N° 80 (4-2005)
|
Bilan de l’envasement en Baie de Seine sud-orientale
depuis deux cents ans
Sébastien Garnaud , Thierry Garlan
S. Garnaud: Centre CNRS M2C, UMR 6143, Caen |
Introduction En France, depuis 1990, les études sur les dépôts de vase dans les fonds marins côtiers ont été limitées à de rares secteurs (golfe de Gascogne, embouchure de la Seine, golfe du Lion) et sont quasiment inexistantes dans les départements et territoires d’outre-mer. Pourtant, la connaissance de l’évolution de la sédimentation fine est devenue nécessaire dans ces milieux côtiers sensibles, soumis à de nombreuses pressions liées aux activités anthropiques et où les intérêts sont souvent divergents: aménagements portuaires, exploitation de la mer pour la pêche et la conchyliculture ou encore tourisme balnéaire. En effet, les dépôts de vase en domaine marin côtier et de plage peuvent avoir de multiples répercussions et concerner différents secteurs d’activité économique. Parmi les facteurs les plus préoccupants, on peut citer la dégradation de la qualité des eaux, l’apparition temporaire de dépôts inesthétiques de vase à certaines époques de l’année, comme par exemple sur certaines basses plages de la côte du Calvados, ou encore une modification de la nature des fonds marins pouvant entraîner à terme un déplacement des zones de pêche actuelle.
Avec ces perspectives appliquées, l’étude des petits fonds marins voisins des côtes du Calvados (fig. 1) a été entreprise afin de comprendre l’évolution de la sédimentation fine à des échelles de temps intégrant le siècle, l’année et la saison. Grâce aux documents cartographiques remontant au début du XIXe siècle, il est possible de comprendre l’évolution de la nature des fonds marins avant même les premiers aménagements de la Seine, puis d’en faire un suivi. Les données les plus récentes proviennent de plusieurs campagnes en mer effectuées entre 1998 et 2001, qui ont permis d’identifier les sédiments marins et d’observer leur évolution tout au long de l’année en fonction des périodes d’étiage et de crue de la Seine. Méthodes de reconnaissance et de cartographie des sédiments marins superficiels Méthode du plomb suiffé La méthode du plomb suiffé a été utilisée à partir des années 1810-1820 pour cartographier l’ensemble du domaine marin côtier français, sous la direction de l’ingénieur hydrographe de la marine nationale, M. Beautemps-Beaupré. Elle a été utilisée jusqu’en 1940-1950 (Garlan, 1995a, b). Ce système permettait de procéder à des reconnaissances rapides de la bathymétrie et de la nature des fonds marins grâce à un plomb de sonde de 5 kg descendu à l’aide d’un touret et positionné au cercle hydrographique. Le plomb de sonde comportait une cavité remplie de suif sur la face inférieure. Ainsi, au contact avec le fond, les sédiments les plus fins adhéraient au suif tandis que les sédiments plus grossiers de type graviers et galets laissaient seulement une empreinte. Ces informations sur la nature du fond étaient reportées à côté de chaque point de sonde selon un codage bien défini: Sf (sable fin), Sv (sable vaseux), Gr (graviers)… Ces relevés étaient effectués selon un maillage très serré à proximité des côtes, les points étant souvent distants de seulement 20 à 40 mètres et les profils de 75 à 100 mètres. Tout le littoral français, de la Manche à la Méditerranée et à l’outre-mer a ainsi été cartographié entre les années 1820 et 1940, constituant une précieuse base de données de plusieurs centaines de milliers d’annotations sur la nature du fond des côtes françaises. Ces données sont encore couramment utilisées par le SHOM (Service Hydrographique et Océanographique de la Marine) pour la réalisation des cartes sédimentologiques (cartes G) et permettent de pallier le manque de données récentes dans les secteurs où les fonds ont peu évolué au cours du temps (Gabeloteau, 1994; Garnaud et Garlan, 1998). Techniques récentes d’échantillonnage Afin de caractériser la nature des sédiments, les fonds de la Baie de Seine ont été prospectés avec différents moyens de prélèvement dès les années 1960. À l’époque, les prélèvements étaient systématiquement réalisés à l’aide d’une drague de type Rallier du Baty pour remonter le