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Élections présidentielles aux États-Unis:
«The Great Divide», mythe ou réalité spatiale?
Les élections présidentielles de 2000 avaient révélé la complexité et les dysfonctionnements du système électoral américain. G.W. Bush, devancé par quelques milliers de voix dans le vote populaire, avait cependant remporté la victoire après d’interminables recomptes en Floride. Cette dernière tombant finalement dans son escarcelle, il avait obtenu la majorité du vote des grands électeurs. Avec la victoire de G.W. Bush, les États-Unis se sont alors engagés dans une nouvelle période de grande division («The Great Divide»), en dépit de l’union sacrée qu’a d’abord promue le 11 septembre. Cette grande division a hanté les débats publics lors des dernières élections de 2004, au point que la nouvelle victoire de G.W. Bush est allée jusqu’à susciter des sentiments sécessionnistes, certains vaincus tenant à se dissocier dans les discours oraux et graphiques mais cependant pas dans les faits des vainqueurs. De manière humoristique, une nouvelle géographie américaine était proposée au lendemain des élections (Carte 1). Dans cette cartographie imaginaire, les États-Unis d’Amérique disparaissent. Le pays est coupé en deux. D’un côté, les États ayant majoritairement voté pour G.W. Bush sont regroupés au sein d’un nouveau pays au nom évocateur et provocateur: le Jesuland. De l’autre côté, les États ayant majoritairement voté pour J. Kerry font sécession et rejoignent leur voisin du nord pour former les nouveaux États-Unis du Canada (1). Tout comme les classiques cartes bleues et rouges qui montrent la répartition des États démocrates et républicains (Carte 2), cette carte humoristique soulève deux questions. La victoire de G.W. Bush a-t-elle été aussi massive que le suggère l’étendue du Jesusland ? Et la grande division qui affecte les États-Unis épouse-t-elle vraiment les frontières des États fédérés ? 1. La victoire de G.W. Bush a-t-elle été écrasante ?
Dans les cartes électorales classiques, la couleur rend compte de manière simplifiée des résultats du vote populaire (un équivalent du suffrage universel) dans chacun des États: ceux dont les électeurs ont majoritairement voté pour le candidat républicain sont représentés en rouge; ceux dans lesquels le candidat démocrate l’a emporté sont en bleu. De ce point de vue, la victoire républicaine est massive: G.W. Bush a été majoritaire dans 31 des 50 États. Mais, par ailleurs, les États n’ont pas tous le même poids démographique: beaucoup d’États rouges ont en réalité des petits effectifs de population, tandis que les États bleus sont au contraire très densément peuplés. Or la population compte en matière d’élections ! Trois chercheurs de l’Université du Michigan, Michael Gastner, Cosma Shalizi et Mark Newman ont proposé aux lendemains des élections une lecture alternative des résultats électoraux. Leur intention était précisément de donner du poids à la dimension démographique. Leurs cartes, en libre accès sur internet et reproduites ci-dessous (2), ont été largement diffusés aux États-Unis. Leurs résultats sont le produit de l’application de leur propre logiciel destiné à créer des anamorphoses (cartograms en anglais) (3). Les analyses qui suivent sont largement inspirées de leurs travaux.
