Sommaire du numéro
N° 80 (4-2005)

L’état du problème du logement à Quito

Aurélie Quentin  

Institut français d’études andines et Groupe de géographie sociale
de l'EHESS, Paris

Résumés  
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Introduction

Le logement est un problème aigu dans l’agglomération de Quito. Certes, les quartiers périphériques plus ou moins marginaux se sont multipliés au cours des décennies, mais la situation est aussi très préoccupante dans le centre historique, où les conditions de logement sont particulièrement précaires. On cherchera donc à présenter les politiques du logement menées depuis une dizaine d’années, en mettant l’accent sur les quartiers centraux.

La croissance urbaine

1. Dynamiques urbaines à Quito

La ville de Quito, capitale de l’Équateur, compte aujourd’hui plus de 1,4 million d’habitants. Sa population a crû en moyenne de 4% par an au cours des 5 dernières décennies. C’est la deuxième ville du pays par la population — la première étant Guayaquil — mais la mieux dotée en infrastructures et services de base. Comme dans l’ensemble des pays latino-américains, la très forte croissance urbaine s’explique par une fécondité élevée et par d’importants mouvements migratoires en provenance des zones rurales. Même si la croissance est moins rapide depuis le milieu des années 1980, elle reste néanmoins soutenue: la population de Quito a augmenté de presque 60% entre 1982 et 2001.

2. Les limites de la ville de Quito et du district métropolitain (DMQ) 3. Les quartiers de Quito classés par cluster

L’extension de Quito, limitée à l’est et à l’ouest par des barrières naturelles, s’est, au cours des quarante dernières années, surtout effectuée selon un axe Nord-Sud, même si aujourd’hui l’urbanisation touche aussi les communes des vallées proches (fig. 1). Depuis 1942, la superficie de Quito a augmenté à un rythme deux fois supérieur à celui de sa population. Les limites administratives de la ville ont été plusieurs fois modifiées: la superficie de la municipalité a doublé entre 1982 et 1991 (fig. 2 et tabl. 1).

En 1993, la création du District Métropolitain de Quito (DMQ) a abouti au regroupement de l’aire urbaine (ville de Quito) et des communes suburbaines au sein d’une même entité politique (fig. 2). La croissance de la population dans cet ensemble est inégalement distribuée: entre 1990 et 2001, la population du District Métropolitain a augmenté de plus de 34%, contre 27% seulement pour l’aire urbaine. La consommation d’espace est forte.

Cet étalement s’accompagne d’une sous-utilisation du sol urbain — la densité à Quito est actuellement de 74 habitants par hectare —, ce qui engendre des coûts élevés d’installation des infrastructures de base. Le tissu urbain, discontinu, comporte de vastes espaces vacants, objets d’ailleurs d’une intense spéculation foncière.

Les conditions de logement dans les quartiers pauvres

Le logement est dans ce contexte un problème aigu. Dans la capitale équatorienne, 22,7% des logements ne sont pas raccordés aux réseaux de base, 14,1% des ménages vivent en situation de surpeuplement (plus de 3 personnes par pièce), et 28,7% des habitants ont au moins une Nécessité de Base Insatisfaite (NBI) (1).

Les couches les plus modestes de la population vivent en grande partie dans des quartiers périphériques plus ou moins marginaux et illégaux, mais elles sont également présentes dans le centre ancien. Les espaces centraux et périphériques ont d’ailleurs été, pendant longtemps, associés: il y a une quinzaine d’années, le centre historique constituait le lieu d’arrivée des nouveaux migrants, qui s’y inséraient dans le tissu social, ce qui leur permettait d’organiser par la suite leur installation dans un quartier périphérique.

