N°77 (1-2005)
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Jerba: les mutations récentes d’un système insulaire
UMR TELEMME, Maison Méditerranéenne des Sciences |
Site et situation
Située au sud-est de la Tunisie, l’île de Jerba se trouve à une heure et demie de route de Tripoli, la capitale libyenne et à sept heures de Tunis, la capitale tunisienne. Du fait du développement du trafic aérien et des vols de charters, Jerba n’est plus qu’à trois heures d’avion des pays européens émetteurs de touristes (1). L’île est très proche du continent par deux avancées de part et d’autre de Jorf et Ajim à l’ouest, Zarzis et El Kantara à l’est (figure 1). Ajim est séparée de Jorf par un détroit de 2 km, que traversent des navettes. Du côté de Zarzis, l’île est reliée au continent par un pont de 7,5 km. Par là, Jerba se considère de plus en plus comme une presqu’île plutôt que comme une île; mais les principaux flux de touristes y parviennent par avion. Le développement du tourisme international dans l’île depuis les années 1960 a secoué le système autochtone ancien qui reposait sur l’agriculture, le commerce, la pêche et l’artisanat. Ces nouvelles dynamiques ont engendré une modification dans l’organisation de l’espace insulaire. Jerba a une population de l’ordre de 132 000 habitants (2002) et qui se répartit sur 514 km2. Elle est divisée en trois délégations administratives, qui correspondent à trois villes d’origine et de fonction très différentes: Le climat est l’un des atouts de l’île et les touristes découvrent l’ensoleillement et la douceur de la température insulaire, clémente en hiver et moins élevée que dans le reste de la Tunisie en été. Grâce à ces atouts, Jerba s’est constituée une «forte personnalité» et une identité à la fois exotique et dépaysante, qui soutient sa renommée. Systémogénèse du tourisme à Jerba Sur un total de 150 km de côtes, Jerba dispose d’une vingtaine de kilomètres de plages sablonneuses, situées à l’extrémité nord-est de l’île, c’est-à-dire à l’opposé de son accès le plus ancien et le plus commode par Jorf-Ajim. Jusqu’au début des années 1950, ces plages n’étaient visitées que pendant de courtes périodes, correspondant à la visite que les Jerbiens rendaient aux marabouts; les insulaires ne pratiquaient pas d’activités balnéaires. Néanmoins, à la veille de l’indépendance de la Tunisie et grâce à l’action pionnière entamée par le Club Méditerranée, le tourisme est apparu dans l’île. L’installation du Club remonte à 1954, lorsque son fondateur Gilbert Trigano choisit d’acheter un terrain à Jerba: il considérait l’île comme son petit Tahiti, et il a procédé à la construction d’un village avec des cases en palmes ou des huttes pour l’été. Les constructions touristiques se sont rapidement succédé sur les plages. Le premier hôtel, Aljazira, fut construit en 1961 à une dizaine de kilomètres à l’est de Houmt-Souk. L’État, par des mesures d’encouragement et d’incitation, a vite passé le relais au secteur privé national puis international. Aujourd’hui, la zone touristique s’étend sur plus de 20 km entre Aghir au sud et Houmt-Souk vers le nord. La capacité hôtelière de l’île est passée de 8 300 lits en 1975 à 28 610 lits exploités et 39 000 lits disponibles en 2002. Le tourisme et la nouvelle organisation de l’espace insulaire Sept structures élémentaires (chorèmes) permettent d’identifier les principales formes qui organisent l’espace insulaire.
La figure de synthèse (fig. 3) donne ainsi à voir la nature différente des centres qui organisent l’espace à Jerba, la dissymétrie et la structure interne de l’île et de ses réseaux. La ville de Houmt- Souk, entre aéroport et hôtels, est le centre à la fois ancien et moderne de l’île, le plus étoffé, et a même des fonctions de commandement à l’échelle du gouvernorat, voire du Sud-Est de la Tunisie (le Commissariat au tourisme). Midoun a surtout des fonctions sectorielles liées au développement touristique. Ajim, elle, se maintient comme un lieu de transit à l’interface traditionnelle île-continent et reste dominée par les activités traditionnelles liées à la pêche. Au sud-est, on ne fait que passer, sans solution de continuité, sans rupture de charge: les deux El Kantara ne sont pas devenus des villes.
