Sommaire du numéro
N° 80 (4-2005)

Entre Syrie et Israël: les cartes topographiques du Joulân-Golan, vecteurs de revendications territoriales

Michael F. Davie 

Département de Géographie, U.F.R. de Droit, d’Économie et des Sciences Sociales, Université François-Rabelais, Tours et chercheur UMR 8064 «Espace et Cultures», Université de Paris IV-La Sorbonne.

Résumés  
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Introduction

En partant de deux cartes topographiques récentes au 1/100 000, l’une établie par les Israéliens et l’autre par les Syriens, cartes qui couvrent le même secteur du plateau du Joulân syrien, occupé par Israël en 1967 et appelé depuis «Golan», on peut montrer que ces documents, loin de constituer des supports qui rapportent de manière similaire des données objectives et neutres d’un même «terrain», sont en fait traversées par les représentations, et donc les idéologies, de leurs commanditaires. Ces cartes ne sont rien d’autre que deux discours différents sur un même objet, devenant par là des constructions sociales datées de la (ou d’une) réalité spatiale.

Le plateau du Joulân: un espace de transition

1. Topographie, frontières et lignes d’armistice

Le Joulân est un plateau basaltique, d’environ 1 250 km2, formant un ensellement surbaissé entre le Jabal al-‘Arab (le Léja volcanique, appelé également Jabal al-Durûz ou Jabal al-‘Arab), le Jabal al-Sheikh (ou mont Hermon, qui culmine à 2 814 m) et les hauteurs de ‘Ajloûn (1 243 m). Il se prolonge, vers le sud, vers la région d’Irbid en Jordanie; à l’est et au nord-est, il se fond avec le Bâdiat al-Shâm, la steppe syrienne. À l’ouest, il domine à la fois la plaine du Houleh et le lac de Tibériade (situé à - 211 m) dont il est séparé par un escarpement disséqué; enfin, par le nord, le Joulân communique difficilement avec la Haute Galilée (al-Jalîl) et ses prolongements septentrionaux, les plateaux du sud-Liban.

Depuis des millénaires, le plateau est un lieu de passage aisé entre, d’une part, le littoral méditerranéen, ses ports et ses routes menant vers l’espace nilotique et, d’autre part, les villes de la steppe syrienne, de la Mésopotamie, de l’Anatolie et de l’Asie centrale. À une plus grande échelle, le plateau a aussi servi à la redistribution des flux entre ‘Akka (Saint-Jean d’Acre), Naplouse, Haifa, Tyr, Safad, la vallée du Jourdain, Damas et la Béqaa (carte 1).

Le plateau, loin de ne constituer qu’une forme topographique banale parmi d’autres, est aussi, depuis plus de 75 ans, une caisse de résonance géopolitique majeure dans le conflit israélo-arabe.

Dès 1922 en effet, les autorités mandataires françaises et britanniques délimitent les quatre États qu’ils venaient d’inventer au Levant: la Syrie, la Palestine, la Transjordanie et le Liban. Des frontières découpent pour la première fois les provinces arabes de l’Empire Ottoman, auparavant non bornées; elles matérialisaient ainsi les compromis trouvés entre les enjeux militaires, économiques et politiques avancés simultanément par les deux puissances européennes, par le mouvement sioniste naissant, par la population arabe locale ou par le Shérif Hussein du Hijaz (Chagnollaud et Souiah, 2004; Morlin, 1989; Yerasimos, 1986). Interfluves mineurs ou majeurs, sommets de montagnes, pistes et routes, objets remarquables, logiques militaires, économiques et géopolitiques sont tour à tour pris en compte pour fixer cette frontière et donc les nouveaux contenants étatiques.