matériel grossier qui constitue les fonds de la plus grande partie de la Baie de Seine. Cette méthode d’échantillonnage consistait à traîner un large filet sur le fond, sur une distance plus ou moins longue, et d’en récolter son contenu une fois remonté sur le bateau. Cette technique avait le désavantage de mélanger les sédiments superficiels et de lessiver les fractions fines du sédiment. Dans les fonds meubles et peu profonds de la Baie de Seine, C Larsonneur (1964) a utilisé une drague plus spécifique, formée d’une partie métallique tronconique où s’accrochait un sac en toile finement tissé. Cette drague avait l’avantage d’être moins perméable aux fractions fines, les mélanges restaient néanmoins importants; c’est pourquoi on effectuait les prélèvements sédimentaires au milieu du sac. À la fin des années 1970 et de nos jours, lors des différents travaux de reconnaissance des fonds marins, des moyens de prélèvement plus ponctuels que la drague sont utilisés, de type bennes (Shipeck et Hamon) et carottiers. Fonds sédimentaires en Baie de Seine orientale au cours du XIXe siècle La mise à disposition par le SHOM de documents anciens datant du début et de la fin du XIXe siècle (1834, 1880, 1894 et 1913) a permis de reconstituer les faciès sédimentaires de cette époque et ainsi de caractériser l’évolution des fractions fines avant même les aménagements majeurs de l’estuaire de la Seine. Les cartes sédimentaires issues de l’interprétation de données plomb suiffé montrent des modifications importantes de la couverture sédimentaire, avec des périodes d’envasement du même ordre que celles observées de nos jours.
Au début du XIXe siècle, les sédiments fins se déposent dans les zones abritées de l’embouchure, là où les courants de marée sont les plus faibles (fig. 2a). Ces dépôts sont cependant facilement remobilisables par la divagation des chenaux, responsable des cycles d’érosion-sédimentation, entraînant de rapides changements morphologiques de l’embouchure par redistribution des stocks sédimentaires sableux et vaseux. Ainsi, en 1834 (fig. 2a), les fonds côtiers devant l’embouchure de la Seine étaient peu envasés alors que les cartes de 1880 et 1894 (fig. 2b, c) montrent un accroissement de la sédimentation fine avec une progression des surfaces envasées (sables vaseux et vases sableuses) de 70%. Dans la littérature ancienne (Lavoinne, 1885; Lennier, 1885), les avis divergent quant à l’explication de l’envasement de ce secteur constaté sur la période 1880-1894 et observé en même temps plus au nord de l’embouchure (carte des abords du Havre de 1883, in Lennier, 1885). En fait, la question posée à l’époque est surtout celle de l’impact réel de la construction des 44 km de digue situés sur les deux rives de la Seine (fig. 1) entre la Mailleraye (pk 302) et la Risle entre 1848 et 1867. Cet aménagement a probablement déplacé la zone de sédimentation fine vers l’aval, sous l’effet de la chasse plus puissante résultant de l’endiguement de ce tronçon.
Évolution de l’envasement des fonds marins de 1913 jusqu’à nos jours Situation de la Baie de Seine orientale depuis 1913 La carte du SHOM de 1913 montre que les fonds marins situés à l’ouest de Deauville sont caractérisés par une couverture sédimentaire sableuse où les surfaces envasées qui représentaient 85% des fonds en 1894 ne sont plus que 15 à 20% en 1913 (fig. 2c, d). Le retour à une dominante sableuse du domaine marin côtier en 1913 est imputé aux grands aménagements de l’estuaire amont de la Seine, c’est-à-dire à la construction de deux digues insubmersibles opposées jusqu’en amont d’Honfleur (1894-1905).
La construction de cet ouvrage a entraîné le déplacement plus en aval de la sédimentation sableuse et le piégeage latéral amont, en arrière des digues, des sédiments fins. Ce déplacement sableux a également obligé le port du Havre à ouvrir en 1913 son actuel chenal d’accès vers l’ouest pour prévenir l’ensablement du précédent chenal, situé plus au sud. Après la carte Plomb suiffé établie en 1913, la cartographie des fonds marins ne reprend qu’en 1967; elle est issue de missions en mer réalisées par l’université de Caen. Il y a donc une lacune d’observation de plus de 50 ans, impossible à combler.
