Sommaire du numéro
N° 79 (3-2005)

Syrie–Liban: intégration régionale ou dilution?

Fabrice Balanche 

Groupe de Recherche et d’Études sur la Méditerranée
et le Moyen-Orient, UMR 5195

Résumés  
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1. L’espace syro-libanais

Les livres de géographie français comparent volontiers le Liban à un département pour donner une idée de sa superficie plus concrète que le chiffre brut de 10 000 km2. Les Libanais eux-mêmes reprennent la terminologie administrative française: ils utilisent le terme de cantonisation pour évoquer la fragmentation territoriale de leur petit pays sur des bases communautaires. Des accords de Taef (1989) au départ récent de l’armée syrienne (avril 2005), la perte de souveraineté du Liban au profit de la Syrie était telle que la comparaison avec un département français prenait également du sens au niveau politique, puisque la nomination du Président de la république libanaise s’apparentait plus à celle d’un préfet et le rôle du Parlement à celui d’un Conseil général. Depuis l’indépendance du Liban, en 1945, la Syrie s’est efforcée d’influencer la politique de son voisin. La guerre civile libanaise lui a donné l’occasion de contrôler directement le pays. Même aujourd’hui, alors que le Liban souhaite s’émanciper de la tutelle syrienne, sa situation géographique le rend vulnérable à l’égard de Damas (fig. 1).

«Un même peuple, deux États», affirmait Hafez El Assad, mais n’avait-il pas plutôt en tête la phrase de Deng Xiao Ping à propos de Hong Kong et de la Chine populaire: «Un État, deux systèmes»? Car le libéralisme économique du Liban est pour la Syrie ba’athiste une soupape de sécurité indispensable au maintien d’un certain ordre à Damas. La mise sous tutelle du Liban par la Syrie a été un puissant facteur d’intégration des deux espaces, confinant à la dilution des structures libanaises dans celles de son voisin. Le départ de l’armée syrienne n’interrompt nullement ce processus, il lui retire simplement son caractère institutionnel. Car tant sur les plans politique, économique que démographique, le Liban ressemble de plus en plus à la Syrie. Les discours nationalistes et anti-syriens de ces derniers mois, la défense de l’identité «phénicienne» par opposition aux «arabes» envahisseurs de l’intérieur ne doivent pas masquer les relations profondes entre ces deux peuples, qui plongent leurs racines dans une histoire commune.

Des logiques d’organisation de l’espace ottoman à la mise en place du cadre étatique au XXe siècle

2. Les minorités au Liban et en Syrie sous le Mandat Français

À la fin de l’empire ottoman, les différences entre les sujets n’étaient pas fondées sur des critères ethniques, mais religieux. Le système du millet (1) (de Planhol, 1993) reconnaissait une certaine autonomie interne aux communautés chrétiennes et juives, sous la direction de leurs autorités spirituelles. Par contre, tous les musulmans, qu’ils soient sunnites ou chiites duodécimains, appartenaient à l’umma (la communauté des croyants). Les sectes musulmanes hétérodoxes — les druzes, les yézidis (2) et les alaouites (3) — n’avaient pas de reconnaissance juridique et n’appartenaient pas à l’umma, du fait de leur doctrine et de leurs pratiques jugées hérétiques par les ulémas.

Les différentes communautés chrétiennes étaient rivales entre elles. Les grecs-orthodoxes et catholiques (les melkites) étaient mieux intégrés dans la structure du pouvoir que les maronites. La majorité des melkites se trouvait dans les villes, ayant dû au fil des siècles composer avec les différents envahisseurs, au contraire des maronites. Le différend religieux entre maronites et orthodoxes a accentué la mise à l’écart des maronites au Liban. En revanche, à Alep, la communauté maronite était beaucoup mieux intégrée.

