N° 79 (3-2005)
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Réseau et quotidienneté accessibilité d’un établissement scolaire,
des élèves analysent et proposent
UMR ESPACE, CNRS-Université de Provence |
La mobilité est aujourd’hui un élément déterminant de la vie quotidienne. Or se déplacer n’est jamais anodin. Pour un jeune notamment, les trajets effectués entre le domicile et le lieu d’étude représentent une partie non négligeable de la journée. Les solutions alternatives oscillent entre deux extrêmes utopiques: tous les élèves pourraient résider dans l’établissement (principe de l’internat), ce qui annulerait les flux quotidiens; à l’inverse, chaque élève pourrait bénéficier d’un précepteur à domicile, ce qui inverserait et diluerait les flux dans une aire très vaste. Cet article essaie de poser la question de l’accessibilité à un établissement scolaire dans un cadre concret. Ce projet a pris corps après un mouvement de grève spontané survenu dans un lycée de l’agglomération d’Annecy (Haute-Savoie) en 2004. La rumeur d’une modification des horaires de fonctionnement du lycée Louis-Lachenal s’était répandue parmi les élèves et ceux-ci craignaient d’avoir à passer davantage de temps dans un établissement jugé très enclavé. C’est donc à la suite de ce mouvement que le professeur de géographie, en concertation avec le proviseur de l’établissement, a lancé avec une classe de première scientifique (dans le cadre des enseignements de géographie et d’ECJS - Éducation civique, juridique et sociale) un travail de réflexion sur l’accessibilité quotidienne du lycée. On a travaillé sur l’offre de transport (mode de transport, fréquence) et son organisation tout au long de l’année scolaire 2004-2005. Le professeur de géographie s’est trouvé en position intermédiaire entre un savoir scientifique constitué et des jeunes en formation. La géographie, science sociale, permet aux élèves de mieux comprendre les phénomènes spatiaux liés à la mobilité quotidienne et leurs implications dans les décisions d’aménagement du territoire. On peut par là intégrer une dimension citoyenne dans l’enseignement de la géographie et faire en sorte que les élèves deviennent acteurs de leur territoire. Didactique de la géographie et aménagement du territoire Les recherches en didactique de la géographie posent la question des relations existant entre un savoir (ici le territoire et son aménagement), sa transmission (variable selon le public visé) et ses finalités. Les auteurs s’accordent sur le fait que la réflexion scientifique reste la clé de voûte de l’ensemble: la «nouvelle géographie», issue de la crise traversée par la discipline à partir des années 1970, a permis de redéfinir les enjeux liés à la discipline. Le premier porte sur la complexité: l’espace géographique est un système complexe dans lequel les interactions entre niveaux et les interrelations entre de nombreux éléments sont fortes. Le second permet de démarquer la géographie d’autres sciences en posant la nécessité d’une réflexion spatiale. Le troisième pose le volet social: la géographie est en prise directe avec la société et chaque individu, quelle que soit sa position, est porteur de représentations spatiales («création sociale ou individuelle de schémas pertinents du réel», Bailly, 1995) qu’il est nécessaire de prendre en compte. Le territoire en géographie La géographie pose la question de la relation entre l’homme et l’espace dans lequel il vit: par sa présence, ses actes, il modifie son environnement et crée de l’organisation. Cette approche permet de faire le lien entre le territoire (espace approprié par les individus), les acteurs et leurs influences réciproques.