L’étude comparative des cartes récentes de la répartition des sédiments montre une évolution des fonds marins: alors que les sables fins dominent en 1967 (>70% de l’aire du domaine marin), on passe en 1977 à un système constitué principalement de sédiments vaseux (fig. 3, tabl. 1). Cet accroissement, déjà décrit dans le secteur de l’embouchure, est contemporain des derniers endiguements de l’estuaire aval de la Seine, qui ont eu pour conséquence le déplacement des stocks sédimentaires sableux ou vaseux dans le système estuaire-baie. Contrairement à ce qui s’était produit en 1913, les derniers aménagements de l’estuaire ont surtout provoqué un déplacement des stocks de vase, ce qui s’explique par une migration du bouchon vaseux vers l’embouchure (Avoine, 1986). En 2000, nos travaux ont mis en évidence un envasement toujours croissant puisque la surface couverte par les vases a été multipliée par cinq en l’espace de deux décennies (6 km2 en 1977, 31 km2 en 2000; tabl. 1).
Évolution annuelle et saisonnière actuelle
Nos investigations récentes dans la Baie de Seine sud-orientale, menées entre septembre 1998 et juin 2001, montrent qu’aux faibles profondeurs (<10 m), le domaine marin côtier est soumis à des périodes d’envasement de courte durée (quelques mois). Ces envasements se manifestent par de vastes placages de vase fluide de 1 à 5 cm d’épaisseur (fig. 3) venant recouvrir les fonds composés initialement de sables fins à moyens. Ces dépôts de vases se mettent en place dans des conditions particulières de crue estuarienne. En effet, ces placages de vases ont été observés seulement lors de l’hiver 1998-1999, durant le maximum de crue de la Seine en mars 1999 (débit liquide >1 500 m3.s-1). Même si ces conditions de crues sont réunies annuellement, des placages bien individualisés de vases ne sont plus apparus depuis 1999 sur le site d’étude. La mise en place de vases est donc bien liée à un épisode exceptionnel qui s’explique par une crue soutenue (190 jours), survenue après deux années de crues modérées et l’incorporation, en plus de la charge solide apportée par la crue de la Seine, d’un large stock de sédiments vaseux préalablement conservé au sein de l’estuaire aval durant les deux années précédentes, par exemple latéralement au niveau des vasières intertidales de l’embouchure (Garnaud et al., 2002). Cette crue atypique a été qualifiée de crue estuarienne au regard de l’importance prise par les stocks de vases préalablement déposés dans le système estuarien. Malgré les fortes crues de 2000 et 2001 (débits >2 000 m3.s-1), aucun dépôt de vases n’a été détecté en face des plages du Calvados. En effet, ces crues soutenues n’ont pas permis au stock sédimentaire de l’estuaire de se reconstituer depuis l’hiver 1998-1999. Suite à cet épisode d’envasement de l’hiver 1998-1999, on a observé, au cours des mois suivants, une redistribution des vases initialement déposées; toutefois, une partie de ces dépôts fins de crue a été préservée par mélange avec les sables fins en place sur le fond. De ce fait, à l’échelle de la Baie de Seine sud-orientale, l’envasement entre 1995 et 2000 est passé de 3% à 35%. Et demain? Quelques éléments permettent de penser que ces fonds marins côtiers s’envasent à une échelle de temps indépendante des épisodes de crue. Bien que l’ensemble des aménagements au sein de l’estuaire ait réduit l’espace intra-estuarien disponible et entraîné le déplacement des vases vers le domaine subtidal, on constate une augmentation des apports en vases au cours du temps. Depuis la fin des années 1970, il a été montré que les épisodes de crue sont 2,5 fois plus nombreux que pendant la période précédente (1941-1977; fig. 4) (Garnaud, 2003). Des travaux récents montrent l’impact des variations du climat sur l’augmentation des épisodes de crue (e.g. en Europe: Rimbu et al., 2002) et donc des apports de sédiments, notamment des vases, de différents fleuves mondiaux sur les plates-formes (e.g. en Californie: Sommerfield et al., 2002). Dans l’estuaire de la Seine, les multiples aménagements ont incontestablement eu une influence sur l’envasement des fonds marins peu profonds mais ont fortement occulté le signal climatique. Si la tendance à l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des crues se confirme à l’avenir, un accroissement de l’envasement résiduel sera très vraisemblablement observé sur l’ensemble de la Baie de Seine orientale du fait d’apports importants et continus de particules fines. D’une manière plus générale, le suivi de la couverture sédimentaire des fonds subtidaux sur plusieurs années permettrait de prédire l’impact et le temps de retour des processus paroxysmiques entraînant des dépôts de vase en Baie de Seine sud-orientale, et d’apprécier l’impact sur ces mêmes fonds des nouvelles implantations portuaires actuellement en cours de construction à l’embouchure de la Seine.