La plaine du Houleh (le «doigt de Galilée») est ainsi rattachée à la nouvelle Palestine afin de garantir la continuité territoriale entre les colonies juives de la plaine de Jezréel ou de Megiddo, de la Basse Galilée et celles qui sont situées plus au nord (Hof, 1985). L’attribution de ce «doigt» à la Palestine permet aussi et surtout d’assurer le contrôle de l’amont du bassin-versant du Jourdain, dont les eaux avaient été déclarées vitales pour l’édification du Foyer national juif par le mouvement sioniste. Les villages chrétiens maronites tout proches sont inclus quant à eux dans le nouvel État du Grand Liban, tout comme les bourgs chrétiens des contreforts occidentaux du Hermon ou les villages chiites de la Haute Galilée. Le Joulân et le Hawrân, les greniers à blé de Damas, au peuplement majoritairement druze et sunnite, sont rattachés au nouvel État syrien. Le Yarmouk, une rivière très profondément encaissée dans le plateau, est choisi comme limite «naturelle» et commode entre la Syrie et la Transjordanie; la ville d’Irbid entre alors dans le nouveau royaume hachémite. Les populations locales, bien entendu, n’ont pas été consultées sur ce découpage.

2. Colonies de peuplement israéliennes et villages syriens du plateau du Joulân

Très exactement délimitée entre 1922 et 1923, la frontière entre la Syrie et la Palestine passe d’abord à la base du plateau, réservant à la Palestine les sources majeures du Jourdain, puis, plus au sud, suit le milieu de celui-ci, à l’aval du lac de Houleh. De là, la frontière est confondue avec les rives orientales du lac de Tibériade, puis une crête escarpée du plateau et enfin l’aval du Yarmouk. Entre la Syrie et le Liban, la frontière suit une des crêtes du Jabal el-Cheikh, épousant une limite postulée comme «naturelle» (Davie, 2004). Très imprécise, cette dernière frontière est d’ailleurs depuis 2001 au cœur du conflit entre le Liban et Israël autour des Fermes de Chebaa (Gambill, 2001; Kaufman, 2002) (1).

Cette imposition de frontières westphaliennes sur un espace auparavant dépourvu de contenants étatiques stricto sensu a profondément déstructuré les sociétés locales, tant palestiniennes que syriennes et par extension leurs territoires respectifs (Chagnollaud et Souiah, 2004). Avec la mise en place de postes de police, de douanes, de points de surveillance militaire — autant de manifestations concrètes des attributs des nouvelles entités territoriales —, la régularité et l’intensité des contacts entre villageois, de part et d’autre des frontières, baisse progressivement. Ces contacts sont par la suite encore plus limités, du fait de l’accélération, à partir des années 1930, de la colonisation de la plaine du Houleh par des immigrants juifs européens.

De même, les échanges traditionnels entre les gros bourgs et les villes palestiniens avec les capitales régionales syriennes s’étiolent lentement, du fait des nouvelles polarisations de l’espace. En effet, c’est autour des ports palestiniens et des villes importantes (Haifa, Jaffa puis Tel Aviv, Ramla, Ludd, Jérusalem…) que l’économie se restructure. Ceci est une conséquence des nouvelles logiques géostratégiques qui font valoir leur influence en Méditerranée orientale, elles-mêmes manifestations de l’expansion économique, politique, militaire et culturelle de la Grande-Bretagne dans la région. De l’autre côté de la nouvelle frontière internationale, en Syrie, Damas est promue au rang de capitale nationale; elle concentre l’essentiel des fonctions nationales et les institutions mandataires françaises. Pour l’une et l’autre de ces deux entités, le plateau du Joulân devient alors un espace périphérique, une simple interface lointaine entre des pôles nationaux ou des capitales rivales.

C’est la guerre israélo-arabe de 1948 qui sépare définitivement le plateau du reste de la Palestine. Espace de confrontation entre les milices juives, d’une part, et les armées et milices arabes, de l’autre, le front y bouge peu pendant le conflit proprement dit. Les accords d’armistice du 29 juillet 1949 (2) prévoient que les forces syriennes se retirent du Houleh central jusqu’à la frontière internationale, les secteurs évacués étant démilitarisés en attendant un accord sur leur statut final. Dans les faits, les Syriens se retirent jusqu’au Jourdain mais pas jusqu’à la frontière internationale située à une cinquantaine de mètres plus en amont; ils gardent également le contrôle de quelques centaines de mètres carrés dans la région de Dan, à l’extrême nord du «doigt de Galilée» (Gresh, 2000).