Le territoire, système organisé complexe, est appréhendé selon deux axes. Le premier correspond aux différents niveaux d’organisation. La démarche géographique en retient trois (micro, méso et macro), permettant de faire le lien entre niveau d’organisation et espace géographique. Le second a trait aux composantes fondamentales du territoire, situées sur des plans différents (physique, organisationnel, holistique). Nous reprenons ici des travaux déjà connus sur ce sujet (Le Berre, 1992). Le plan physique regroupe les éléments visibles du territoire, ayant une existence concrète, et perceptibles directement par les sens. C’est ici que se placent toutes les déformations de la surface de la terre dues aussi bien aux actions humaines (les équipements) qu’aux éléments naturels. Dans le cadre de notre étude, le niveau micro correspond au lieu d’habitation des élèves et son espace proche avec les dessertes routières et les arrêts de transports en commun; au niveau méso, ce sont les espaces de pratiques quotidiennes de chaque individu. Le niveau macro (l’aire urbaine annécienne) (fig. 1) regroupe les éléments emblématiques de cet espace (le lac et les montagnes), ainsi que les équipements donnant du sens à ce territoire (espaces habités, réseaux de communication, établissements scolaires impliqués dans les transports scolaires). Le plan organisationnel regroupe les acteurs et leurs comportements que l’on peut classer en quatre grandes catégories (R. Brunet): les collectivités territoriales maillant le territoire du niveau local au niveau européen, les entreprises, les individus, les groupes. La première catégorie, par sa capacité à gérer un territoire délimité, sur lequel elle possède des prérogatives, constitue un acteur important. Les trois autres ne possèdent pas de territoire a priori, mais elles le créent par leurs pratiques, ce qui peut entraîner des phénomènes de dilatation (élève poursuivant des études dans une autre ville) ou de contraction (la perte d’un emploi pour un individu). Ce plan prend aussi en compte les logiques propres à chaque personne, complexes, chacun appartenant simultanément à plusieurs catégories: individu habitant un territoire, électeur pour plusieurs collectivités territoriales, élu à un échelon particulier, employé dans une entreprise et membre d’associations diverses. Chacun de ces acteurs développe ainsi sa propre représentation du territoire, ce qui sous-entend aussi bien la prise en compte d’éléments objectifs (puisés dans le plan physique) que d’aspects organisationnels et/ou subjectifs (liés au plan holistique). En ce qui concerne les transports scolaires et leur organisation, différents acteurs sont impliqués (fig. 2): le Conseil général qui est l’autorité administrative organisatrice des réseaux sur sa maille territoriale, compétence partagée avec la Communauté de l’agglomération annécienne (C2A) dans le Périmètre de transports urbains (PTU); les communes (ou les communautés de communes lorsqu’elles existent) qui ont en charge la gestion des élèves (recensement, suivi administratif); les élèves qui sont utilisateurs des transports; les établissements scolaires de l’aire urbaine qui sont desservis par le réseau de transport collectif, pour lesquels les horaires de début et de fin des cours doivent être coordonnés; les entreprises de transports, qui sont chargées d’assurer le déplacement physique des élèves jusqu’à leur établissement scolaire. On pose, dans une démarche holistique, le territoire comme un tout, complexe, indivisible et qui donne son identité au système. C’est ici que les valeurs de la société apparaissent, en relation avec des acquis culturels propres (notamment des théories et modèles pour penser le territoire), et chaque individu, membre de cette société, y projette ses valeurs, a priori en cohérence avec celles de la société. Les géographes se sont saisis précocement de la question à travers la notion «d’habitabilité» de la terre. Deux grands axes de réflexion ont émergé en relation soit avec la thématique «terre» (sensibilité écologique), soit avec celle de la «société» (représentations spatiales des hommes et les rapports qu’ils entretiennent entre eux, Robic, Mathieu, 2001). Ces valeurs se retrouvent aujourd’hui dans l’expression «développement durable», mais le flou sémantique reste très grand. Une acception large, communément admise, intègre les trois points suivants: la «durabilité écologique», la «viabilité économique», «l’équité sociale», le tout relié au temps et fondé sur des perspectives d’avenir positif. Dans le domaine des transports scolaires, ces trois points sont très présents, à travers la recherche de coûts moindres, aussi bien écologiques que financiers pour chacun des acteurs, et la garantie d’une équité socio-spatiale entre élèves. La loi française impose la scolarisation des jeunes jusqu’à 16 ans, ainsi que la gratuité. Afin de permettre son application, un service de transports scolaires doit être mis en place par la collectivité (le Conseil général) pour tous les élèves résidant à plus de trois kilomètres de leur établissement de rattachement. Pour chaque