Sommaire du numéro
N°77 (1-2005)

Structures et dynamiques spatiales des villes
portuaires: du local au mondial

César Ducruet

FRE I.D.E.E.S. 2795 CNRS-CIRTAI, Le Havre

Résumés  
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Longtemps ignorées par la géographie urbaine, les villes portuaires suscitent depuis une quinzaine d’années un intérêt sans précédent chez les géographes des villes et du transport, les urbanistes, les économistes et les historiens. Cela est justifié par la remise en question d’une conception ancienne de la ville portuaire comme objet homogène qui, bien qu’encore réel et identifiable, a subi de nombreuses crises d’identité. La nécessité de connaître les causes, les effets et les réponses aux mutations en cours, à travers un arsenal d’études de cas, semble avoir définitivement écarté l’idée d’une définition unique: la question n’est pas résolue et la ville portuaire continue d’intriguer les chercheurs de toutes disciplines. D’abord, parce que les mécanismes de son développement sont très complexes: ils réunissent de façon directe et quasi indissociable ce qui a trait au transport maritime, au transport terrestre et au système de peuplement. Le port est le point de réunion de ces logiques qui, localement, posent de plus en plus de problèmes aux aménageurs, puisque l’idéal de fluidité recherché par les opérateurs rencontre l’obstacle de la société locale. Ensuite, en raison d’un paradoxe inhérent à l’objet d’étude: les villes littorales sont à la fois contraintes spatiales et marchés économiques, points de passage et parfois noeuds de commandement, donc elles freinent et suscitent à la fois les flux de marchandises. Les villes portuaires se situent ainsi dans une double logique d’attraction et de répulsion des flux physiques, dualité qui fonde en grande partie le foisonnement des travaux sur l’interface ville-port et les options de redéveloppement des espaces en crise.

Ce travail propose de faire le point sur les récurrences que l’on peut discerner dans la formation de ces noeuds, à différents niveaux géographiques (local, régional-national et international). La grille qui en résulte porte en filigrane l’idée selon laquelle la dissociation physique entre villes et ports n’élimine pas leur association fonctionnelle. Les deux dynamiques jouent simultanément à plusieurs niveaux, le dosage respectif variant selon les héritages, les configurations, les politiques qui font la particularité des lieux. On se référera aux coordonnées du damier au fil du commentaire de celui-ci.

Dissociation spatiale

1. Grille d’analyse

La constellation des ports et l’archipel des villes n’ont pas, au niveau mondial, les mêmes formes ni les mêmes règles dans leurs dispositions respectives, même si la plupart des grandes villes mondiales sont, ou ont été, des ports (A1-C1, A1-E1). De ce fait, la ville portuaire peut se trouver en situation centrale au sein du réseau urbain régional ou national, comme dans de nombreux pays des «Suds» (Buenos Aires, Dakar, Manille), ou en situation périphérique dans les pays au système urbain centralisé (Le Havre, Southampton). Pourtant elle a tendance à briser la régularité du réseau urbain non seulement par sa localisation littorale (centre excentré), mais par une taille démographique exceptionnelle par rapport à la détermination des poids et des distances (A2-E1). Cela peut faire naître des «rivalités» tenaces comme celles entre Le Havre et Rouen, Rotterdam et Amsterdam, Gênes et Milan: entre noeuds et places centrales.