Le plateau devient alors un espace militaire fermé: il est d’une part le glacis de défense que la Syrie met en place pour se prémunir contre une percée israélienne vers Damas, et d’autre part le tremplin possible pour une future libération de la Palestine, en exploitant les avantages topographiques de la région. Les Israéliens voient le plateau comme un château d’eau nécessaire au développement de leur pays, mais qui échappe à leur contrôle direct, et surtout comme un espace militaire, d’où l’on surveille — et l’on contrôle donc — toutes leurs actions et mouvements depuis le sud du lac de Tibériade jusqu’à la pointe septentrionale de la plaine du Houleh. Ce dernier espace frontalier avec la Syrie, d’une importance géostratégique majeure pour les Israéliens, devait donc avoir un peuplement homogène. À partir de 1951, les Bédouins et les derniers villageois palestiniens sont expulsés vers la Syrie (Neff, 1994; Rabinowitz et al., 2000; Rabinowitz, Khawalde, 2000), le lac de Houleh drainé et une série de villages fondés tout le long de la ligne d’armistice, sinon dans les no-man’s land (Mallat, 2000).

3 et 4. Extrait et légende de la carte topographique syrienne au 1/100 000 (Al-Mu’assasat al-‘Amat lil-Masâhat, 1987) et légende de la carte. Reproduit avec l’autorisation de la Mu’assasat al-‘Amat lil-Masâhat.

Vu du côté syrien, le Joulân représente un espace économiquement intéressant, riche en eau par rapport à la Bâdiat al-Shâm steppique, située plus à l’est, offrant un potentiel agricole certain. Cependant, les projets d’aménagement hydraulique nécessaires à ce développement ont été arrêtés, du fait d’actions militaires israéliennes au début des années 1960. Quoi qu’il en soit, dans cet espace où les tensions sont fortes, 153 000 Syriens vivent en 1967 sur le plateau, dans 163 villages et 108 hameaux (Abu Fakhr, 2000). Plusieurs communautés religieuses, ethniques et nationales coexistent alors: chrétiennes, sunnites, alaouites, druzes, circassiennes, arméniennes, sans compter des réfugiés palestiniens de la Galilée et les tribus bédouines expulsées du Houleh.

Interface de tensions géopolitiques exacerbées (Muslih, 1993), le plateau bascule sous domination israélienne en juin 1967. Prétextant l’imminence d’une invasion arabe — des analystes contestent maintenant ce fait (Zisser, 2002) —, l’armée israélienne lance une guerre contre l’Égypte, puis la Jordanie et enfin la Syrie. Cédant aux pressions de l’aile dure sioniste réclamant le contrôle de toutes les ressources hydrauliques et l’accès à de nouvelles terres, les Israëliens occupent le plateau en deux jours et le vident de la plupart de ses habitants. 139 villages et 61 hameaux sont occupés (Abu Fakhr, 2000); des habitants résidant dans le secteur avant le 6 juin 1967, seuls 6 400 sont restés (soit 4%); ce sont pour la plupart des druzes, concentrés dans six villages des contreforts du Jabal al-Sheikh (Hermon): Majdal Shams, Buqa’ayta, Mas‘adah, Ayn Qunia, Sahita et Ghajar. Qunaytra, la capitale régionale qui abritait auparavant 20 000 personnes, est une ville morte, ses habitants ayant été contraints de partir en juillet 1967 (Mara’i et Halabi, 1992). Le 10 juillet 1967, la première colonie, Merom Golan, est fondée à proximité de cette ville; d’autres suivront rapidement.