acteur, les possibilités de mobilité sont diverses (liées aux équipements disponibles) et variables selon les critères mis en avant. Les choix peuvent inclure non seulement des critères de durabilité, mais aussi une volonté de minimiser les temps de transport, de composer avec d’autres activités quotidiennes ou d’autres personnes… Aménager le territoire Dans ce contexte, aménager le territoire consiste à agir sur les trois plans et entraîne un double questionnement: le premier a trait aux finalités de ces actions, le second aux acteurs et à leurs relations. Pourquoi aménager le territoire? La réponse à cette question tient dans une double logique: améliorer la performance globale, assurer plus d’équité par l’intermédiaire d’un ensemble de mesures spatialement différenciées (R. Brunet). Ces deux volets, souvent en contradiction, sont aujourd’hui englobés dans l’expression «développement durable». Pour le géographe, le temps est un facteur à prendre en compte, les trois plans du territoire et leurs constituants n’étant pas affectés par les mêmes processus, sur des durées identiques: le temps des équipements n’est pas le même que celui des organisations sociales ou des valeurs qui les sous-tendent. L’évolution de l’ensemble est ainsi sujet à des distorsions, certains éléments étant jugés obsolètes (le rail par rapport à la route), certains acteurs étant peu ou pas consultés. Pour qu’un aménagement soit pertinent, dans le sens où sa durabilité sera grande, il doit être accepté par l’ensemble des acteurs (à tous les niveaux), notamment les usagers de l’espace à aménager. Pour réaliser cet objectif, il est nécessaire que tous soient impliqués dès les premières étapes. L’évolution du cadre législatif va dans ce sens et il est demandé aux aménageurs une communication de plus en plus large sur leurs projets. Depuis la loi du 10 juillet 1976 (obligation d’une étude d’impact) jusqu’à celle du 27 février 2002, relative à la démocratie de proximité, ou aux lois «Solidarité et Renouvellement Urbains» (SRU, 13 décembre 2000) et «Urbanisme et Habitat» (UH, 2 juillet 2003), l’implication des acteurs-usagers est notablement renforcée (1). Pour autant, la prise de décision n’est pas du ressort de l’ensemble des acteurs, et reste entre les mains d’un pouvoir élu (principe de démocratie). Dans ce cadre démocratique (qu’il soit dit de proximité ou participatif), tous sont censés participer au processus de négociation afin de faire évoluer leurs positions par rapport au projet d’aménagement. Celles-ci dépendent des informations disponibles et de leur compréhension: à partir d’un projet d’aménagement, chaque acteur se construit sa propre représentation et cherche à réduire son incertitude quant aux impacts envisageables (à tous les niveaux), ainsi qu’à l’ambiguïté des discours de certains protagonistes (Roche, 2000). La cognition et ses finalités Pour que tous ces acteurs (dans notre cas, plus spécifiquement, les élèves) puissent comprendre les enjeux spatiaux d’un aménagement et jouer un rôle actif, ils ne doivent pas seulement participer à des réunions d’information en simples spectateurs. Leur formation à l’analyse spatiale paraît nécessaire afin de les engager dans un processus au cours duquel leurs propres représentations de l’aménagement seront relativisées leur permettant ainsi de comprendre et de tenir compte d’autres points de vue (2). Dans cette phase, les représentations des élèves, ainsi que celles de l’enseignant sont à prendre en considération.
La recherche d’une compréhension des phénomènes est importante: l’enseignement de la géographie doit proposer autre chose que la simple transmission de connaissances issues de recherches universitaires et dépasser la description de ce qui est observable. La mise en uvre d’une démarche constructiviste permet de faire le lien entre les savoirs disciplinaires et les élèves-apprenants, avec une implication forte de ces derniers, ce qui leur permet d’élaborer leur propre connaissance des phénomènes étudiés. Il leur est demandé une «action intelligente» pour trouver des réponses à des situations intellectuelles soulevant des difficultés (les «situations-problèmes»). La logique des apprentissages est pensée par l’enseignant, en fonction de la logique des savoirs (approche hypothético-déductive). Cette démarche, que nous appelons étude de cas, permet de lier un savoir scientifique (le territoire et son aménagement) à un problème local (l’accessibilité du lycée par les transports scolaires) qui sera modélisé, puis confronté au modèle général (le savoir scientifique): à chaque étape, les élèves-apprenants sont confrontés à une situation-problème qu’ils doivent résoudre pour avancer dans leur compréhension du phénomène étudié. Pour l’enseignant, il s’agit de construire un savoir et une méthodologie répondant aux critères attendus pour ce travail avec les élèves. Le savoir repose sur la sélection de concepts spatiaux (représentation abstraite, mentale et transférable permettant de construire des systèmes explicatifs de la réalité), organisés en trames: celles-ci permettent la relation entre les formes (le plan physique modélisé en points, lignes, surfaces, réseaux), les fonctions (les rôles attribués à ces formes) et les processus (la logique opératoire d’un système liée à une succession d’activités disposées dans le temps) (fig. 3). Cette phase se construit aussi en cohérence avec les attentes de l’institution scolaire (les programmes): l’enseignement de la géographie poursuit des finalités culturelles et intellectuelles, permettant une meilleure compréhension du monde contemporain, ainsi que civiques (une géographie utile et citoyenne). Pour ce travail sur les transports scolaires, le niveau choisi correspond à une classe de première, section scientifique. Les notions de territoire et de réseau sont transversales durant l’année scolaire et abordées selon trois axes de réflexion: l’organisation de l’espace (pôles, réseaux de communication, analyse de la mobilité à travers les flux), la différenciation spatiale (lieu, localisation, distance entre ces lieux), l’aménagement des territoires (rôle des acteurs et de leurs représentations). Il est demandé de valoriser l’espace local car les élèves font partie des acteurs et se trouvent ainsi impliqués dans les choix d’aménagement. Les liens avec l’éducation civique, juridique et sociale (ECJS) sont nombreux car les savoirs géographiques possèdent une dimension sociale, éthique et politique. Très récemment, cette démarche a été renforcée dans le cadre de l’éducation à la gestion durable des territoires (3). La méthodologie utilisée, impliquant fortement les élèves-apprenants, repose sur une succession d’étapes. Tout d’abord, à partir d’un problème d’aménagement clairement posé, il s’agit de faire émerger leur représentation du territoire. La phase suivante consiste à enrichir les représentations: des outils classiques d’analyse de l’espace (cartes, images) peuvent être utilisés, ainsi que la présence d’intervenants extérieurs. L’usage des technologies de l’information et de la communication (TIC) est fortement encouragé, aussi bien pour rechercher de l’information (consultation de sites, forum…) que pour en créer (utilisation de systèmes d’information géographique). Le choix d’un SIG se pose par rapport à sa facilité d’utilisation pour un public de lycéens: un logiciel «orienté objet» (comme «Géoconcept») permet d’effectuer les modifications sur les objets visibles à l’écran, sans qu’il soit nécessaire de repasser par la base de données. Cette démarche de modélisation est importante dans la construction de l’abstraction appliquée à l’espace puisque les élèves sont amenés à réfléchir sur les formes (choisir entre le point, la ligne ou la surface), leurs fonctions (attributs liés à chaque forme) et les processus qu’elles engendrent (différenciation graphique et liens entre les formes). Une fois la base de données constituée, différentes fonctions du logiciel peuvent être activées, liées à l’analyse spatiale (étude des relations entre les objets). Selon le niveau des élèves, le temps disponible et les thèmes travaillés, cet aspect sera plus ou moins approfondi (la construction des images issues de l’analyse spatiale pouvant être du domaine de l’enseignant, les élèves conservant la partie analyse des résultats). Pour finir, les élèves-apprenants sont amenés à confronter les résultats obtenus, avec leurs représentations initiales (évaluation des modifications apportées par le processus d’apprentissage utilisé) ainsi qu’avec les représentations d’autres acteurs. Cette partie relève plus d’une démarche citoyenne et peut prendre différentes formes: réalisation de documents, mais aussi présentation des solutions élaborées et confrontation avec d’autres points de vue. Une étude de cas: l’accessibilité du lycée Louis-Lachenal Le lycée Louis-Lachenal dans le bassin annécien Notre terrain d’étude correspond à l’aire urbaine annécienne: avec près de 200 000 habitants, celle-ci connaît une croissance très forte depuis les années 1990. La population des communes du pôle urbain central (regroupées dans la communauté d’agglomération annécienne, C2A) a augmenté en moyenne de 7% pendant cette période, celles du reste de l’aire urbaine de 25%. La mobilité est aussi en très forte croissance et les déplacements peuvent devenir difficiles selon les horaires. Le lycée Louis-Lachenal est un établissement d’enseignement général et technologique situé sur la commune d’Argonay, dans la partie nord de la C2A. Il accueille annuellement environ 1 200 élèves répartis entre l’enseignement secondaire (70% des effectifs) et l’enseignement supérieur (30% des effectifs). L’offre de formations technologiques est grande ce qui entraîne une aire d’attraction large: 35% des élèves résident dans la C2A, 20% dans le reste de l’aire urbaine annécienne (AUA ), 5% dans des communes proches de l’aire urbaine. Cet espace constitue notre terrain d’étude (fig. 2), celui dans lequel la mobilité est la plus forte. 