation

7. TIN calculé à partir de l'indice fi 8. Lissage du TIN par interpolation selon la méthode des plus proches voisins

Bien que ne disposant pas d'une information continue dans l'espace, il semble intéressant d'utiliser des outils d'interpolation pour créer des images susceptibles d'offrir un nouveau point de vue sur les données au travers d'un territoire artificiel. Pour cela, la première étape consiste à créer un TIN (Triangulated Irregular Network) en utilisant les valeurs de l'indice fi (fig. 7).

La seconde étape est seulement un lissage du TIN selon la méthode d'interpolation des plus proches voisins. La carte obtenue (fig. 8) est modélisée en 3D en utilisant l'indice fi comme valeur de hauteur affectée d'un coefficient multiplicateur pour accentuer les reliefs.

Pour la lecture de ces images, il faut retenir que l'élévation représente la valeur de l'indice fi, c'est-à-dire le nombre de mentions pondéré par le rang, et que les surfaces, créées par interpolation, dépendent des voisins les plus proches. Ainsi pour Tours ou Clermont l'élévation est forte et la surface faible car il y a beaucoup de localités de rang 2 à proximité, alors que pour Poitiers, Limoges et Saintes, comme pour Metz et Trêves, la surface créée est étendue car il n'y a pas d'autre localité mentionnée entre ces points de même rang.

9. Interpolation selon le rang 1
10. Interpolation selon le rang 2

Afin de mieux distinguer les rangs 1 et 2, il est possible de créer deux images (fig. 9 et 10) séparées mais les limites des territoires construits sont alors différentes. Le référentiel géographique n'est mentionné en grisé que pour mémoire. En permettant une navigation dynamique dans les images, ce mode de représentation offre des points de vue originaux du corpus de données et propose ainsi de nouveaux modes d'interrogation. La représentation simultanée des rang 1 et 2 permet de se déplacer dans un espace virtuel (animation) où chaque pic est un lieu dont l'altitude signifie l'importance et où plus une vallée est profonde moins l'espace est connu. Le référentiel géographique n'est mentionné en grisé que pour mémoire.

Quels que soient les modes de traitement, on est toujours tributaire de l'inégalité de l'information qui révèle les limites de l'utilisation de Grégoire de Tours comme source d'étude du territoire gaulois. Les reliefs qui représentent les lieux restent fondés sur le nombre de mentions.

De plus, les images produites ne sont pas de lecture directe, ne peuvent se passer de commentaire et sont bien sûr critiquables. Cependant, ces outils de représentation ouvrent des pistes de réflexion en montrant le corpus de données sous de nouveaux angles. Ce sont donc les réflexions sur les traitements appliqués et sur les modalités de lecture des images obtenues qui ont une valeur heuristique. Aucune des cartes ou images présentées n'a sans doute de rapport avec la vision que Grégoire avait du territoire dans lequel il vivait. Mais, de ce point de vue, la carte descriptive n'est en rien plus juste ou plus pertinente. Les représentations proposées ici ont l'avantage d'offrir une nouvelle lecture des données, pour laquelle il est nécessaire de s'affranchir du référentiel euclidien habituel.

Références bibliographiques

CAUVIN C. (1997). «Au sujet des transformations cartographiques de position», Cybergeo, 14.01.97, n° 15.

HERVÉ C. (2003). «Les mots de l'urbain dans l'œuvre de Grégoire de Tours», Revue Archéologique du Centre de la France, t. 42, p. 217-225.