La répartition des communautés dans l’espace à la fin du XIXe siècle exprime assez bien la relation qui existait entre l’espace, le pouvoir et les communautés au Proche-Orient (fig. 2). Les grandes métropoles de l’intérieur et les villes côtières sont peuplées par la communauté au pouvoir, musulmans sunnites, et ses protégés melkites et juifs. Elles sont les relais du pouvoir politique, les centres du commerce et de l’exploitation des meilleures terres. Au Liban, Tripoli, Beyrouth, Saida, Tyr dominaient le littoral mais leur influence s’arrêtait aux premiers contreforts de la montagne, car elles n’y disposaient pas de moyens de coercition. Elles entretenaient par contre des liens commerciaux puissants entre elles et avec les villes de l’intérieur (Damas, Alep, Homs…).

L’espace ottoman se compose donc d’un archipel urbain central dominant et exploitant des plaines périphériques tandis que les autres espaces sont délaissés. Les montagnes sont abandonnées aux minorités en rupture avec le pouvoir (alaouites, druzes, métoualis — chiites duodécimains — et maronites). La steppe elle-même est le domaine des bédouins, musulmans sunnites certes, mais rebelles à l’autorité de l’État. La répartition actuelle de la population et l’armature urbaine, à l’échelle locale mais aussi régionale, conservent la trace de cette organisation sociale fondée sur l’inégalité politique des communautés et sur une occupation ségrégative de l’espace (fig. 3).

3. Centre et périphéries dans l'espace syro-libanais
à la fin de la période ottomane
4. La Syrie et le Liban dans le cadre administratif
ottoman en 1888.

La chute de l’empire ottoman et l’instauration du mandat français en Syrie et au Liban ont modifié la structure politique et donc spatiale au Levant. L’espace proche-oriental ouvert (fig. 4) a connu ses premières fermetures entre les territoires sous mandat français et britannique. Pour garantir son occupation au Levant, la France appliqua la vieille méthode coloniale qui consiste à diviser pour régner et à s’appuyer sur des minorités. Ainsi le territoire placé sous l’autorité de la France fut-il divisé en 6 entités (fig. 5): l’État de Damas, l’État d’Alep, l’État des Alaouites, l’État du Jebel Druze, le Grand Liban et le sandjak autonome d’Alexandrette.

5. Les États du Levant sous mandat français en 1924

En 1924, Damas et Alep furent réunis et la viabilité des États alaouites et druzes remise en cause. Ces derniers furent finalement réunis à la Syrie en 1936. En revanche l’autonomie du Liban vis-à-vis de Damas s’affirma toujours davantage, pour aboutir à une indépendance effective en 1945. Quant au sandjak d’Alexandrette, il fut donné à la Turquie en 1939.

Outre la perte démographique et économique que l’amputation d’Alexandrette et du Liban causait à la Syrie, cette dernière fut privée de ses débouchés portuaires traditionnels (Beyrouth, Tripoli et Alexandrette). Lattaquié, le seul port international qui demeurait à la Syrie, drainait moins de 5% du trafic (4) des États du Levant sous mandat français et n’était pas connecté au réseau ferré.

Des réseaux de transport concurrents en marge des grandes voies de communication du Proche-Orient

En 1930, le port de Beyrouth drainait plus de 65% des marchandises des pays du Levant sous mandat français (Beyrouth: 461 000 tonnes; Alexandrette: 200 000 tonnes; Tripoli: 180 000 tonnes; Lattaquié: 31 000 tonnes). Son principal concurrent n’était plus Acre, coupé de la Syrie par l’instauration du mandat britannique en Palestine, mais le port d’Alexandrette qui demeurait le principal débouché maritime de la ville d’Alep.

6. Évolution des flux commerciaux dans l’espace syro-libanais
durant le XXe siècle.
7. Le fret maritime au Moyen-Orient en 2000 (en millions de tonnes).

