Sommaire du numéro
N°77 (1-2005)

Entre Rhin et Jura, des espaces transfrontaliers
où émergent des dissymétries spatiales

Bernard Reitel Alexandre Moine  

B. Reitel: CRESAT, Université de Haute-Alsace, Mulhouse
A. Moine: THEMA-UMR 6049 CNRS, Université de Franche-Comté, Besançon

Résumés  
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Les frontières ont structuré les territoires des États européens (Nordman, 1998) au point de réduire significativement une partie des relations locales anciennes. Or certaines des propriétés des frontières nationales sont remises en cause par la construction européenne: transferts de compétence, réduction des contrôles du fait de la libre circulation. Les régions frontalières ne sont plus en marge des États, mais confrontées à d’autres États-membres. Périphériques naguère, elles se retrouvent à l’intérieur du «territoire européen». De ce fait, la frontière, lieu de séparation devient un lieu de passage et en même temps révèle des écarts qu’il conviendrait d’atténuer.

Ce changement de perspective va de pair avec les politiques structurelles mises en place par l’Union européenne visant à créer des conditions homogènes de développement économique, éventuellement en contradiction avec les politiques d’aménagement du territoire menées dans les États depuis plusieurs décennies sur leur propre territoire. C’est pourquoi des cadres transfrontaliers de coopération ont été créés aux échelons régionaux, incluant fort souvent des missions d’aménagement du territoire.

Nous évoquerons ici un espace transfrontalier continu, couvrant le Nord-Est français, de Wissembourg au nord à la région de Genève au sud. Il intègre deux «zones» de coopération: le Rhin supérieur (coopération franco-helvético-allemande) et la Conférence transjurassienne (coopération franco-suisse). Cet ensemble est à cheval sur trois États dont l’un n’est pas membre de l’Union européenne, mais qui est intégré dans les cadres de coopération.

1. Différences de fonctionnement entre systèmes nationaux d’aménagement

Les États d’Europe occidentale connaissent des mutations similaires qui modifient l’organisation de leur territoire: périurbanisation, intensification de la mobilité, recomposition des tissus industriels, pression sur l’environnement. Pourtant, la hiérarchie entre les problèmes, la sensibilité des populations, les mesures prises varient sensiblement d’une société à l’autre. Chaque État tente d’apporter ses propres réponses et élabore des politiques qui se veulent cohérentes sur son territoire.

En Allemagne et en Suisse, la compétence d’aménagement du territoire relève d’un jeu complexe entre l’État fédéral et les États fédérés, dans lesquels les seconds exercent un rôle majeur. En France, il s’agit d’une compétence d’État, même si depuis 1982 les collectivités territoriales jouent un rôle de facto à travers le transfert de certaines compétences (transports interurbains, construction d’établissements scolaires, etc.), à travers les contrats de plan État-région, ou de jure pour le Conseil régional, chargé depuis 1995 de l’élaboration du SRADT (Schéma régional d’aménagement durable du territoire).

En Suisse, les Plans directeurs sont réalisés par chaque Canton. En Allemagne, la Région de planification est un cadre territorial spécialisé composé d’un ou de plusieurs Kreise — le Kreis est une subdivision du Land et, en même temps, une collectivité territoriale dotée de certaines compétences (transport interurbain, développement économique). Chaque Land est composé d’un nombre fini de régions de planification et doit établir un plan de développement régional. En France, à côté de l’État, deux échelons de planification semblent émerger depuis 1995, mais aucun n’a réussi à s’imposer pour l’instant sur l’ensemble du territoire: le premier est régional (SRADT en cours d’élaboration): le second s’apparente à un échelon politique non institutionnel (syndicats intercommunaux pilotant des Schémas de cohérence territoriale ou SCOT depuis 1999).

2. Discontinuités des réseaux de circulation

1. Infrastructures routières et ferroviaires

2. Infrastructures routières et ferroviaires aux frontières du Rhin supérieur et de la Conférence transjurassienne: améliorations récentes et discontinuités persistantes

Établis à l’intérieur des États et d’abord pour assurer la cohésion de leur territoire, les réseaux transfrontaliers présentent une faible connectivité en dehors de quelques points de passage (Bâle, Strasbourg). Or la construction de réseaux transnationaux est une des priorités de l’Union européenne.