23% des élèves viennent d’autres communes du département de la Haute-Savoie et 17% d’autres départements (essentiellement les départements limitrophes de la Savoie et de l’Ain). Une enquête préliminaire auprès des élèves a permis de connaître leurs représentations concernant l’organisation et le fonctionnement des transports qu’ils empruntent quotidiennement. Il en ressort très nettement une méconnaissance du système global, que ce soient les trajets suivis par les cars, le nombre de dessertes liées au lycée, mais aussi l’organisation administrative de tout cet ensemble. Ils sont attachés à leur vécu, le reste étant très vague. Ici et là, des remarques concernant les horaires et les temps d’attente émergent, ce qui traduit des disparités fortes. Selon la localisation de leur résidence, les élèves utilisent plus ou moins les transports scolaires: à l’intérieur de la C2A, l’usage en est quotidien; dans le reste de l’aire urbaine, il reste lié à différents critères, notamment celui de l’accessibilité et du temps de trajet. Certains élèves choisissent l’internat, n’effectuant plus alors que des trajets hebdomadaires. La situation de l’établissement dans la partie nord de la C2A lui permet d’être raccordé au réseau des routes principales et aux voies rapides urbaines (contournement nord d’Annecy) (fig. 1). Les rives du lac d’Annecy connaissent une urbanisation forte (sans appartenir pour autant à la C2A) et les voies urbaines s’étendent désormais jusqu’à Saint- Jorioz sur la rive ouest, Menthon-Saint-Bernard sur la rive est. Pour cette étude, l’autoroute A41 n’a pas été prise en compte, car elle n’est pas utilisée par les élèves pour leurs déplacements quotidiens. Le réseau de transport scolaire
Nous avons demandé à un représentant du Conseil général d’intervenir devant les élèves et de présenter l’organisation des transports scolaires ainsi que le rôle des différents acteurs. Après cet entretien, nous avons pu obtenir des données relatives aux différentes lignes de cars (horaires de passage aux arrêts, sociétés de transport). Le travail des élèves s’est alors poursuivi en salle informatique sur le logiciel «Géoconcept». Pour s’initier à l’utilisation du SIG, ils ont tout d’abord représenté leur propre trajet domicile-lycée. Cette phase leur a permis de repérer un certain nombre d’équipements (gare routière, grands axes de communication), ainsi que certains axes lourds, concentrant plusieurs trajets. Ensuite, à partir des données fournies par le Conseil général et la Société intercommunale de bus de la région annécienne (SIBRA), ils ont modélisé les réseaux de cars scolaires (fig. 4). Le lycée Louis-Lachenal est desservi par 31 lignes de cars: 16 sont gérées par le Conseil général, 15 par la SIBRA. Compte tenu de la distribution des élèves dans l’aire urbaine, des espaces apparaissent mieux desservis que d’autres: la C2A dans son ensemble et la partie nord de l’aire urbaine (ce qui est à mettre en relation avec la figure 1). Des axes « lourds » se détachent: à l’intérieur de la C2A, 4 lignes relient la gare routière au lycée Louis-Lachenal, 3 la partie sud-ouest de l’agglomération (Seynod, Cran) au lycée; dans le reste de l’aire urbaine, 3 lignes viennent de la direction de Cruseilles, 2 de Évires et Thorens-Glières. Accessibilité du lycée: distance / temps selon le mode de transport À partir de la base de données constituée, une réflexion a été engagée et les discussions se sont cristallisées autour des questions sur le choix du mode de transport et le temps nécessaire pour effectuer le trajet. La représentation dominante est essentiellement liée à la durée des trajets réalisés en véhicules individuels, alors que les élèves (pratiquement tous mineurs dans l’enseignement secondaire) ne sont pas titulaires du permis de conduire. Leur mobilité est contrainte aussi bien par les disponibilités familiales (parents pouvant assurer les transports à destination du lycée lorsque eux-mêmes travaillent dans la C2A) que par l’offre de transport collectif: cette dernière est appréhendée plutôt négativement. Afin de dépassionner les discussions, de nouveaux documents ont été réalisés, pour comparer les distances-temps entre des trajets effectués en véhicule individuel et ceux réalisés en car scolaire. Le peu de temps disponible n’a pas permis de réaliser ces trois cartes avec les élèves: la démarche leur a été expliquée. Deux fonctions d’analyse spatiale ont été utilisées: le calcul d’itinéraire avec création d’un graphe, la création de zones tampons. La carte concernant les trajets en véhicule individuel (fig. 5) a été construite à partir de deux critères: le réseau routier est dense et est assimilé à une donnée continue (en dehors des zones de montagne pour lesquelles une correction a été apportée); le réseau routier est différencié et les vitesses moyennes utilisées variables (75 km/h pour les routes principales, 55 km/h pour les voies rapides urbaines, 50 km/h pour les routes assurant une desserte locale, 30 km/h pour les voies urbaines). La représentation des distances-temps avec les cars scolaires a été réalisée en deux temps. Étant donné la moindre densité du réseau (comparé aux axes routiers), la donnée n’est plus continue: des zones tampons sont utilisées pour rendre compte des temps de trajet. La première carte construite (fig. 6) prend en compte la