En octobre 1973, cet espace est à nouveau le théâtre d’opérations militaires majeures. L’armée syrienne perce les lignes israéliennes sur le plateau pendant que les troupes égyptiennes traversent le canal de Suez et prennent pied dans le Sinaï. Après quelques avancées importantes, les troupes syriennes sont contraintes de se retirer et une guerre de positions s’installe. Suite à la médiation des États-Unis, un accord de désengagement est signé le 31 mai 1974; les Israéliens rendent les secteurs occupés en 1973 ainsi que 153 km2 occupés en 1967, dont Qunaytra, le 26 mai 1974. Néanmoins, quelques jours avant sa rétrocession, la plus grande partie de cette ville est détruite (Agence France-Presse, 1974; Saab, 1974); elle est restée en l’état jusqu’à aujourd’hui. Une zone démilitarisée entre les deux belligérants est délimitée et placée sous le contrôle des unités des Nations unies. Elle suit la limite des bassins-versants des cours d’eau coulant vers le Jourdain et la plaine du Houleh.

Quelques années plus tard, un événement politique majeur bouleverse le statut juridique de cet espace: le 17 décembre 1981, le Parlement israélien vote l’annexion du plateau, cédant aux pressions de son aile dure (Yishai, 1985). Bien que cette annexion n’ait été reconnue par aucun État et ait été régulièrement dénoncée par les Nations unies comme illégale et contraire au droit international (Résolution 497 du 17 décembre 1981), le plateau est de facto et de jure intégré à Israël.

Une quarantaine de colonies ont été construites depuis 1967. La population israélienne est actuellement d’environ 20 000 habitants; les druzes, qui sont à peu près 18 000 (Central Intelligence Agency, 2004), ont, à une majorité écrasante, refusé de devenir citoyens israéliens et ont toujours la nationalité syrienne (carte 2).

Le Joulân s’est ainsi profondément transformé durant les trente dernières années. Sa population arabe d’origine en est aujourd’hui absente, et le plateau a été intégré à l’univers économique, culturel, militaire et politique israélien. Les deux cartes que nous nous pro–posons de comparer ici témoignent des changement de statut et de rôle de cet espace disputé.

Comparaison de deux cartes de la région de Qunaytra

On décrira plus particulièrement le traitement, sur les deux cartes, d’un secteur d’environ 25 km par 20 km, proche de la ville d’al-Qunaytra, à proximité de la frontière de 1923 (à peu de chose près la ligne d’armistice de 1948) et de la Ligne de séparation des forces de 1974.

La carte syrienne, al-Qunaytra, mise à jour en 1987 et imprimée en 1991, fait partie de la série régulière de 89 coupures au 1/100 000 couvrant l’ensemble du pays (cartes 3 et 4). La carte israélienne, Tsfat (Zefat dans sa traduction en anglais), est la deuxième coupure d’une série de 26 feuilles du Survey of Israel (Ha-Merkaz Li-Mapouy) destinées au grand public (cartes 5 et 6). Partiellement bilingue (anglais et hébreu), elle a été mise à jour et imprimée en 1988. L’équidistance des courbes est de 20 m sur les deux séries.

5 et 6. Extrait et légende de la carte topographique israélienne au 1/100 000 (Ha-Merkaz Li-Mapouy Israel, 1988). Reproduit avec l’autorisation du Survey of Israel.

Il n’est pas de notre propos d’analyser ici la précision, la qualité ou l’exactitude de l’une ou de l’autre carte. Notons que la carte syrienne reprend des éléments tirés de la carte israélienne, et réciproquement. Seules les origines des quadrillages Mercator ou Lambert, quelques désaccords altimétriques et, bien entendu, les langues utilisées (l’arabe, l’anglais ou l’hébreu) signalent deux origines différentes. Relevons que la carte israélienne est très lacunaire pour la partie couvrant le territoire syrien au-delà de la Ligne de séparation des forces, tandis que la carte syrienne est complète de part et d’autre de cette ligne. Enfin, la carte israélienne montre les deux lignes de séparation des forces — et donc la zone tampon patrouillée par les forces de l’ONU —, tandis que la carte syrienne ne localise que la ligne la plus occidentale.

Afin de mieux mettre en valeur les différences, des éléments des deux cartes ont été redessinés puis comparées, hormis les indications de la topographie. Des cartes syriennes à la même échelle, datant des années 1960 (Idârat al-Masahat al-‘Askariyyat, 1961, 1967), ont été consultées afin d’identifier les changements survenus du côté israélien.