On constate aujourd’hui deux phénomènes parallèles: la suroccupation et détérioration de l’habitat dans le centre historique d’une part, l’extension des quartiers marginaux aux limites de la ville d’autre part. On comptait 214 quartiers marginaux en 1996, soit 48% de la superficie totale de la ville; 60% de ces quartiers étaient illégaux. Comme l’accès au foncier et au logement est, du fait de la spéculation, rendu difficile pour une grande partie de la population, les couches les moins favorisées ont élaboré des solutions ad hoc, soit en constituant légalement des coopératives de logement, soit en occupant illégalement des terrains, ce qui aboutit à l’émergence de quartiers informels. Les quartiers périphériques marginaux sont donc nés de l’incapacité des pouvoirs publics à planifier l’extension urbaine et à répondre à la demande de logements émanant des classes moyennes et populaires. Les autorités se sont longtemps contentées de réaliser des projets ponctuels de construction ou d’amélioration, sans élaborer une planification à long terme. Parfois même, l’action publique a alimenté les processus informels d’extension urbaine: la modification des limites de la capitale ou la réalisation de programmes de logements loin du centre ont ouvert de nouveaux fronts d’urbanisation, car la valeur des terrains désormais considérés comme urbains a brusquement augmenté.

Les conditions de vie et de logement des classes populaires sont très médiocres. En 1996, le service de planification de la ville avait mis au point une classification des quartiers, en combinant des critères d’accès aux infrastructures de base, de qualité du logement, d’accès à l’éducation, d’activité économique et de pauvreté. Celle-ci (tabl. 2 et fig. 3) permet d’avoir une vision plus précise des conditions de vie dans les différents quartiers de Quito en 1996: à cette époque, plus de la moitié des quartiers, abritant 25% de la population de la capitale, étaient considérés comme en mauvais ou très mauvais état.

Il n’existe pas d’étude détaillée permettant de connaître l’évolution du problème pour la période la plus récente. Étant donné les problèmes économiques de l’Équateur depuis 1998, l’accroissement de la pauvreté et l’augmentation considérable des prix du marché immobilier, on peut supposer que l’activité des trafiquants de terres reste intense. La municipalité de Quito estime qu’à l’heure actuelle au moins 50% de la production de logements dans la ville est issue de processus informels, et 50 quartiers illégaux ont été identifiés hors de la limite urbaine, dans des zones de protection écologique.

Le logement dans le centre historique

4. Les usages du sol dans le centre historique
de Quito
5. État du bâti

Le centre historique abrite, sur 2% de la superficie de la ville, 3,5% de la population totale. La place dévolue aux immeubles d’habitation est en constante diminution depuis un demi-siècle. Aujourd’hui 50% seulement de l’espace du centre historique est consacré au logement. Les activités commerciales ont investi des espaces naguère exclusivement résidentiels — ce que l’importance des espaces «à usages multiples» représentés sur la figure 4 fait apparaître.

Les conditions de logement dans le centre se détériorent depuis les années 1950. Les classes aisées l’ont progressivement quitté pour s’installer dans le Nord de la ville. Il a été progressivement réinvesti par les classes les plus modestes, à l’origine souvent des migrants, qui ont saisi l’occasion de se loger au cœur du bassin d’emploi. Ces nouveaux habitants n’ont pas été en mesure d’entretenir convenablement le bâti, dont la dégradation a été accélérée. Les multiples divisions des logements existants ont abouti à une suroccupation: en 2003, 63% des immeubles abritant des logements ont un mode d’occupation collectif ou multifamilial (seules 45% des familles ont accès à un sanitaire privatif); 49% des unités de logement sont de simples chambres et 80% des familles ont une installation électrique datant de plus de 25 ans (MDMQ, 2003).

Certes, 6% seulement des bâtiments du centre sont aujourd’hui en «mauvais» ou «très mauvais» état. Mais si l’on prend en compte les seuls immeubles d’habitation, 24% d’entre eux, soit 970 bâtiments, sont dans un état «critique» (2). On voit bien que les édifices en mauvais et très mauvais état du centre-ville sont situés avant tout dans les zones d’habitation — ou à usage multiple — (fig. 4 et 5). Les pouvoirs publics, ne s’intéressant qu’à la promotion touristique de certains monuments historiques, ont longtemps négligé le problème de l’habitat. Le centre historique a été inscrit au Patrimoine mondial de l’Humanité par l’Unesco en 1978, ce qui rend délicate toute intervention lourde.