L’anamorphose qui redimensionne les États en fonction de leur population nuance singulièrement la victoire républicaine (Carte 3): le pays semble avoir voté à parts presqu’égales pour G.W. Bush et pour J. Kerry. De fait, le vote populaire a donné «seulement» 51% au candidat républicain, contre 48% au candidat démocrate. La victoire de G.W. Bush est claire et il a progressé par rapport à 2000 (il avait alors obtenu 48% des suffrages, autant qu’Al Gore, son concurrent démocrate d’alors). Le score de 2004 est cependant loin d’être écrasant, et il reste bien en deçà de la glorieuse réélection de R. Reagan en 1984 (il avait été majoritaire dans 49 États et avait obtenu 59% du vote populaire) (4). Cela dit, le président américain n’est pas élu au suffrage universel, mais par un collège électoral composé d’autant de grands électeurs qu’il y a de membres au Congrès (Sénat et Chambre des représentants). À la chambre haute, chaque État est invariablement représenté par deux sénateurs. À la chambre basse, le nombre de représentants de chaque État varie en fonction de son poids démographique. La population des États peu peuplés est donc proportionnellement mieux représentée au collège électoral. Le Wyoming, qui comptait seulement un demi million d’habitants en 2004, était représenté par 3 grands électeurs lors des dernières élections. Dans cet État, un grand électeur représentait 168 000 individus. En Californie, le poids d’un grand électeur était quatre fois moindre: un grand électeur représentait 654 000 individus en 2004 (55 grands électeurs pour 36 millions d’habitants) (5). Autrement dit, pour l’élection présidentielle, la constitution américaine donne des voix aux territoires politiques, les États, et pas seulement aux individus. C’est ce qu’illustre la deuxième anamorphose (Carte 4) dont les déformations sont proportionnelles au nombre de grands électeurs et non plus aux effectifs de population. Les nuances visuelles sont subtiles entre les deux anamorphoses, mais on peut voir que les États peu peuplés sont «regonflés»: ce sont principalement les États conservateurs du Midwest (le Wyoming, par exemple, double sa surface). Il n’en reste pas moins que la victoire républicaine semble bien moins écrasante sur les anamorphoses que sur les cartes classiques. 2. Où passe la ligne de la grande division ?Le brutal contraste entre États bleus et rouges sur les cartes électorales laissent penser que les suffrages sont, de part et d’autre, unanimes et qu’il y a des États totalement démocrates et d’autres totalement républicains. Ce n’est pas tout à fait faux. Car le suffrage des grands électeurs n’est pas libre: dans chaque État, la règle du «Winner-Take-All» impose que tous les grands électeurs votent pour le gagnant de l’État. Pour reprendre les exemples précédents, les 3 grands électeurs du Wyoming ont tous voté G.W. Bush en 2004, tandis que les 55 grands électeurs californiens ont tous voté J. Kerry (6). Au total, G.W. Bush a été élu par 286 grands électeurs contre 252 acquis a John Kerry.
L’imagerie électorale qui rend bien compte de la règle du «Winner-Take-All» fait en même temps ressortir une ligne de division entre des États très dissemblables. Les États rouges forment un ensemble géographique continu (le Jesusland de la carte 1) dont l’économie est largement basée sur des activités extractives ou agricoles et dont la vie sociale est très influencée par des organisations religieuses souvent radicales. A l’opposé, les États bleus fondent leur économie sur les services et les industries de biens durables et partagent une histoire sociale plutôt progressiste. Pour finir, alors que les États rouges sont largement ruraux (non-metropolitan), les États bleus abritent une population essentiellement urbaine (7). En fait, cette dernière opposition, entre États métropolitains et non-métropolitains, s’avère déterminante dans les comportements électoraux. La prise en compte de cette caractéristique invite à changer d’échelle pour chercher la ligne de grande division qui traverse les États-Unis. La carte électorale établie à l’échelle des comtés, tout en donnant de nouveau la fausse impression d’une victoire écrasante de Bush, fait apparaître la plupart des plages bleues à l’emplacement des zones urbaines (Carte 5). L’anamorphose suivante, dont les déformations sont proportionnelles aux effectifs de population, étend les surfaces très peuplées des zones urbaines et donne par là-même une plus juste vision de la performance électorale démocrate (Carte 6). Au fond, plutôt qu’une nation coupée en deux parties et essentiellement dominée par les républicains, les États-Unis apparaissent sous la forme d’une mosaïque qui juxtapose zones démocrates et républicaines sans réelle continuité spatiale. En tout état de cause, on ne retrouve plus l’homogénéité que suggère la carte du Jesusland.
