Sommaire du numéro
N°77 (1-2005)

Les rues de Paris vues par le Monopoly,
une proposition de révision

Marie-Françoise Fleury Hervé Théry

M-F. Fleury, Professeur au collège Marc Chagall, Gagny
H.Théry, CNRS, CDS/UnB Brasília

Résumés  
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Le modèle originel

1. Le plateau classique du Monopoly (les couleurs sont celles du jeu)

Le plateau parisien possède vingt-deux avenues, rues ou places, quatre gares, une compagnie des eaux et une compagnie de l’électricité, fortement concentrées, comme le montre la carte 1, sur la rive droite de la Seine; seules quatre rues et une gare sont situées sur la rive gauche. Ce choix a pu sembler judicieux puisque la rive droite symbolise le monde des affaires, du luxe et du commerce, alors que la rive gauche représente celui de la culture et des institutions: il est logique de retrouver une prédominance de la rive droite sur un jeu dont le but est de s’enrichir. Les arrondissements du Nord (comme le 18e et le 19e), de l’Est (comme le 20e), et du Sud de la capitale (comme le 13e et le 14e) sont totalement absents du plateau de jeu. Aucune rue n’a été choisie sur les îles Saint-Louis et de la Cité, centre historique de la capitale.

Aujourd’hui l’analyse du prix du mètre carré parisien révèle une autre opposition: la moitié occidentale a des prix bien plus élevés que la moitié orientale de la capitale. S’opposent — schématiquement — un Paris bourgeois et résidentiel et un Paris industrieux et plus populaire, même si aujourd’hui des quartiers entiers de l’Est parisien sont remodelés. Ce critère ne semble pas avoir été retenu sur le plateau de jeu parisien car il n’existe pas réellement une véritable répartition des rues retenues entre l’Ouest et l’Est, même si les «beaux quartiers» sont mieux traités que les quartiers ouvriers plus populaires.

Il semble donc que le choix des axes retenus soit plutôt lié à l’histoire et à la notoriété de certains quartiers, comme on peut le voir en parcourant le plateau, des rues les moins chères aux plus chères. La rue de Belleville est un bon exemple de l’opposition des deux systèmes de valeurs: c’est une des moins chères du Monopoly, et il s’agit bien en effet d’une rue de l’Est de la capitale, qui conserve la mémoire d’un passé ouvrier. Depuis le XIXe siècle, ce quartier accueille de multiples communautés immigrées et cosmopolites comme les juifs d’Europe de l’Est, les Arméniens, les Espagnols, les Grecs et les Maghrébins. C’est aujourd’hui au tour des Asiatiques, Chinois surtout, d’investir ce quartier.

À l’inverse, la rue Lecourbe dans le 15e arrondissement est actuellement située dans un quartier bien coté et ne trouve plus sa place dans les rues les moins chères du jeu. Il en va de même pour la rue de Vaugirard, parallèle presque parfaite à la rue Lecourbe (c’est en outre la plus longue rue de Paris). Le boulevard de la Villette a perdu son atmosphère populaire, avec ses bistrots et ses abattoirs, si bien définie par Boris Vian, pour acquérir ses lettres de noblesse avec la Cité des Sciences et de l’Industrie. Ce pôle culturel et éducatif, très visité, symbolise le renouveau de l’Est parisien, mais sa position sur le plateau de jeu semble logique, comme à l’époque de la création du jeu.

En revanche l’avenue de Neuilly n’a jamais été un quartier populaire, elle a toujours fait partie des quartiers chics. La rue de Paradis tient également une place toute particulière puisque c’est le haut lieu du cristal et de la faïence à Paris, Baccarat y ayant installé son musée des cristalleries.

En continuant notre chemin sur le plateau de jeu, nous abordons le boulevard Saint- Michel en plein Quartier Latin, marqué par les traditions religieuses et universitaires. Dans ce quartier historique et culturel par excellence, ce boulevard trouve bien sa place. Quant à la place Pigalle, en plein Montmartre, c’est le symbole — un peu vieilli — de la fête, de l’afflux de touristes qui s’encanaillent à deux pas du Moulin Rouge.

