Sommaire du numéro
N° 80 (4-2005)

La Leçon de géographie, un tableau peint par Girodet en 1803

Jean-Pierre Chevalier 

IUFM de l’académie de Versailles, E.H. GO.,
UMR 8504, Géographie-cités.

Résumés  
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La Leçon de géographie est le titre d’un tableau peint en 1803 par Anne-Louis Girodet (1767-1824) et acquis par le musée de sa ville natale, Montargis. Le tableau y a été présenté du 14 mai au 12 juin 2005, puis ensuite au musée du Louvre du 22 septembre 2005 au 2 janvier 2006, dans le cadre d’une exposition rétrospective sur le peintre.

Le spectateur est immédiatement touché par la relation entre le docteur Trioson (1) et son fils Benoît-Agnès (2). Il est sensible à la qualité du trait du peintre et à son habile composition, mises en valeur par les historiens de l’art S. Lemeux-Fraitot et R. Dagorne (2005).

Pour un géographe, il s’agit d’interroger le thème de la leçon de géographie en peinture à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles.

Le globe terrestre, objet des peintres

Le globe terrestre est au centre du tableau; le docteur Trioson le tient entre ses bras, un doigt pointé vers le bassin méditerranéen. Son fils Benoît-Agnès regarde attentivement dans cette direction: il pose son doigt sur le globe pour localiser les derniers combats entre César et Pompée, combats décrits dans les Commentaires sur la guerre civile de César qu’il tient sous sa main gauche.

1. Anne-Louis Girodet, la Leçon de géographie.
Cliché aimablement communiqué par le Musée Girodet de Montargis

Ce n’est bien sûr pas la première fois que des globes terrestres sont représentés dans des tableaux. La peinture flamande du XVIIesiècle, notamment, est riche en cartes et en globes. Déjà, au musée Girodet, dans la salle voisine de celle où est exposée la Leçon, deux tableaux jumeaux de Hieronymus Janssens (1624-1693), intitulés tous deux Galerie de tableaux visitée par des amateurs, comportent respectivement une représentation d’un globe terrestre et d’une sphère armillaire. La présence de ces objets dans deux tableaux associés rappelle le couple l’Astronome et le Géographe peints par Vermeer en 1669 (Schneider, 2005). D’autres tableaux du même peintre nous montrent des intérieurs avec des cartes des Pays-Bas ou de l’Europe. Peindre le monde en carte et en globe, c’est alors exprimer un pouvoir politique, économique ou intellectuel.

Bien qu’il s’inscrive dans une riche tradition iconographique, le globe de la Leçon de géographie de Girodet présente plusieurs originalités. Contrairement à la plupart des globes de l’époque, il n’est pas posé droit sur son axe, comme l’était par exemple celui de la Leçon de géographie de Louis XVI au Dauphin dans la cour du Temple, dessinée par le comte de Paroy (3). Cette position oblique, couchée, s’explique par le fait que le docteur Trioson l’enserre, ce qui permet aussi à son fils Benoît-Agnès de s’y pencher comme sur une carte.

Cette disposition est loin d’exprimer une maîtrise symbolique du monde. Les regards circulent d’abord du père au fils, puis de l’enfant au globe sur lequel, enfin, leurs doigts convergent. Il se dégage de la scène un sentiment de forte intimité, bien au-delà de la représentation de la simple transmission de connaissances.

La spontanéité de la scène est renforcée par la présence incongrue d’une mouche — rendue avec une grande dextérité technique — posée sur le globe, prête à s’envoler face au spectateur. Déjà, dans ses précédents portraits de Benoît-Agnès, Girodet avait glissé quelques détails pittoresques: hanneton, papillon. Ici la mouche évoque tout ce qui peut distraire l’enfant de sa leçon, tout ce qui est fugace (Lemeux-Fraitot, Dagorne, 2005). Elle nous signifie aussi, comme pourrait le faire Magritte, «ceci n’est pas la terre. Ceci est un globe de carton».

Les cartes et les globes des peintres sont donc des objets polysémiques, qui nous renvoient tant au monde qu’ils représentent qu’aux hommes qui les possèdent, et dont, objets rares et précieux, ils signalent la richesse (Pelletier, 1999).