La grande division s’efface d’autant plus lorsque l’on s’intéresse aux nuances du vote populaire. À l’échelle des comtés, comme à l’échelle des États, la victoire d’un candidat sur l’autre est parfois courte. C’est ce qu’a voulu illustrer Robert Vanderbei, de l’Université de Princeton. Dès les élections de 2000, il a produit des cartes électorales qui, plutôt que de reproduire la classique opposition bleu/rouge, ont utilisé un gradient de couleur allant du bleu roi (100% démocrate) au rouge vif (100% républicain) pour représenter les pourcentages d’électeurs acquis à l’un ou l’autre camp (Carte 7). C’est ainsi l’image d’une «Amérique pourpre» (8) qui apparaît, d’une Amérique dans laquelle il y a somme toute une réelle diversité politique sur presque l’ensemble du territoire. Presque l’ensemble seulement, parce que certaines zones paraissent radicalement ancrées d’un côté ou de l’autre de l’échiquier politique. Le rouge républicain, en particulier, semble dominer quasi exclusivement dans bons nombre de comtés du centre-ouest du pays. Mais, là encore, les surfaces sont trompeuses. Ces comtés, souvent vastes, qui gardent leur couleur vive sont en réalité peu peuplés et ils s’écrasent littéralement dans l’anamorphose suivante (Carte 8). Réciproquement, les petites surfaces très peuplées que constituent les comtés des aires métropolitaines, majoritairement démocrates, s’étirent sur la carte pour donner plus de poids visuel au bleu profond et au violet foncé. Au total, les États-Unis apparaissent comme un pays au maillage politique complexe dans lequel la compétition politique se joue au niveau local et pas seulement à l’échelle des États. Finalement, on l’aura compris: la victoire de G.W. Bush n’a pas été écrasante en 2004 et la ligne de la grande division politique des États-Unis ne suit pas les frontières des États fédérés mais des lignes de partage beaucoup plus subtiles qui traversent les communautés locales et, probablement aussi, les familles elles-mêmes. En outre, il faut garder à l’esprit que la partition que donne à voir la carte du Jesusland est temporaire. La grande division ne suit pas une géographie électorale immuable: même si certains États sont ancrés d’un côté ou de l’autre, beaucoup d’États balancent entre les deux camps (9). Ces «États-balance», tels la Floride, l’Ohio ou la Pennsylvanie en 2004, jouent d’ailleurs un rôle clef à chaque élection: ils font l’objet du plus grand soin des candidats et de leurs équipes de campagne. La partition observée en 2004 est d’autant moins immuable que certaines règles électorales pourraient bien changer. S’il est impensable de modifier le suffrage indirect parce qu’il est inscrit dans la constitution des États-Unis (règle selon laquelle le nombre de grands électeurs de chaque État est égal au nombre d’élus au Congrès), en revanche la nature du vote des grands électeurs, lui, est modifiable. Ainsi, la règle du «Winner-take-all» pourrait bien être abrogée: certains États se déclarent déjà favorables à une règle proportionnelle selon laquelle le vote des grands électeurs se diviserait au pro rata du vote populaire. La géographie électorale s’en trouverait singulièrement modifiée. (1) Nombre de Canadiens ont d’ailleurs vu dans ce changement de dénomination de leur pays la marque d’un indéfectible impérialisme américain. (2) Leur travail est protégé par une Creative Commons License. (3) Ce logiciel est gratuitement téléchargeable (4) Voir le site du New York Times qui propose les résultats cartographiés de toutes les élections présidentielles depuis 1960: (5) Estimations calculées d’après les données de : Sperling J., Helburn S. et al., 2004, The Great Divide: Retro versus Metro America, PoliPoint Press, 272 p. + CD-Rom (6) C’est une règle qui dépersonnalise les grands électeurs. Les Américains, même les plus instruits, ne savent d’ailleurs pas bien qui ils sont et comment ils sont choisis. Puisque leur vote est commandé, leur identité ne compte pas. En fait, ils ne sont rien d’autre que des points électoraux. (7) L’opposition ainsi décrite peut sembler caricaturale. Pour plus de détails sur ces différences entre États rouges et bleus, voir par exemple : SperlingJ., Helburn S. et al., 2004, The Great Divide: Retro versus Metro America, PoliPoint Press, 272 p. Cet ouvragre, quoiqu’ouvertement partisan, retrace de manière très argumentée les lignes de forces qui divisent les États-Unis. (8) «Purple America» selon les termes de Robert Vanderbei. Voir les autres cartes qu’il a produites sur les élections américaines. Voir aussi : Philip A. Klinkner (2004) «Red and Blue Scare: The Continuing Diversity of the American Electoral Landscape», The Forum: Vol. 2: No. 2, Article 2. (9) Les cartes du New York Times montrent bien ces effets de balance d’une élection à l’autre. Il faut noter d’ailleurs qu’il y a plus de variabilité dans le vote des États réputés démocrates que dans celui des États réputés républicains. Cela tient à l’histoire du parti démocrate: à l’origine, sa base électorale était constituée des populations blanches et modestes des États du Sud. Le soutien quasi indéfectible de cette population s’est effrité lorsque le parti démocrate a commencé à soutenir le mouvement des droits civiques dans les années 1960 lorsque Kennedy était président. Depuis, l’origine des candidats semble faire la différence pour ces États du Sud: aucun candidat démocrate, issu d’un État du nord, n’a été élu président des États-Unis. Cris Beauchemin |