Le boulevard Malesherbes, percé de 1860 à 1866, qui fit disparaître le quartier de la Petite Pologne, tout en reliant la place Saint-Augustin à celle de la Madeleine est un bon représentant de la période haussmannienne, non loin d’ailleurs du boulevard commerçant qui porte le nom de celui qui fut préfet de la Seine de 1853 à 1870.

La place de la Bourse doit sa célébrité au Palais Brongniart, du nom de l’architecte qui entreprit, en 1808, la construction de ce palais (même s’il fut doté plus tardivement de deux ailes, entre 1902 et 1907). Depuis sa création, la Bourse de Paris reste le haut lieu de la finance en France et garde toujours une activité fièvreuse malgré le remplacement de la célèbre «corbeille» par une cotation purement informatique.

La rue du Faubourg Saint-Honoré a vu s’installer, dès 1890, un artisan sellier vendant des harnais, nommé Hermès. C’est aujourd’hui une des boutiques de luxe les plus célèbres dans le monde entier. Cette rue est aujourd’hui la vitrine du luxe et de la mode en France: quelques grands noms de la haute couture parisienne et étrangère y sont installés. Cette rue décidément propice au commerce a vu aussi l’installation de nombreux antiquaires et joailliers. C’est enfin la rue où est situé le palais de l’Élysée, devenu la résidence officielle des présidents de la République française depuis 1871. Cette rue devrait donc figurer aujourd’hui parmi les plus chères du plateau de jeu, par son poids commercial et politique.

Le boulevard des Capucines, à l’image des grands boulevards, s’éloigne un peu du quartier précédent mais a été un lieu en vogue dans Paris. Il représente la «vie parisienne» et le célèbre «esprit boulevardier». C’est le lieu des théâtres et des salles de spectacle, comme l’Olympia qui reste aujourd’hui encore un des plus hauts lieux du music-hall.

Viennent ensuite les Champs-Élysées, la grande voie triomphale parisienne, qui relie la place de la Concorde et son célèbre Obélisque à la place Charles de Gaulle et à son non moins célèbre Arc de Triomphe. C’est incontestablement un des axes majeurs de la capitale, mais de là à y voir «la plus belle avenue du monde»… Elle reste, de toute façon une des plus célèbres, mais curieusement, elle n’est pas la plus chère sur le plateau de jeu qui nous intéresse. Celle qui figure au sommet de la hiérarchie, la rue de la Paix, est peu connue de la majorité des Français: beaucoup la connaissent précisément grâce au Monopoly, mais savent-ils réellement pourquoi elle est censée faire partie des quartiers qui font rêver? Elle doit son rang aux joailliers qui y sont concentrés; ils y furent transplantés sous le second Empire, depuis le Palais-Royal, où ils étaient situés depuis l’Ancien Régime. Les rapides fortunes de cette époque et les excentricités de la Belle Époque favorisèrent l’essor de cette profession. Ce lieu symbolique de la joaillerie internationale fait toujours rêver les inconditionnels de l’or et des pierres précieuses; les plus grands comme Cartier, Chaumet, Boucheron, Van Cleef et Arpels sont présents sur cet axe mondial de la richesse et du luxe.

Propositions d’actualisation

2. Propositions de révision

De 1935 à 2005, Paris a connu une forte évolution de la plupart de ses quartiers, assisté à des bouleversements des prix du foncier; des modes ont fait de tel ou tel quartier des lieux privilégiés à fréquenter, et d’autres des zones à éviter. Qu’en est-il aujourd’hui et que proposer pour rester dans une image fidèle de ce jeu, allant des quartiers les plus pauvres aux plus riches ? Le principe retenu a été de prendre en compte prioritairement la réévaluation des valeurs foncières depuis 70 ans, qui a abouti à une modification importante des contrastes entre les différentes parties de la ville, tout en visant à une meilleure représentativité des différents quartiers, ce qui était complètement absent du jeu d’origine.