Le tourisme semble avoir anéanti l’espace central de l’île de Jerba, lieu d’activités anciennes, au profit des côtes de l’île, ou du moins d’une partie d’entre elles. Le centre de l’île est de plus en plus marginalisé économiquement et à l’écart des principales voies de communication. Il s’agit donc d’une littoralisation à l’échelle insulaire, qui s’emboîte dans une littoralisation qui se développe sur le littoral est du pays (2). Le phénomène n’est pas propre à Jerba, mais à bien des économies extraverties par la mondialisation des échanges, et particulièrement par le tourisme international. Et cependant cette partie centrale tend à être partiellement revalorisée par les Jerbiens eux-mêmes, qui y construisent des résidences principales de type pavillonnaire: on peut voir là une reconquête du centre ancien par un esprit innovant, qui met en oeuvre une architecture nouvelle en employant des modèles architecturaux importés. Références bibliographiques BRUNET Roger (1972). «Les nouveaux aspects de la recherche géographique: rupture ou raffinement de la tradition?». L’Espace géographique, n° 2, p. 73-77. BRUNET Roger (1980). «La composition des modèles dans l’analyse spatiale». L’Espace géographique, n° 4, p. 253-265. BRUNET Roger (1986). «Une épure de la Guadeloupe». Mappemonde, n° 4, p. 24-25. BRUNET Roger (1987). La Carte; mode d’emploi. Paris-Montpellier: Fayard-Reclus, 270 p. FERRAS Robert, CLARY Maryse et al. (1990). Modèles graphiques et représentations spatiales. Montpellier: Reclus, 217 p. KASSAH Abdelfettah (1998). «Les mouvements migratoires et leurs effets sur l’île de Jerba», in M. BERRIANE et H. POPP, Migrations internationales entre le Maghreb et l’Europe, les effets sur les pays de destination et d’origine. Actes du colloque maroco-allemand de München 1997. Passau: L.I.S. Verlag, Maghreb-Studien, 10. p. 181-186. KASSAH Abdelfettah (2002). «Expansion touristique et réorganisation territoriale dans l’île de Jerba». 3e colloque du Département de géographie de la faculté des Sciences Humaines et Sociales, Tunis (9-11 mars 2000). Tunis: Publication de l’École Normale supérieure, p. 269-289. MZABI Hassouna (1976). «L’emploi et les investissements touristiques à Djerba». Revue Tunisienne de Géographie, n° 2, p. 111-134. MZABI Hassouna (1978). La Croissance urbaine accélérée à Jerba et ses conséquences sur la vie de relations avec l’extérieur. Tunis: Publications de l’université de Tunis, 178 p. MZABI Hassouna (1993). La Tunisie du Sud-Est, géographie d’une région fragile, marginale et dépendante. Tunis: Publications de l’université de Tunis, 685 p. NEIFAR Bassem (2004). Littoralisation et aménagement de l’espace: les modèles sociospatiaux du Golfe de Gabès (Tunisie). Thèse de doctorat de l’université d’Aix-Marseille I, 328 p. OFFICE NATIONAL DU TOURISME (2001). Le Tourisme tunisien en chiffres 2001, 108 p. OFFICE NATIONAL DU TOURISME (2002). «Les statistiques du tourisme tunisien». Bulletin mensuel, 72 p. (en arabe). Notes 1. Cet article est tiré d’une thèse de doctorat intitulée Littoralisation et aménagement de l’espace: les modèles sociospatiaux du golfe de Gabès (Tunisie), soutenue le 7 mai 2004 à l’université d’Aix- Marseille I, sous la direction de M. Roland Courtot. 2. La littoralisation en Tunisie n'a pas produit d'arc littoral qui serait un sous-ensemble d'un arc méditerranéen. En effet, la littoralisation est un phénomène ponctuel qui caractérise pour l'instant les grandes villes de bord de mer et les centres touristiques. Ceci pourrait néanmoins changer d’ici une décennie ou deux: la construction en cours du grand aéroport d’Ennfida entre Sousse et Hammamet pourrait provoquer une urbanisation continue de Bizerte au nord à Monastir au sud. |