Grâce à la voie de chemin de fer Alep–Tripoli–Beyrouth, les flux de Syrie du Nord se dirigèrent de plus en plus vers le Liban. La cession d’Alexandrette à la Turquie accéléra ce processus, entamé dès la veille de la première guerre mondiale. Enfin la création de l’État d’Israël en 1948 acheva de détourner les flux de marchandises arabes vers le Liban. Beyrouth se trouvait donc dans les premières années de l’indépendance dans une situation extrêmement favorable pour servir d’interface portuaire au Proche-Orient arabe. Mais cette situation fut vite contrariée par son voisin syrien.

En 1950, la Syrie rompit l’union douanière avec le Liban et entama des travaux de modernisation du port de Lattaquié (1950-1956) afin de concurrencer Beyrouth. L’union de la Syrie avec l’Égypte nassérienne puis l’instauration d’un régime socialiste avec le coup d’État ba’athiste de 1963 contribuèrent à isoler le Liban de son hinterland. Les ports de Lattaquié et de Tartous drainaient la quasi-totalité des marchandises syriennes car le dirigisme économique instauré par le régime ba’athiste limitait l’activité des sociétés privées, les seules qui auraient pu choisir Beyrouth. Le protectionnisme portuaire syrien et le mauvais état de la route entre Beyrouth et la frontière syrienne (5) ne favorisent donc pas le transit des marchandises syriennes via le port de Beyrouth.

Par ailleurs, après la guerre civile, les ports libanais ne sont pas parvenus à reconquérir un trafic international (fig. 6). La modernisation des infrastructures portuaires ne permettra pas au Liban de concurrencer efficacement les ports des pays du golfe Persique. Dubaï est le neuvième port mondial; le nombre de conteneurs transbordés s’élève à 3 000 000 en 2003 contre seulement 300 000 pour Beyrouth. En fait les ports libanais comme les ports syriens sont à l’écart de la route Asie–Europe du Nord, via le canal de Suez. Les compagnies maritimes préfèrent les ports du Sud de l’Italie ou de l’Égypte pour le transit international. Beyrouth et Tripoli doivent se contenter d’un rôle régional en Méditerranée orientale (fig. 7). Le littoral levantin ne reçoit plus qu’un flux mineur, car il se trouve dans une situation périphérique vis-à-vis des pays pétroliers du golfe Persique. Le débouché majeur pour les ports du Levant (6) est évidemment l’Irak, distant de seulement 8 jours de l’Europe du Nord (4 jours de mer et 4 jours de transport terrestre via la Syrie) contre 30 jours via le canal de Suez et le golfe Persique. Cette rente de situation géographique a permis la reprise de l’activité du port de Tripoli qui a vu son trafic augmenter de 23,6% en 2003 (avec 711 997 tonnes transbordées), alors que dans le même temps Beyrouth subissait une baisse de 7,7% (avec 4 777 000 tonnes transbordées). Le port de Tripoli bénéficie d’avantages fiscaux (7) et d’une situation géographique qui le rendent provisoirement attractif. Il est cependant loin derrière Beyrouth, Tartous (5 millions de tonnes) et Lattaquié (3 millions de tonnes). La situation des ports libanais demeure précaire, liée à l’évolution de la situation en Irak, à la qualité des relations avec la Syrie et de cette dernière avec ses voisins. Le blocus économique dont le Liban a été victime de la part de la Syrie, durant l’été 2005, en est la parfaite illustration. Il est désormais difficile de considérer la frontière libano-syrienne comme une frontière ouverte. Même si les Syriens assouplissent leur position à l’égard du Liban, les craintes d’une fermeture unilatérale de la frontière ne peuvent que détourner le trafic international des ports libanais. Car plus que les incitations fiscales et la qualité des infrastructures, ce sont les changements politiques qui orientent depuis un siècle les flux commerciaux au Proche-Orient.