Les deux cartes analytiques suivantes ont été établies par l’auteur pour permettre une comparaison des éléments qui différencient les documents initiaux. La première (carte 7) résume les données syriennes ainsi que les éléments de présence israélienne reportés sur la carte syrienne actuelle. La seconde (carte 8) résume l’information portée sur la carte israélienne du même secteur.

La carte, un discours idéologique sur l’espace

Une carte topographique est souvent considérée comme une représentation «objective», analogique et datée, de l’espace. Invention militaire, elle serait ainsi l’image fidèle de l’espace matériel, schématisée certes, mais qui reproduit pour l’essentiel la «réalité» visible. On pourrait alors s’attendre à ce que deux cartes topographiques d’un même espace, à la même échelle et levées à des dates proches, produites par deux États voisins, montrent sensiblement la même chose.

7. Données-clés figurant sur la carte syrienne
8. Données-clés figurant sur la carte israélienne

En fait, au-delà des particularités inhérentes aux techniques de dessin, à la langue ou à certains choix graphiques, deux cartes pourront s’accorder sur un certain nombre d’éléments (l’espace matériel, la topographie), mais différer sur le choix d’autres objets ou sur l’importance accordée à ceux-ci. Ces différences constituent un système de signifiants à décoder d’un point de vue idéologique: la carte est alors considérée comme un discours, voire un métarécit sur l’espace, au même titre que la littérature ou la photographie.

Que la carte soit syrienne ou israélienne, une même colline ou une même vallée, un même bourg, occuperont certes la même position; par contre, l’absence de certains éléments ou l’insistance à en faire figurer d’autres dévoilent une «pensée» sur l’espace, une représentation qui ne peut être neutre. Les divergences constatées entre les cartes renvoient alors à des sens projetés plus ou moins volontairement. Ici, les cartes servent de vecteurs à deux discours nationaux sur un espace revendiqué en totalité par chacun des deux États.

Ainsi, la fonction principale de la carte israélienne est de localiser et de nommer les objets et les étendues qu’aucune frontière ne sépare d’Israël. La toponymie est israélienne et inventée pour les besoins de l’occupation et de l’annexion; inversement, la toponymie arabe est gommée et de nouveaux noms la remplacent, notamment pour les reliefs et les cours d’eau, en puisant dans les Écritures. Après tout, nommer, c’est posséder (3).

Sur la carte israélienne, les bourgs et villages arabes d’avant 1967 sont représentés par un symbole signifiant «ruines», mais sur la carte syrienne, il est question de «villages». Sur la carte syrienne, toutes les routes secondaires reliant les villages et les hameaux sont signalées; sur la carte israélienne, elles ne sont que des «pistes» utiles au tourisme national, qui s’appuie sur des réserves naturelles créées à partir des années 1980  (Krakover, Gradus, 2002).

Mais la carte israélienne montre surtout l’empreinte d’une population juive installée dans un espace déclaré «vide» qui serait revenu de droit à ses propriétaires historiques après des siècles d’exil. Pour les Israéliens, les villages (les colonies) sont à la fois des lieux d’une économie agricole performante et d’une activité industrielle légère de pointe, mais surtout des symboles tangibles d’un sionisme victorieux, organisé en front pionnier, des avant-postes de défense du heartland israélien. D’ailleurs, plus de 50% du Golan serait intégré au système militaire (Soffer et Minghi, 1986). Vus de l’espace, les seuls objets visibles sur le plateau sont d’ailleurs les colonies (Cleave, 1995), matérialisant bien l’absence de l’un des acteurs — la population arabe — de la production de l’espace du plateau.

Bien entendu, toutes les colonies et la nouvelle infrastructure routière qui les relie à Israël stricto sensu sont représentées, de même que les nouvelles routes militaires parallèles à la Ligne de séparation des forces de 1974. Ces activités ne nécessitent qu’un réseau routier minime, mais stratégique: il converge tout naturellement vers la plaine du Houleh et, plus au sud encore, vers la plaine de Beisan, de Jezréel, de Megiddo, et donc vers la plaine littorale telavivienne.