Conclusion Depuis ces vingt dernières années, la couverture sédimentaire des fonds de la Baie de Seine sud-orientale est composée de sédiments sablo-vaseux. Au cours de leur histoire, ces fonds marins ont subi de multiples modifications, regardant la bathymétrie aussi bien que la nature des fonds. Les fonds marins réagissent actuellement à des épisodes d’envasement de durée plus brève qui mettent en place de grandes quantités de vases lors d’épisodes de crue estuarienne. Ces dépôts de vases peuvent avoir des conséquences négatives pour les activités liées au domaine marin ou littoral. Cette étude semble néanmoins démontrer le caractère relativement exceptionnel de ces apports, qui sont conditionnés par la conjonction de différents paramètres environnementaux (présence d’un stock sédimentaire intra-estuarien, crue soutenue). La connaissance de l’évolution de la sédimentation vaseuse apparaît de nos jours comme un préalable à l’élaboration de tout projet économique tourné vers des activités maritimes ou de loisirs. Références bibliographiques AVOINE J. (1986). «Sediment exchanges between the Seine estuary and its adjacent shelf». Journal of the Geological Society, 144, p. 135-148. GABELOTEAU I. (1994). Validité et utilisation des données sédimentologiques anciennes obtenue à l'aide du plomb suiffé. Brest: INTECHMER/EPSHOM, 68 p. GARLAN T. (1995a). «Caractérisation des fonds et des sédiments sous-jacents du plateau continental au domaine océanique». Revue Scientifique et Technique de la Défense, 2, p. 169-172. GARLAN T. (1995b). «La cartographie des sédiments du littoral français. Résultats et objectifs». Journal de la Recherche Océanographique, 20 (1-2), p. 50-54. GARNAUD S. (2003). La sédimentation fine sur une plate-forme interne actuelle macrotidale: la Baie de Seine sud-orientale (France). Thèse de doctorat de l’université de Caen, 307 p. GARNAU S., GARLAN T. (1998). «Dynamique sédimentaire du pertuis d'Antioche (Charente-Maritime). La carte sédimentologique 6333G du SHOM». 17e Réunion des Sciences de la Terre, Brest, 31 mars au 3 avril 1998, p. 118-119. GARNAUD S., LESUEUR P., LESOURD S., POUPINET N., BRUN-COTTAN J.-C. (2002). «Caractérisation des variations lithologiques saisonnières des sédiments de la Baie de Seine orientale; impact des crues de la Seine (France)». Comptes Rendus Geoscience, 334, p. 323-330. GARNAUD S., LESUEUR P., LESOURD S., GARLAN T., CLET M., BRUN-COTTAN J.-C. (2003). «Holocene to modern fine-grained sedimentation on a macrotidal shoreface-to-inner shelf (eastern Bay of the Seine, France)». Marine Geology, 202 (1-2), p. 33-54. LARSONNEUR C. (1964). «Petite drague pour fonds meubles et peu profonds». Bulletin de la Société Linnéenne de Normandie, 5 (10), p. 94-96. LARSONNEUR C., HOMMERIL P. (1967). «Sédiments et sédimentation dans la partie orientale de la Baie de Seine». Revue des sociétés savantes de Haute-Normandie, 47, p. 45-75. LAVOINNE E. (1885). «La Seine maritime et son estuaire». Encyclopédie des travaux publics. Paris: Baudry et Cie & E. Leroux, 311 p. LENNIER G. (1885). L'Estuaire de la Seine. Mémoires, notes et documents pour servir à l'étude de l'estuaire de la Seine. Le Havre: Hustin imprimerie, 2 vol. et 1 atlas. RIMBU N., BORONEANT C., BUTA C., DIMA M. (2002). «Decadal variability of the Danube river flow in the lower basin and its relation with the North Atlantic Oscillation». International Journal of Climatology, 22 (10), p. 1169-1179. SOMMERFIELD C.K., DRAKE D.E., WHEATCROFT R.A. (2002). «Shelf record of climatic changes in flood magnitude and frequency, north-coastal California». Geology, 30 (5), p. 395-398. |