Dirigisme en Syrie et libéralisme au Liban: deux économies complémentaires (fig. 8)

À une époque où la Syrie, l’Égypte et l’Irak choisissaient un mode de développement autocentré, le libéralisme économique du Liban apparaissait comme une exception au Proche-Orient. Cela lui a valu de servir de refuge pour les capitaux et les entrepreneurs de la région jusqu’à la guerre civile, contribuant à lui donner cette image fastueuse de «Suisse du Moyen-Orient». La nationalisation et l’arabisation des écoles privées en Syrie renforcèrent également l’attrait du Liban pour toute une petite bourgeoisie, en particulier chrétienne, soucieuse d’offrir à ses enfants une éducation de type occidental, condition de leur ascension sociale.

8. L'intégration économique syro-libanaise

Pour ceux qui demeuraient en Syrie, le Liban constituait et constitue toujours la soupape de sécurité qui leur permet de poursuivre leurs activités. L’étatisation du système bancaire syrien est contournée par les entrepreneurs syriens grâce au Liban. Ceci explique l’importance des agences bancaires à Chtaura, au centre de la plaine de la Bekaa. Les pénuries chroniques de produits de consommation en Syrie ont donné lieu à une intense contrebande avec le Liban et expliquent le développement de zones commerciales à la frontière syro-libanaise, en particulier au nord de Tripoli et à Chtaura. La clientèle haut de gamme fréquentait les boutiques de la rue Hamra à Beyrouth. La relative libéralisation économique que connaît la Syrie depuis le début des années 1990 limite les flux de consommateurs syriens vers le Liban. Désormais ce sont plutôt les Libanais qui se rendent en Syrie pour acheter des produits de consommation courante, beaucoup moins chers que chez eux. L’ensemble du Liban est maintenant polarisé par Damas, Homs et secondairement Tartous. Ceci contribue à la diminution des prix de détail au Liban, mais aussi à la faillite de nombreux petits commerçants, en particulier dans les zones frontalières (8). Cependant les Syriens se rendent toujours au Liban pour acquérir des produits importés chers ou introuvables en Syrie. Les centres commerciaux, les rues commerçantes du centre-ville et de la rue Hamra sont des endroits plus propices au shopping pour une clientèle syrienne à la recherche d’Occident que les souks ou les boutiques vieillots de Qousor et de Salhyeh, principaux quartiers commerçants de Damas.

La contrebande avec le Liban est le plus souvent contrôlée par des membres du clan militaire alaouite au pouvoir en Syrie. La petite ville de Qardaha dans la montagne alaouite, lieu d’origine de la famille Assad, est ainsi un vaste entrepôt où les habitants de Lattaquié ou de Tartous viennent acheter postes de télévision, vidéo, téléphones portables… Certains directeurs de sociétés publiques syriennes arrondissent également leurs fin de mois en réexportant via le Liban des marchandises importées avec un dollar subventionné par l’État. La privatisation des monopoles publics en Syrie a fortement diminué cette pratique.

La remise sur pied de l’État libanais engendre à l’inverse une intense contrebande dans le sens Syrie-Liban pour les hydrocarbures, les produits de consommation bas de gamme et les denrées alimentaires. Là encore, le trafic vers le Liban est contrôlé par des membres du clan militaire alaouite au pouvoir en Syrie secondés par leurs «protégés» libanais. Depuis le départ de l’armée syrienne, ces derniers assurent avec une grande efficacité la continuité du trafic.

Pour les hommes d’affaires de la Syrie ba’athiste, le Liban a toujours été un lieu privilégié pour les manipulations financières. De 1991 à 2004, pour importer des marchandises étrangères, les commerçants syriens devaient avoir exporté au préalable des marchandises permettant d’obtenir des «dollars d’importation». Un commerçant qui n’exportait pas pouvait aussi acheter des «dollars d’importation» à un autre commerçant syrien qui en disposait sur son compte à la banque commerciale de Syrie. Le prix de vente du «dollar d’importation» se négociait entre les deux commerçants, le plus souvent à un prix très supérieur au cours officiel (9) (le dollar fluctue entre 50 et 54 livres syriennes depuis 1990). La meilleure solution pour se procurer des «dollars d’importation» à bas prix consistait en fait à exporter des marchandises au Liban en falsifiant la quantité et le prix payé par le partenaire libanais. Les produits agricoles syriens étaient ainsi bradés sur le marché libanais car l’important n’était pas tant de les vendre que de leur faire passer la frontière, afin que les comptes à la banque commerciale de Syrie soient crédités en «dollars d’importation». Le système des «dollars d’importation» a été supprimé en 2004, désormais les commerçants peuvent importer des marchandises sans que la douane syrienne se soucie de la provenance des devises. Le plus souvent les factures sont payées via des comptes bancaires au Liban.