Le message est sans ambiguïté: le Golan est définitivement annexé, judaïsé et entièrement intégré à Israël; sa frontière avec la Syrie — et donc avec le monde arabe — est la Ligne de désengagement des forces de 1974. Le Golan est Israël.

Quant à la carte syrienne, elle représente l’existant (en reprenant des éléments des cartes israéliennes, comme les nouvelles colonies implantées sur le plateau après 1967, ou la nouvelle infrastructure routière), tout en montrant un espace à présent disparu, celui d’avant le 6 juin 1967, date du début de la guerre. Elle montre tous les villages syriens dans leur état initial, l’infrastructure routière d’alors, la Ligne de séparation des forces de la guerre d’octobre 1973 et surtout la frontière internationale ou la ligne d’armistice de 1949, les seules reconnues par la communauté internationale.

Ainsi, la carte syrienne montre l’espace tel qu’il était avant l’éviction ou la fuite des habitants: un semis dense de bourgs, de villages et de hameaux, hiérarchiquement organisés et reliés entre eux par un maillage serré de pistes et de routes, autant d’indices des liens sociaux forts tissés entre les différents segments de la société locale, quelles qu’aient été leurs origines ethniques ou religieuses. Cette société, encore très rurale en 1967, était polarisée autour de Qunaytra, elle-même située sur l’une des grandes routes stratégiques du Moyen-Orient.

Pour le discours cartographique qu’est la carte syrienne, le message est tout aussi clair et chargé d’idéologie nationaliste: les villages syriens, quoique — provisoirement — vidés de leurs habitants, sont toujours là et la colonisation israélienne n’est qu’une fine couche éphémère, un «rajout» superficiel sur un espace profondément syrien et arabe (Muslih, 1993). Pour les Syriens, donc, la colonisation israélienne de ce plateau, produit d’une idéologie et d’immigrés occidentaux, n’est que provisoire dans les temps moyen et long. La Ligne de séparation des forces n’est pas une frontière internationale, et l’espace retrouvera son aspect d’avant 1967, et surtout ses toponymes arabes d’origine. Sous le Golan, donc, le Joulân.

Le gradient de la césure (Pradeau, 1994), qu’elle soit matérielle ou métaphorique, est très fort entre ces deux mondes fondamentalement différents que sont la Syrie et Israël, interdisant alors toute culture transfrontalière et bien évidemment toute idée de partage.

Conclusion

Le dilemme est là: quelle valeur accorder à ces cartes topographiques puisque chacune présente une «vérité» spatiale différente ?

Il ressort que le territoire syrien n’est pas celui des Israéliens et l’on a affaire à des discours qui affirment la présence de deux territoires exclusifs, strictement superposés et sans aucune interconnexion. Même les villages druzes ou alaouites, situés plus au nord, ne jouent aucun rôle d’interface: les sociétés israélienne et arabe se tournent le dos, se diabolisent réciproquement, s’insèrent dans deux histoires différentes, et enfin construisent deux univers économiques et culturels antinomiques.

Les deux cartes illustrent les réalités de la territorialisation de ce même espace. Le contrôle israélien passe par l’annihilation de l’espace matériel syrien et de l’imposition d’une discontinuité radicale dans le continuum du Proche-Orient arabe. La rupture passe par une reterritorialisation centrée sur Israël stricto sensu par des acteurs récemment immigrés, puis par une appropriation symbolique de ce même espace par le biais de nouveaux toponymes en hébreu. Cette version de la lecture de cet espace particulier a été un succès, puisque même les médias occidentaux reprennent le nom israélien du plateau («Golan»), et non pas son nom arabe («Joulân»).

L’espace israélien ignore totalement la situation préexistante: il l’exploite, utilise les villages abandonnés comme carrières de pierre de taille, remembre des champs suivant des logiques économiques ou agronomiques propres, et installe des villes et colonies selon des besoins militaires ou idéologiques. L’éradication de l’espace prend sens (Guermond, Mathieu, 2005) et la colonisation du Golan reprend les mêmes logiques de fronts pionniers en Cisjordanie (Weizman, Segal, 2004) ou de la colonisation occidentale de jadis (Casti, 1998; Casti, 2001). Alors, un nouveau paysage est mis en place, en rupture complète avec celui qui l’a précédé, rendant visible le changement de statut du plateau.