L’action de la municipalité sur le logement

Entre 1994 et 2000

L’année 1994 a été marquée par la création de l’Entreprise du Centre Historique (ECH), dont l’objectif était la rénovation du patrimoine résidentiel et touristique dans la zone classée par l’Unesco. L’ECH a, en particulier, collaboré avec une ONG française, le Pact ARIM (Association de Restauration Immo–bilière). Le Pact ARIM est intervenu entre 1995 et 2000 dans la zone ancienne pour mener des opérations de réhabilitation d’environ 800 logements, tout en assurant le maintien dans les lieux des populations à très bas revenus. Le programme de réhabilitation intégrale développé par l’ECH visait non seulement à améliorer la question du logement social, mais aussi à remodeler l’organisation des transports et de la circulation, à préserver l’environnement, améliorer la propreté et la sécurité, tout en réorganisant le commerce populaire et en revitalisant l’activité touristique et culturelle. Mais, en 2000, une partie de ces programmes est remise en cause: le Pact Arim est exclu du jeu et ne peut plus intervenir dans le centre historique de Quito.

La rupture de l’an 2000: Quitovivienda

La nouvelle équipe municipale issue des élections de 2000 met au point une nouvelle stratégie foncière et immobilière inspirée des principes de «bonne gouvernance», basée sur la participation des habitants et une implication accrue du secteur privé et associatif. Une entreprise d’économie mixte nommée Quitovivienda est créée en 2003. Elle prend en charge la question du logement sur l’ensemble du territoire métropolitain, y compris au sein de l’aire historique. L’objectif principal de Quitovivienda est la constitution de réserves foncières permettant de mener une véritable politique de planification et d’aménagement du territoire, afin d’enrayer la spéculation et l’urbanisation anarchique et illégale.

L’entreprise a utilisé les terrains municipaux mis à sa disposition pour développer des programmes de logements destinés aux classes moyennes. Les terrains sont vendus à des promoteurs immobiliers ayant fait leur preuves, à condition que la construction soit rapide, que certains critères de qualité soient respectés et que le prix de vente final ne dépasse pas 350 dollars au mètre carré.

Par ailleurs, il existe au sein de Quitovivienda une unité de légalisation visant à faciliter les démarches des communautés de quartiers souhaitant régulariser leur situation, ce qui peut leur permettre de bénéficier à l’avenir de l’ensemble des services urbains. Cette unité a légalisé en moyenne 50 quartiers en 2003-2004.

Ces programmes n’étant pas conçus pour résoudre les problèmes de logement des plus pauvres, il est difficile d’imaginer comment ils pourront ralentir la production informelle de sol et de logement urbain. Selon M. de la Torre, directeur du service technique de Quitovivienda, ce n’est qu’un début. Une fois les réserves foncières constituées, des projets de construction de logements à caractère social utilisant les bénéfices de projets à rentabilité élevée pourront être envisagés. Mais ce système, fidèle aux principes de la «bonne gouvernance», remet le sort des classes populaires entre les mains du secteur privé.

Dans le centre historique, le volet logement du programme de réhabilitation intégrale lancé dans les années 1990 a été interrompu. En 2003, Quitovivienda a mis en place dans cette zone un programme appelé «Pon a punto tu casa» qui consiste à octroyer des prêts à taux très avantageux aux propriétaires d’immeubles anciens dégradés, afin d’en financer la réhabilitation, tout en leur fournissant gratuitement l’assistance technique pour la conception et le suivi du projet. Le programme prend ainsi en charge 30 à 50 unités de logement par an, soit moins de 5% du total des logements du CHQ considérés comme en «état critique». Même si ce programme est très adapté aux populations à très bas revenus, il est néanmoins destiné à des résidents propriétaires: aucune mesure ne prévoit d’ailleurs de contenir la hausse des loyers après réhabilitation, ce qui peut conduire à l’exclusion des locataires les plus pauvres — ce que l’action du Pact Arim tentait d’éviter.