Les discontinuités les plus lisibles concernent les réseaux de circulation: les culs-de-sac frontaliers pour les voies ferrées, ou les différences de gabarit pour les routes abondent (cartes 1 et 2), d’autant que les frontières appuient une grande partie de leurs tracés sur des obstacles naturels (Rhin, crêtes du Jura).

Deux logiques se combinent: les lieux les moins bien desservis correspondent aux zones peu peuplées ou peu urbanisées (massif du Jura): l’offre est toujours plus avantageuse dans les régions allemandes et suisses, y compris dans les vallées de

la Forêt Noire et du Jura, en raison de l’existence de politiques anciennes favorisant les transports collectifs afin de limiter l’étalement urbain.

Cette dissymétrie révèle la discordance entre des politiques inspirées de modèles d’urbanisation différents: le modèle rhénan (urbanisation privilégiée sur certains axes avec une offre structurante de transport collectif tout en préservant les zones sensibles) et le modèle saint-simonien (recherche systématique de la vitesse sur les grands axes au détriment d’une offre cadencée) (Bieber et al., 1993). L’augmentation très récente de l’offre ferroviaire en Alsace (régionalisation des transports ferroviaires depuis 1997) s’inspire explicitement des expériences suisses et allemandes, tandis qu’en Franche-Comté des incertitudes pèsent toujours sur le devenir des lignes transfrontalières ou même internationales (Paris-Berne et Paris-Lausanne).

Le temps et la volonté politique sont deux éléments essentiels pour raccorder les réseaux. Des améliorations sont en cours, notamment sur le réseau routier. Les principaux points de passage sont considérés comme des enjeux, mais les logiques sont très variables: internationale pour l’axe Paris-Berne par la N19 et la Transjurane, régionale pour la N57 entre Pontarlier et la frontière suisse, transfrontalière locale pour la «route des microtechniques» entre Besançon, Morteau et La Chaux-de-Fonds. Les divergences de conceptions, de représentations et de réglementations continuent à faire sentir leurs effets.

3. Des cadres transfrontaliers de coopération pour atténuer les disparités

3. Complexité des aires de coopération autour de la Suisse

De nombreux organismes de coopération ont vu le jour: mais leurs compétences respectives ont tendance à se chevaucher, ce qui nuit à l’efficacité globale. Une quinzaine d’organismes ceinturent la Suisse, avec une très forte imbrication des aires de compétence dans sa partie sud (fig. 3). Créées depuis le milieu des années 1960, ces structures se sont multipliées dans les années 1980 et 1990. Malgré le traité de Karlsruhe signé entre la France, l’Allemagne, la Suisse et le Luxembourg, en 1996, qui autorise une coopération de proximité entre collectivités transfrontalières, un certain flou juridique demeure.

Ceci pose alors un double problème de définition de territoires fonctionnels plus ou moins lents à se mettre en place, et de territoires institutionnels que la multiplicité d’acteurs politiques achève de complexifier, créant des incertitudes quant aux interlocuteurs pertinents. Actuellement en France, c’est l’État qui revient sur le devant de la scène en matière de coopération transfrontalière, après avoir laissé de manière plus ou moins officielle Départements ou Régions assumer cette tâche difficile.

Le seul outil de coopération élaboré au niveau européen qui permette de résoudre les problèmes de développement posés par les frontières demeure le programme Interreg: de nombreux projets ont été financés dans le Rhin supérieur et dans la Conférence transjurassienne (CTJ) grâce à ce programme (fig. 4). Une première lecture de la carte montre le foisonnement de projets pour la période 1990-1999 (Interreg I et Interreg II): 178 pour le Rhin supérieur, 86 pour la CTJ.

Dans le Rhin supérieur, les projets s’inscrivant aux abords même des frontières restent rares: ils sont davantage liés à l’intensité du peuplement. À l’inverse, dans le Jura, les projets locaux de proximité foisonnent. Dans les deux zones, c’est dans les villes qu’ils sont les plus nombreux et les plus coûteux.