vitesse moyenne de déplacement des cars sur chaque ligne desservant le lycée. La seconde (fig. 7) intègre les temps d’attente des élèves, aussi bien dans les pôles d’échange qu’au lycée. Le calcul est réalisé à partir des fiches horaires des cars (avec les heures de passage à chaque arrêt le matin), en prenant en compte une présence des élèves à 8h15 dans le lycée (les cours débutant à 8h20). Le commentaire de ces trois cartes entraîne un conflit cognitif chez les élèves. Entre les perceptions individuelles liées à l’utilisation quotidienne de certains axes et l’image théorique des temps de trajet en véhicule individuel (fig. 5), des interrogations naissent: le trajet est vécu comme étant plus long, notamment en raison de l’engorgement de certains axes (le parcours le long de la rive ouest du lac est très difficile, le trafic dépassant 45 000 véhicules/jour entre Annecy et Saint-Jorioz). À l’opposé, tous les élèves résidant dans la partie nord de l’aire urbaine adhèrent à cette carte (certains trouvant même les temps théoriques exagérés). Les trajets en car donnent aussi une vision plus complexe du déplacement: si les temps de déplacement (fig. 6) sont assez identiques à ceux de la voiture pour la partie nord de l’agglomération ainsi que l’essentiel de la partie nord de l’aire urbaine, il n’en est pas de même dans les zones sud et est qui voient leurs temps doubler. L’intégration des temps d’attente dans les trajets en car correspond mieux aux représentations des élèves (fig. 7) et permet de comprendre la logique de l’organisation des réseaux. Ceux-ci sont pensés pour assurer la desserte de différents établissements scolaires (14 sont concernés dans notre cas). Afin d’optimiser les temps de trajet et d’occuper le plus possible de places dans les véhicules, des pôles d’échanges ont été créés (pour les lignes de la SIBRA et du Conseil général), répartis essentiellement dans l’agglomération: ils connectent les lignes propres à chaque opérateur, créant deux réseaux différents, sauf au niveau du pôle «gare routière d’Annecy». Cette dernière carte révèle des contrastes forts avec la figure précédente: pour les élèves résidant dans la partie nord, aussi bien de l’aire urbaine que de l’agglomération, les temps de parcours sont pratiquement doublés (ils sont déposés sur le parking du lycée entre 7 h 25 et 7 h 45, soit entre 55 et 35 minutes avant le début des cours). Pour le reste de notre espace, les temps de parcours varient assez peu. Quelles solutions possibles? Les contrastes visibles sur les cartes montrent des disparités spatiales fortes entre des espaces pourtant proches dans un espace euclidien. L’intégration des temps de trajet entraîne de nouveaux comportements pour les élèves, oscillant entre un repli individuel (prendre son mal en patience et attendre de passer le permis de conduire pour disposer d’un véhicule en propre, idéal d’une «mobilité libre») et la dénonciation d’une organisation inadéquate des transports collectifs. Mais les élèves font des propositions moins extrêmes, qui prennent en compte des valeurs liées au «développement durable»:
La troisième initiative a retenu notre attention, par l’analyse spatiale qu’elle implique. Le raisonnement est construit à deux niveaux différents: la partie nord-ouest de l’aire urbaine, les communes de Pringy et Argonay. Le nombre d’élèves concernés est élevé et les temps de trajet en car (temps d’attente compris) sont le triple de la voiture (les communes d’Évires et Thorens-Glières sont repoussées à 70 minutes du lycée, soit 2h20 de trajet par jour pour un élève). Cette partie de l’aire urbaine est traversée par la voie ferrée Annecy-Saint-Gervais desservant les communes de Pringy, Saint-Martin-Bellevue, Groisy et Évires. Une carte a été réalisée (fig. 8), afin de connaître les distances–temps entre les gares des communes précédentes et les espaces aujourd’hui desservis par les lignes de cars. La démarche est identique à celle de la figure 5, la vitesse moyenne prise en compte étant celle des cars du Conseil général, soit 31 km/h. Cette alternative intégrant un transport combiné car/train nécessite de repenser les lignes de cars (qui seraient ainsi beaucoup plus courtes, rayonnantes autour des gares, réduisant les temps de transport à 20 minutes au maximum) et de les coordonner avec les TER (20 minutes à parcourir depuis la gare d’Évires). Une seconde carte (fig. 9) permet de représenter les équipements existant sur la commune d’Argonay pour relier la gare de Pringy au lycée Louis-Lachenal. Trois scénarios sont envisageables: le trajet 2 est le plus long (1 300 mètres), car il suit les routes actuelles; les trajets 1 et 3 (respectivement 900 et 700 mètres) sont réalisables à pied (il faut compter 10 à 15 minutes). De nouveaux aménagements seraient alors nécessaires: création d’une gare, sécurisation des trajets piétons (le lycée est localisé dans une zone d’activités économiques). Selon cette alternative, un élève résidant dans la commune d’Évires verrait ainsi son temps de parcours passer de 70 minutes à 30 minutes, celui habitant Thorens-Glières de 70 minutes à 40 minutes.