Aujourd’hui, si la priorité de la municipalité est toujours à la promotion de la fonction résidentielle dans le centre historique — avec un objectif de 70% de la superficie du centre consacrée à l’habitat — la question de la mixité sociale et du maintien des classes populaires au sein de celui-ci est passée à l’arrière-plan. En témoignent les nombreuses opérations immobilières à forte valeur ajoutée promues par la municipalité et l’ECH depuis 2000 dans le centre historique, avec des appartements dont le prix de vente se situe entre 450 et 900 dollars au mètre carré (3), ce qui est comparable aux prix pratiqués dans le Nord de la ville pour des appartements destinés aux classes aisées.

La politique de réhabilitation du centre historique par l’ECH — tourisme, transports, propreté, organisation du commerce populaire, sécurité citoyenne — ayant été couronnée de succès, le fait qu’il n’y ait pas de volonté forte de préserver la mixité sociale ne peut que conduire à des processus de spéculation excluant peu à peu les habitants à bas revenus.

Le choix politique de 2000, illustré par l’adoption des normes de «bonne gouvernance» aboutit à privilégier les logiques privées pour la réalisation des politiques publiques de logement. La création de l’entreprise municipale Quitovivienda et les activités de l’ECH dans le domaine immobilier en sont les principales illustrations. Si d’un point de vue économique cette approche donne des résultats, elle a un coût social dont les plus pauvres font une fois de plus les frais.

Références bibliographiques

BARCIA J.-J., W.R. ORTIZ (1996). Mercado del suelo en Quito. Quito : MDMQ, Dirección General de Planificación.

CEPAL (2001). El Método de las Necesidades Básicas Insatisfechas (NBI) y sus aplicaciones en América latina. Santiago de Chile: División de Estadísticas y Proyecciones Económicas.

COURET D. (1994). Système d’information géographique, inégalité dans le logement et ségrégation spatiale à Quito (Équateur). Paris: Éd. ORSTOM. ISBN: 2-7099-1191-4.

MUNICIPIO DEL DISTRITO METROPOLITANO DE QUITO (MDMQ), (2003). Centro Histórico de Quito, Plan Especial. Quito: MDMQ.

MDMQ (1995). Quito. Ciudad y pobreza. Quito: Dirección general de planificación.

MDMQ (1996). Quito. Políticas de vivienda. Quito: Dirección general de planificación.

PAZMIÑO I. (2001). Recuperación del uso de vivienda en el centro histórico de Quito. Quito: ECH – Administración Zona Centro, MDMQ.

PEYRONNIE K., MAXIMY R. DE (2002). Quito inesperado. De la memoria a la mirada crítica Quito: IFEA – Abya Yala.

QUENTIN A. (2002). ONG et gouvernance urbaine en Amérique andine: le rôle des ONG dans les politiques publiques d’habitat au Venezuela et en Équateur. Mémoire de DEA sous la direction d’Alain Musset, EHESS, Paris.

VILLEMAINE L. (2000). Les Processus de transformation dans les centres historiques des villes latino-américaines: le cas de Quito, Équateur. Mémoire de maîtrise sous la direction d’Alain Musset, Université Paris X-Nanterre.

SIISE version 3.5 (2003). Sistema Integrado de Indicadores Sociales del Ecuador, Quito: Secretaria Técnica del Frente Social.

Notes

1. Les données de population proviennent du recensement 2001, réalisé par l’INEC (Instituto nacional de estadísticas y censos). La mesure de la pauvreté combine quatre types d’indicateurs: confort du logement, accès aux équipements sanitaires de base, éducation primaire, capacité à consommer. Les seuils retenus sont en partie fonction des caractéristiques du pays: il s’agit donc d’une combinaison de critères de pauvreté absolue et relative (CEPAL, 2001).

2. Cette différence s’explique en partie par le fait que la plupart des édifices monumentaux religieux ou publics (soit 1,5% des bâtiments de la zone classée), bénéficient d’un entretien beaucoup plus rigoureux et systématique que les immeubles d’habitation.

3. Pour avoir une idée de ce que cela représente, les opérations à vocation sociale menées par le Pact Arim permettaient d’aboutir à un prix de vente compris entre 180 et 250 dollars au mètre carré.