Du côté libanais, la Syrie ne présente pas le même intérêt puisque le libéralisme économique prévaut au pays du Cèdre. Mais l’augmentation des taxes sur la production industrielle et des droits de douane sur les importations encouragent les hommes d’affaires libanais à utiliser le récent accord de libre échange syro-libanais pour échapper aux impôts. Aujourd’hui les échanges commerciaux entre les deux pays sont censés être libres de droits de douanes, par conséquent il suffit pour les Libanais de faire faire à leurs produits un aller-retour en Syrie pour qu’ils soient estampillés «made in Syria» et donc exonérés des lourdes taxes qui les grèvent au Liban. Nous retrouvons à l’échelle syro-libanaise le régime des «capitulations » qui prévalait dans l’empire ottoman jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

La main-d’œuvre syrienne assure la prospérité d’un certain Liban

Depuis le XIXe siècle le Liban est un lieu d’immigration pour la main-d’œuvre syrienne. Qu’il s’agisse des grandes exploitations agricoles du Akkar, des plantations d’agrumes, de bananes ou de pommes en montagne, les Syriens constituaient l’essentiel de la main-d’œuvre.

Avant l’arrivée massive de personnels domestiques originaires du Sri Lanka, des Philippines ou plus récemment d’Éthiopie, chaque foyer libanais avait une employée syrienne. Les jeunes filles alaouites étaient vendues dès l’âge de 6 ans pour une dizaine d’années aux familles bourgeoises de Beyrouth ou de Tripoli. Cette pratique a cessé au Liban du fait de l’augmentation du niveau de vie de la population alaouite et surtout de la méfiance des Libanais à leur égard.

La reconstruction du Liban a par contre dopé l’appel à la main-d’œuvre syrienne. Un ouvrier syrien reçoit moins de 10 $ la journée sans charges sociales, alors qu’un Libanais ne travaillerait pas pour moins de 30 $. Venus du Jebel Alaouite, du Hauran ou des campagnes surpeuplées de Hama et Idleb, les ouvriers syriens vivent sur leur propre chantier ou sous des tentes de fortune dans la campagne. La gestion de cette main-d’œuvre est partiellement organisée par des officiers syriens en poste au Liban qui s’associent avec des entrepreneurs libanais.

Les travailleurs syriens sont régulièrement accusés par les médias libanais et la rumeur populaire de prendre le travail des Libanais, d’être la cinquième colonne et surtout d’être la cause des difficultés économiques du Liban puisqu’ils ne consomment rien sur place et qu’ils envoient en Syrie l’essentiel de leurs gains. Néanmoins, c’est à eux que le Liban doit sa reconstruction rapide et que la bourgeoisie libanaise peut maintenir son standing. Quant aux couches populaires libanaises, elles ont certes toutes les raisons de se plaindre des Syriens, puisqu’ils les concurrencent directement et avec succès sur le marché du travail. Ce problème économique a sans doute motivé la plupart des agressions dont furent victimes les ouvriers syriens au Liban après l’assassinat de Rafic Hariri. Le recours massif à la main-d’œuvre immigrée (on estime que les immigrés sont entre 400 000 et 800 000, pour une population totale comprise entre 3,5 et 4 millions d’habitants) accentue les clivages sociaux au sein de la société libanaise, en tirant vers le bas les classes populaires et les classes moyennes.