Le développement de villes frontalières comme Wissembourg ou Lauterbourg a été longtemps entravé par la présence de la frontière: elles considèrent Interreg comme un moyen de se rattraper. Le montant des projets reste cependant très inférieur à ceux des deux métropoles que sont Strasbourg et Bâle, qui s’y sont pourtant prises tardivement, n’ayant rien demandé à Interreg I. Des villes éloignées de la frontière ont bénéficié des aides, au gré des occasions, de la présence de certains équipements (établissements de formation, centres de recherche ou de culture, etc.), ou de communauté d’activités (horlogerie pour le val de Morteau et Le Locle-La Chaux-de-Fonds). Beaucoup de projets de coopération universitaire, de recherche, de foires associent les trois principales agglomérations du Rhin supérieur, Bâle, Karlsruhe et Strasbourg, de même que Besançon, Belfort, Neuchâtel et Lausanne.

4. Projets Interreg I et II : typologie des projets

Une autre forme de coopération porte non sur des villes mais sur des aires. Dans le Rhin supérieur, 40 % des crédits obtenus en 10 ans ont été affectés à des projets couvrant l’ensemble du territoire, dans l’aire de la CTJ, 30 %. Ces projets portent sur des études thématiques (plurimodalité des transports, atlas climatologique, analyse de la qualité de l’eau et de l’air, échinococcose, etc.), des créations d’organismes chargés d’exercer une médiation (Infobest, Euro-info consommateurs, réseau de prestations pour les PME, etc.), la mise en place d’informations (tourisme, musées), et des échanges (scolaires, culturels, économiques, etc.).

Il en est de même pour des sous-ensembles. PAMINA (PAlatinat, MIttlerer Oberrhein, Nord-Alsace), qui dispose de statuts depuis 1989, fonctionne comme une entité autonome centrée sur Karlsruhe. Elle traite ses propres dossiers en relation avec les instances du Rhin supérieur. Paradoxalement, la Regio Basiliensis, qui a longtemps fait figure de pionnier en matière de coopération transfrontalière et dont la création date de 1963, a été peu présente dans Interreg.

Les différences principales entre Rhin supérieur et CTJ portent sur le montant global de financement, en raison des différences de peuplement. Dans le Rhin supérieur les projets couvrant des cadres territoriaux ou des agglomérations peuplées prédominent: dans le Jura, il s’agit de coopérations entre petites villes ou de projets clairement spatialisés. Enfin la ligne frontière semble, dans son ensemble, avoir une importance plus grande pour la CTJ que pour le Rhin supérieur, qui apparaît davantage comme une région-frontière, alors qu’en Jura les sujets restent plus ponctuels.

Conclusion

La coopération transfrontalière tente de tisser des liens, de recoudre au mieux ce que les frontières (et les constructions des territoires nationaux) ont mis du temps à séparer. L’émergence de territoires transfrontaliers est révélatrice des recompositions spatiales en cours, comme des rapports existant entre les pouvoirs. De nouvelles formes de coopération s’inventent, mais l’enchevêtrement des institutions pose trois questions fondamentales:

  • la recherche de l’intégration spatiale peut-elle se faire en l’absence d’une intégration territoriale, ou du moins d’une convergence dans le fonctionnement des maillages territoriaux?
  • l’invention de ces cadres territoriaux est-elle en mesure de préparer de nouvelles formes d’intégration, territoriale notamment?
  • la mise en place de cadres transfrontaliers se fixant chacun des objectifs spécifiques ne risque-t-elle pas d’accroître les disparités au sein des territoires nationaux?

Les schémas directeurs d’aménagement (ECORHS pour le Rhin Supérieur et Schéma CTJ 2005 pour le Jura) ouvrent des perspectives: mais les programmations des projets Interreg, qui résultent d’arbitrages des instances de l’UE au sein d’une multitude de demandes ponctuelles, ne s’en inspirent pas nécessairement. Ainsi se pose la question de la légitimité et de la finalité de ces réflexions prospectives et de leur appropriation par les échelons territoriaux en charge de l’aménagement du territoire…

Sources

ECORHS (1999). Lire et construire le Rhin supérieur. Atlas transfrontalier pour aménager un territoire commun. Strasbourg: Éd. La Nuée Bleue, 196 p.

Schéma CTJ (2005, 1999). Schéma d’aménagement transfrontalier. Besançon et La Chaux-de-Fonds: CTJ, 27 p.

Références bibliographiques

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