L’Est parisien est en pleine mutation, et l’on observe un début de rééquilibrage de la capitale, qui tend à diminuer les disparités existant entre l’Est et l’Ouest de Paris. Néanmoins, les premières rues et avenues devraient se situer dans le Nord et l’Est de la capitale. Il serait intéressant de retenir, par exemple, le boulevard Voltaire ou la rue du Faubourg Saint-Antoine, qui relie la place de la République à la place de la Nation. Le faubourg Saint-Antoine est un quartier aux fortes traditions artisanales, pendant longtemps, il fut au centre de l’activité industrielle et artisanale, mais aussi un quartier très populaire, très agité par de nombreuses révoltes à l’époque de la Révolution française. Aujourd’hui, devant l’évolution de l’industrialisation, ce faubourg a su s’adapter et si les ateliers artisanaux d’ébénisterie existent encore, les magasins de meubles les ont en grande partie remplacés sur cet axe de la capitale. Ce faubourg remplacerait avantageusement la rue Lecourbe, trop chère en fonction des prix de l’immobilier actuel. Au nord, pour les mêmes raisons que la rue Lecourbe, on pourrait retenir, à la place de la rue de Courcelles, le boulevard de la Chapelle, à proximité de la gare du Nord, et non loin de la gare de l’Est.

Pour les rues situées en position intermédiaire sur le plateau de jeu, il faudrait retenir, pour avoir une meilleure répartition des rues choisies, des axes situés dans les 17e, 12e ou 13e arrondissements. La rue de Bercy ou le quai de Bercy pourraient convenir dans le 12e, ce quartier est aujourd’hui le siège du ministère des Finances, proche de la Bibliothèque de France et du Palais omnisports (POPB) du même nom. À la fois haut lieu de l’argent, de la culture et du sport, ce choix illustrerait bien l’évolution récente de l’Est parisien, et pourrait remplacer la rue de Paradis sur le plateau de jeu.

L’avenue de Neuilly, trop chère et trop chic pour sa position sur le plateau, pourrait être remplacée par l’avenue du Général Leclerc, dans le 14e arrondissement, oublié sur le plateau initial (cela permettrait de surcroît de rendre hommage à un héros de la seconde guerre mondiale). L’avenue Mozart, dans le 16e arrondissement, également trop chic pour cette série de rues, pourrait disparaître au profit de l’avenue de Choisy, axe central du «Chinatown» parisien, logé dans les tours bâties lors de la rénovation du 13e arrondissement, qui lui aussi était oublié.

On pourrait imaginer d’évoquer Georges-Eugène Haussmann, qui a tant transformé Paris, sans altérer la progressivité des valeurs foncières, en faisant figurer dans la liste des voies retenues le boulevard qui porte son nom, dans le quartier de l’Opéra, à la place du boulevard Malesherbes. Aujourd’hui ce boulevard est celui des «grands magasins» de la rive droite à l’image du Printemps (n° 64) et des Galeries Lafayette (n° 40). Ces édifices de prestige sont un passage obligé pour des millions de touristes et d’acheteurs potentiels, on les visite aussi presque comme des monuments historiques.

Il paraît difficile de faire disparaître du plateau de jeu les Champs-Élysées et la rue de la Paix, mais on pourrait éventuellement faire figurer avec eux sur le plateau (en vert et à la place de l’avenue de Breteuil, de l’avenue Foch et du boulevard des Capucines) l’avenue Montaigne, l’avenue George V et la rue François Ier, les principaux axes du «Triangle d’or», hauts lieux des commerces de luxe et des boutiques des grands couturiers.

Cette modeste proposition n’a d’autre but que de faire du plateau de jeu du Monopoly une image plus fidèle du Paris d’aujourd’hui, nullement de changer l’esprit du jeu, bien que celui-ci soit foncièrement et éhontément capitaliste. Mais qui n’a jamais pris un plaisir sadique à ruiner un adversaire, que les dés ont amené sur «sa» rue de la Paix (dotée d’un hôtel), jette la première pierre…