Cette solution, plus complexe, nécessite une réflexion sur le territoire: le plan physique pour les équipements existants et ceux à créer (sur la commune d’Argonay); le plan organisationnel pour la mise en place et la gestion des réseaux (concertation poussée entre les instances décisionnelles: le Conseil général, la C2A, la région Rhône-Alpes et la SNCF, les communes sur lesquelles des gares existent, la commune d’Argonay); le plan holistique pour les valeurs mises en avant (la voie ferrée est aujourd’hui délaissée au profit de la route). Présenter les résultats aux autres acteurs Une finalité citoyenne de ce travail repose sur la mise en valeur des démarches réalisées et les échanges avec d’autres acteurs. Pour les élèves, il s’agit de construire un discours présentant les différentes figures et d’argumenter lors d’échanges plus ou moins formalisés: l’objectif n’est pas de polémiquer sur un thème aussi sensible, mais bien de construire un discours raisonné. L’exercice s’est révélé difficile, les discours sur le territoire étant divers et relativement égocentriques. Au niveau du lycée, le proviseur s’est montré très intéressé par la démarche et les résultats obtenus (ce qui lui apporte des arguments lors de réunions avec d’autre acteurs institutionnels). Les journées «portes ouvertes» du lycée ont permis de nouer le dialogue avec de futurs élèves et leurs parents (panneaux présentant les figures 4 à 7, réponses aux questions). Dans le même temps, une carte de l’aire urbaine au 1/50 000 (correspondant à la figure 4) a été réalisée et affichée dans l’établissement, chacun pouvant la consulter lorsqu’il le souhaite. La venue d’enseignants suédois (échange entre deux établissements) a représenté une autre occasion d’échanger sur le sujet, en le comparant à la situation d’un autre pays. Le contact avec les autres collectivités territoriales était prévu lors d’un conseil d’administration du lycée, en fin d’année scolaire: les élèves impliqués dans le projet ont alors présenté le travail réalisé. Les représentants des collectivités territoriales, non présents ce soir-là, se verront remettre un dossier regroupant les cartes réalisées et les commentaires qui leur sont liés. Conclusion Ce travail, réalisé au cours de l’année scolaire 2004-2005, comporte des enjeux proprement scolaires liés à des aspects cognitifs (approfondissement des savoirs sur l’aménagement du territoire, ses enjeux, ses acteurs), méthodologiques (réalisation et commentaires de cartes, développement d’une argumentation, présentation de résultats [écrit et oral]) et comportementaux (réalisation d’un projet, résolution de problèmes). Pour autant, il ne se limite pas à cela, tant les implications citoyennes sont grandes.