La situation littorale a pour effet d’amputer la ville maritime d’une partie de l’espace qu’elle occuperait théoriquement (A3-E1). En fonction du type de situation (A2-C1) et de site (A3-C1), cette amputation a des effets directs mais très variables sur la forme du treillage urbain (A3-E2), sur la façon dont les espaces et les réseaux s’imbriquent: la station de fret conteneurisé (SFC) est devenue un complément nécessaire aux fonctions portuaires traditionnelles. L’imbrication produit de nouveaux territoires, comme l’interface ville-port, définie par la transition et le désordre (A3-D), ou la zone industrialo-portuaire (ZIP) dénommée par le terme «combinat» au Japon. Le manque d’espace, couplé à l’évolution du transport maritime (ex. conteneurisation), pousse le port à migrer depuis son ancrage urbain originel (B3-E2). C’est un phénomène observé d’abord en Occident (le modèle Anyport décrit le glissement des installations modernes vers l’aval depuis le coeur de la ville de fond d’estuaire), et dont on trouve l’écho en Asie par exemple, les installations portuaires anciennes n’étant plus adaptées à la réception des gros navires dans des métropoles coloniales comme Calcutta et Jakarta (B3-C1), incitant à la poldérisation massive de terre-pleins parfois gigantesques (Osaka-Kobé, Shanghai, Singapour). Ainsi, à l’interface de la ville et du port, apparaissent depuis un certain temps déjà des espaces délaissés, des friches, qui suscitent de juteuses opérations de re-développement au profit de promoteurs sachant manier avec brio l’imaginaire marin (B3-C2). C’est la «rente» foncière qui fait du front de mer de la ville (waterfront) un espace, plus qu’un territoire, attractif (B3-E1).»

Le site urbain, considéré du point de vue de l’autorité portuaire, est un obstacle à l’expansion car il est synonyme de congestion. Le port, qui s’inscrit non plus seulement dans une logique de desserte terrestre (B2-C1), mais aussi dans une logique concurrentielle (B1-E2) au sein d’une façade maritime (A1-C2), doit réaliser un certain degré de productivité par la combinaison harmonieuse de ses fonctions (manutention, stockage, entreposage, pré- et post-acheminements) pour rester dans la course (A3-C2). Il doit passer du rôle de centre du triptyque portuaire (A1-D) — qui implique un pouvoir de captation et d’organisation des flux entre un avant-pays marin (marchés atteints via les ports connectés) et un arrière-pays terrestre (aire de clientèle couvrant l’ensemble des origines et destinations des marchandises) — à celui de simple maillon d’une chaîne logistique porte-à-porte très mouvante et «déroutante» (B1-D). Au sein d’une telle chaîne, les ponts terrestres ne sont plus seulement des connexions de longue distance servant de relais aux routes maritimes (ex. la route de la Soie), mais des corridors de transport aux flux massifiés se greffant sur les noeuds les mieux connectés (A1-E2).

Si l’aptitude des noeuds à intégrer plusieurs modes de transport (A2-D) n’est pas suffisante, les opérateurs du transport international s’entendent avec les planificateurs pour mettre en place un nouveau réseau de noeuds performants, accentuant la dissociation entre système de transport et système de peuplement. Les hubs de transbordement, qui reçoivent les navires-mères afin d’alimenter les noeuds «secondaires» ou «feeder» (B1-C1) et les ports secs, qui reproduisent à l’intérieur des terres certaines fonctions portuaires (B2-C1), ne sont plus seulement des options temporaires pour désengorger les grosses artères maritimes et terrestres: ils sont devenus les nouveaux coeurs de la recomposition des flux, hors des villes littorales, et parfois en faveur d’une métropolisation accrue des villes intérieures (B2-D), qui orchestrent indirectement le contournement des noeuds désuets (B2-E2). L’émergence de Gwangyang en Corée du Sud peut se justifier par les besoins croissants de Séoul, mais surtout par le fait qu’à Busan, quatrième port à conteneurs mondial, la croissance rapide du noeud sur un site montagneux de quatre millions d’habitants devient ingérable. Or les villes littorales ont gardé leurs fonctions économiques, qui continuent de les différencier des autres villes, et de les lier aux synapses portuaires malgré la distance physique.

Association fonctionnelle

L’association spatiale est à l’origine synonyme d’association fonctionnelle. Or la diversité des situations existe depuis toujours, du simple terminal isolé jusqu’à la ville-port où la «fécondation réciproque» entre l’activité de la ville et celle du port est totale. Il y a toujours, quelle que soit la distance qui sépare la ville du port, un certain degré d’interdépendance économique.