Sur un espace postulé sans Histoire depuis plus de deux mille ans et temporairement peuplé par des Arabes de passage ne pouvant alors prétendre à aucun droit, une nouvelle société affirme la légitimité de sa présence (Sanbar, 2004). Une représentation particulière de l’espace, une géographie imaginée (Kobayashi, 2004; Said, 2000) légitimeront alors un projet concret d’appropriation et de peuplement.

Sur le plan cartographique, puisque nommer ou renommer une terre et la représenter sur une carte sont des actes de prise de contrôle réels et symboliques, la carte n’a aucune raison de montrer le territoire des précédents habitants; leur existence est gommée, littéralement et métaphoriquement, par le cartographe israélien, car toute lecture non conforme à l’histoire officielle de la Nation et de son espace est perçue comme dangereuse (Litvack, 2004).

Pour les Syriens par contre, l’insistance à montrer sur leurs cartes l’espace tel qu’il était avant 1967 signale que s’ils ne sont pas maîtres de l’espace matériel, ils contrôlent la dimension symbolique ainsi que les moyens de sa représentation à travers une cartographie «à distance» (Ashcroft, 2004). Par ce geste cartographique, ils légitiment leurs revendications politiques et donc spatiales. Leurs cartes participent d’un retournement de la situation coloniale, si finement analysée par Said (1979, 2000). En figurant l’espace tel qu’il était avant 1967, en reconnaissant les modifications apportées par les Israéliens, les Syriens signalent surtout qu’être absent de l’espace ne signifie pas être renvoyé du temps (Sanbar, 2004).

La carte syrienne «fossilise» un espace, le plus souvent rasé et vidé de ses habitants; elle montre un plateau encore physiquement structuré par les villages et les pistes, même si ce n’est plus le cas. Pour les Syriens, donc, loin de constituer un res nullius, une «terre sans hommes pour des hommes sans terre» revendiquée par «un peuple sans terre qui revient à une terre sans peuple», leitmotivs sionistes de Zangwill à Herzl, de Weizmann à Ben Gourion, de Meïr et de leurs successeurs (Debié, Fouet, 2001), le Joulân est un espace arabe riche en histoire et en liens sociaux. En résumé, une somme de lieux uniques avec lesquels chaque élément de la population arabe avait tissé des liens d’identification forts, des idiotopes (Pascual-De-Sans, 2004), jusqu’à une date très récente. Pour la population joûlanî expulsée, la reterritorialisation s’est effectuée ex nihilo dans les banlieues de Damas et la diaspora joûlanienne, telle la palestinienne, se remémore et mythifie la terre perdue (Khalili, 2004) ) dans l’attente du Retour (Mardam-Bey, Sanbar, 2005). Pour les Syriens, la carte contribue à ce devoir de mémoire, à la cristallisation du souvenir.

La carte est alors bien une construction sociale de la (ou d’une) réalité. Dans toutes les cultures, une histoire peut être narrée et structurée en une rhétorique qui organise toutes les représentations dans une séquence configurée (Schnell, 2004), un métarécit. Syriens et Israéliens construisent alors tout naturellement «leur» espace à travers «leur» discours particulier, pour produire, chacun, leur «vraie» carte.

Cartes

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Notes

1. Voir dans M@ppemonde 2/2005, n° 78, l’article «Récents litiges frontaliers entre Syrie et Liban»

2. ISRAELI-SYRIAN GENERAL ARMISTICE AGREEMENT

3. L’exemple heuristique est le remplacement du toponyme «Palestine» par le toponyme biblique «Israël». Sur le Plateau, Allon ha-Bashan, Aniam, Nuv, Maale-Gamla et Yonatan font référence aux Écritures (Cohen, Kliot, 1992).