De fortes disparités spatiales existent (dans notre cas le temps quotidien passé par les élèves dans les transports), ayant des effets sur les rythmes de chacun: notre travail ne portait pas sur la réussite scolaire, mais il pourrait être intéressant de comparer les parcours scolaires d’élèves ayant des temps de trajet très différents (un élève habitant Bellegarde [département de l’Ain], est demi-pensionnaire au lycée et passe 3 heures quotidiennement dans le car). Pour les corriger, il est nécessaire de prendre en compte la complexité de tout processus d’aménagement et s’interroger non seulement sur les équipements, mais aussi sur les interactions entre les trois plans du territoire: penser l’aménagement, en concertation avec d’autres acteurs, en référence à certaines valeurs, afin de modifier les agencements spatiaux existants. La gestion du temps est un paramètre très important: le temps des élèves n’est pas celui des autres acteurs, ni celui d’un processus d’aménagement. Si les élèves se sont montrés très intéressés par cette réflexion, il leur reste une certaine amertume quant à leur capacité à influer sur le cours des événements. L’année scolaire est trop courte pour créer les données, procéder à une analyse spatiale, présenter les résultats et participer au processus de négociation. Élaborer des projets durables nécessite un temps plus long: ce travail pourra se poursuivre en impliquant de nouveaux acteurs (élèves, enseignants, autres établissements scolaires…), en incluant de nouveaux paramètres (temps de trajet domicile-arrêt de car, utilisation d’un transport collectif sur le lac…). Pour dépasser l’intérêt individuel et prendre en compte un intérêt collectif, la porte reste ouverte pour une négociation entre tous les acteurs impliqués dans le débat sur la mobilité des élèves. L’aménagement du territoire nécessite de plus en plus une concertation approfondie entre collectivités publiques, entreprises et citoyens–acteurs formés à l’analyse spatiale. Bibliographie ANDRÉ Y. (1995). «Didactique de la géographie», dans Encyclopédie de géographie, sous la direction de A. BAILLY, R. FERRAS, D. PUMAIN. Paris: Economica, p. 327-346. ASCHER F. (1998). La République contre la ville, essai sur l’avenir de la France urbaine. La Tour d’Aigues: Éd. de l’Aube. BAILLY A. (1995). «Les représentations en géographie», dans Encyclopédie de géographie, sous la direction de A. BAILLY, R. FERRAS, D. PUMAIN. Paris: Economica, p. 369-381. BENOIT J.-M., BENOIT Ph., PUCCI D. (2002). La France à 20 minutes. Paris: Belin. BRUNET R. (2001). Le Déchiffrement du monde: théorie et pratique de la géographie. Paris: Belin, coll. «Mappemonde», 401 p. GAUDEMAR J.-P. de (1995). «L’aménagement du territoire» dans Encyclopédie de géographie sous la direction de A. BAILLY, R. FERRAS, D. PUMAIN. Paris: Economica, p. 1039-1060. MASSON-VINCENT M. (1994). Vous avez dit géographies? Didactique d’une géographie plurielle. Paris: A. Colin. MASSON-VINCENT M. (2005). L’Apprentissage de la citoyenneté par la gestion de l’espace. Paris: Éditions Seli Arslan (à paraître). PLASSARD F. (2002). «Les réseaux de transport et de communication» dans Encyclopédie de géographie, sous la direction de A. BAILLY, R. FERRAS, D. PUMAIN. Paris: Economica, p. 515-538. PUMAIN D., BRETAGNOLLE A. et DEGORGE-LAVAGNE M. (1999). «La ville et la croissance urbaine dans l’espace-temps», Mappemonde, n° 55, p. 38-42. ROBIC M.-Cl., MATHIEU N. (2001). «Géographie et durabilité: redéployer une expérience et mobiliser de nouveaux savoir-faire» p. 167-190, dans Le Développement durable, de l’utopie au concept. De nouveaux chantiers pour la recherche, sous la direction de M. JOLLIVET. Paris: Éditions Elsevier, 287 p. ROCHE V. (2000). Impacts de l’incertitude et de l’ambiguïté dans la pratique des SIRS: exploration à l’aide d’études de cas en assainissement industriel, thèse de doctorat, Saint-Étienne: ENSMSE et UdM. Notes 1. Article 134, section I: «La commission nationale du débat public, autorité administrative indépendante, est chargée de veiller au respect de la participation du public au processus d’élaboration des projets d’aménagement ou d’équipement d’intérêt national de l’État, des collectivités territoriales, des établissements publics et des personnes privées, relevant de catégories d’opérations dont la liste est fixée par décret en Conseil d’État, dès lors qu’ils présentent de forts enjeux socio-économiques ou ont des impacts significatifs sur l’environnement ou l’aménagement du territoire.» 2. Apprendre, «c’est comprendre, c’est-à-dire prendre avec moi des parcelles du monde extérieur, les intégrer à mon univers et construire ainsi des systèmes de représentation de plus en plus performants, c’est-à-dire qui m’offrent de plus en plus de possibilités d’actions sur le monde ». 3. Circulaire relative à la généralisation d’une éducation à l’environnement pour un développement durable, Bulletin officiel de l’Éducation nationale, n° 28, 8 juillet 2004. |