L’idée du gradient aboutit d’abord à une typologie fonctionnelle, par combinaison des fonctions urbaines (blanc) et des fonctions portuaires (noir). La diagonale marque une combinaison hiérarchique, du village côtier à la métropole portuaire (A2-C2). Des deux côtés de celle-ci, le profil se rapproche soit de l’attractivité urbaine, soit de l’accessibilité nautique comme qualité principale. On peut définir ces deux extrêmes par d’un côté la «ville globale», coeur décisionnel du système-monde (bas gauche) et par le «pur hub», outil et relais efficace de la connexion entre les pôles de ce système (haut droit). Le renouvellement de la nodalité portuaire est une condition essentielle de la marche du système-monde, sur laquelle misent les acteurs maritimes en faisant pression pour bénéficier de synapses adaptées à leurs exigences.

Le modèle temporel de l’évolution fonctionnelle des villes-ports est habituellement décliné en cinq phases, dont le principe est la diversification qui, en quelque sorte, va aussi vers une dissociation (B2-E1). L’ancrage originel est la phase où les logiques sont indissociables; l’activité du port est à la mesure de la société locale ou régionale et réciproquement, les fonctions commerciales de la ville suivent l’activité maritime locale. La période de maturation qui s’ensuit suppose que la ville comble progressivement ses lacunes par rapport aux villes continentales (lieux «réellement» centraux, carrefours: A2-E2), à mesure que progresse le commerce. Ceci jusqu’à une phase où l’économie locale peut s’émanciper de l’activité portuaire, puisque sa composition fonctionnelle devient de plus en plus semblable aux autres villes. La banalisation des activités urbaines rend les fonctions portuaires secondaires par rapport aux fonctions administratives, industrielles, commerciales, financières, etc. La ville littorale devient autonome au regard de l’activité qui l’a vue naître, même si elle peut conserver une activité portuaire résiduelle. Malgré la chute des emplois directs induits par le port, l’interaction continue en termes de valeur ajoutée, de tertiaire maritime (ex. assurances, courtage) et d’externalités (B3-D).

Pour une ville portuaire de taille moyenne, la situation au sein du réseau urbain intervient fortement pour expliquer sa composition fonctionnelle (ex. surreprésentation de la fonction de transport), ce qui a pour effet de ralentir ou de faire échouer le modèle linéaire de diversification. Une telle ville court le risque de n’être qu’un point de transit au service des villes de l’intérieur qui, par effet de masse, concentrent les services de haut niveau ainsi que les populations: c’est la métropolisation. Pour simplifier, les villes littorales seraient assignées à traiter des flux matériels tandis que les villes continentales jouiraient d’une insertion dans les réseaux immatériels (B1-E1). Pourtant, les villes portuaires sont les seules à profiter d’un avant-pays marin, mais les autres villes se rattrapent en s’ancrant aux avant-pays aériens. Par exemple, le rapatriement des cols blancs de la société Hapag- Lloyd à Paris n’annule pas la capacité du Havre à accueillir le siège social de la société Delmas: il n’y a pas de trajectoire unique dans le renforcement ou le recul de la centralité urbaine liée au transit. En Australie et au Canada, il a été démontré que les activités maritimes suivaient davantage la hiérarchie urbaine que celle de l’activité portuaire: les grandes métropoles accueillent les conférences qui fixent les tarifs et les parcours (artères, pendules, boucles) que doivent suivrent les navires (B1-C2); les villes intermédiaires contrôlent le transit terre-mer et les villes portuaires proprement dites s’occupent des tâches quotidiennes de chargement-déchargement.

Les villes portuaires connaissent donc la difficulté qu’il y a à concilier une stratégie mondiale d’élection des noeuds fluides pour la desserte des continents, une stratégie régionale de localisation de la décision dans les plus grandes villes, et une stratégie locale de réappropriation des friches. Il est rare que la déconnexion entre ville et port soit totale aux trois niveaux en même temps; de la capacité de passer d’un niveau à un autre dépend la continuité d’une cohésion économique, sociale et culturelle.

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