Une osmose qui profite à la Syrie

L’ouverture économique en Syrie et la reconstruction d’un appareil d’État au Liban produisent une certaine osmose entre les deux pays. En effet les pratiques institutionnelles et politiques libanaises ont tendance à s’aligner sur Damas, tandis que la libéralisation économique syrienne s’effectue selon le modèle libanais. Mais dans une région où le politique domine nettement l’économie, l’osmose ne peut se réaliser qu’au profit de la Syrie. Le terme de dilution conviendrait donc mieux. Certains hommes politiques libanais affirment que la tutelle syrienne est un mal nécessaire à la reconstruction du pays car elle assure la stabilité politique du pays. Après le retrait syrien, le Liban n’a pas sombré dans le chaos, mais il est peut-être trop tôt pour juger si la présence syrienne était réellement un facteur de stabilité ou bien si elle entretenait les divisions. La présence syrienne était cependant un facteur d’unité nationale puisque c’est autour du rejet de la Syrie que les Libanais ont provisoirement réalisé une certaine unité. Qu’en sera-t-il dans les mois et les années qui viennent? Le printemps de Beyrouth marque-t-il le retour du Liban d’avant 1975, la fameuse «Suisse du Moyen-Orient» ou bien son dernier soubresaut?

Le Liban est trop grand pour être avalé et trop petit pour être divisé. Certes l’intégrité territoriale du Liban ne semble plus menacée par la Syrie ou par les tendances centrifuges inhérentes à la division communautaire du pays. Cependant, les différentes communautés recherchent toujours un appui auprès de puissances étrangères, la Syrie même affaiblie reste un puissant soutien pour certains. Par ailleurs les besoins de l’économie libanaise à l’égard de la Syrie (main-d’œuvre bon marché, électricité, marché de consommation, produits alimentaires…) sont en phase avec les intérêts économiques de la Syrie et sa volonté d’ingérence dans les affaires libanaises. La dégradation du niveau d’éducation au Liban et des conditions de vie de la majeure partie de la population ne permettent plus de distinguer le Liban de la Syrie dans beaucoup de domaines. Sur le plan démographique, le déclin irrémédiable de la population chrétienne (un petit tiers de la population en 2005 (10) est un facteur supplémentaire d’intégration/dilution du Liban au Moyen-Orient.

Notes

1. PLANHOL, Xavier de (1993). Les Nations du Prophète. Paris: Fayard, 885 p.

2. Les Yézidis (improprement nommés «adorateurs du diable») se trouvent essentiellement en Irak, dans le massif du Sindjar, mais il existe de petites communautés en Syrie au nord d’Alep et en Djéziré.

3. Le cas des Ismaéliens est particulier. Ils furent plus ou moins reconnus par les sunnites comme musulmans vers le milieu du XIXe siècle.

4. En 1939, 60 000 tonnes de marchandises transitèrent par le port de Lattaquié.

5. Le col du Baidar (1 550 m d’altitude) est souvent coupé par la neige ou des accidents. L’étroitesse et la pente de la route entre Beyrouth et la plaine de la Bekaa limitent le passage des camions.

6. En 2003, les ports libanais furent rajoutés à la liste onusienne du programme «Pétrole contre nourriture». Le Commerce du Levant, mai 2003.

7. En 2003, le ministre libanais des transports a annoncé que les marchandises à destination de l’Irak, via le port de Tripoli, seraient exonérées de taxes douanières. Le Commerce du Levant, mai 2003.

8. Les petits commerçants libanais doivent également faire face à la concurrence des grandes surfaces qui se développent dans tout le Liban.

9. Il s’agit du taux touristique quasi identique au marché noir. En revanche il existe une multitude de taux en fonction de l’activité concernée, tous inférieurs au taux touristique. Ainsi pour l’achat d’un visa à la frontière syrienne la livre syrienne se négocie à 11,2 LS pour un dollar.

10. Conférence de Youssef Courbage en avril 2005 au Centre Culturel Français de Beyrouth: «Les spécificités démographiques du Proche-Orient».