Deux regards sur la carte du monde

Le globe de la famille Trioson nous donne à voir une géométrie astronomique, mais permet aussi d’identifier des territoires. En latitude, l’équateur, le tropique nord et le cercle polaire arctique sont nettement visibles. Un seul méridien est figuré, celui de l’île de Fer, île la plus occidentale de l’archipel des Canaries. C’est, depuis une ordonnance de Louis XIII, le méridien d’origine utilisé par les géographes français, avant qu’ils ne se réfèrent aux méridiens de Paris et de Greenwich.

Sur la face du globe présentée au spectateur les contours des continents sont nettement tracés et les noms de plusieurs mers et océans lisibles: Océan Glacial au pôle, Mer du Nord à l’emplacement de l’Atlantique nord et enfin Mer du Sud, terme qui désigne curieusement le Pacifique nord et central.

Le globe ayant servi de modèle au peintre est probablement postérieur à 1730, date de la découverte de la côte de l’actuel Alaska, signalée sur l’objet. Il serait antérieur à 1763, date de la perte des territoires français du Canada encore représentés ici.

On remarque d’ailleurs une forte présence fran–çaise dans toute l’Amérique du Nord. Le spectateur peut voir, des Rocheuses au Saint-Laurent, le Canada ou Nouvelle France, alors que le Missisipi [sic] coule en Louisiane. Sur la façade orientale de l’Amérique septentrionale, entre les Isles des Antilles et le Grand Banc au large de Terre Neuve se situe la Mer de la Nouvelle France. Cette présentation de l’ensemble des colonies françaises d’Amérique par Girodet en 1803, date précise où, dans le cadre du traité de Paris, Bonaparte cède la Louisiane pour 80 millions de francs aux États-Unis, est peut-être un clin d’œil irrévérencieux au Premier consul.

Les deux personnages du tableau sont censés néanmoins s’intéresser à l’Espagne et non à l’Amérique. Les frontières de ce pays sont les seules à être soulignées d’un trait orange. À l’inverse des autres écritures représentées sur le globe, le pied des lettres du mot Espagne n’est pas orienté vers le sud, mais en fonction du bas du tableau, c’est-à-dire ici vers le nord-ouest. Le spectateur repère ainsi plus aisément les lieux où César affronta les dernières troupes de Pompée.

Tout cela laisse à penser que l’objet représenté n’est pas la copie fidèle d’un globe existant et que le peintre a choisi les éléments qu’il donnait à voir. Le dispositif permet d’aller de l’Espagne, pour l’évocation de la leçon d’histoire ancienne, à la Louisiane, au premier plan du tableau et de l’actualité politique.

Localiser l’histoire sur le globe

Le regard de Benoît-Agnès et son index convergent vers l’Espagne, pointée du doigt par son père. Les gestes et les regards des deux personnages montrent l’importance de l’activité de localisation au cours de la leçon.

Localiser sur le globe est une pratique ancienne dans l’enseignement de la géographie. Dès le XVIIe siècle, elle est analysée comme une activité complexe ne se limitant pas au repérage des coordonnées d’un lieu. Jean François, pédagogue jésuite (4), distinguait quatre degrés dans les apprentissages géographiques: l’intelligence des termes, l’usage des cartes, la représentation des réalités géographiques «sur le Globe naturel, en leur lieu propre, et en leur assiette naturelle», et le raisonnement explicatif proprement dit. Il s’agit non seulement de pouvoir localiser mais aussi de «raisonner à partir des supports visuels» (Besse, 2004).

Localiser sur le globe n’est donc pas, quand Girodet peint, une pratique innovante. En cette même année 1803, le Rapport de la commission nommée pour le choix des livres classiques des lycées, dans les classes de latin et de belles-lettres rappelle que la localisation géographique sert à la compréhension. Les auteurs de ce rapport (5) recommandent l’usage des géographies dites de Crozat par demandes et réponses (6), pour la quatrième classe «là où doit commencer le cours de géographie», dans une conception où la géographie est d’abord une géométrie avec ses lignes astronomiques puis une propédeutique à l’histoire.

Sur le tableau, le globe est pourtant placé sous deux regards scientifiques, celui du docteur Trioson et celui de son double le buste d’Hippocrate. Girodet place-t-il ainsi symboliquement la Leçon de géographie sous le contrôle de la science? Ce serait trop solliciter le tableau que d’y voir un écho des critiques contre un enseignement trop littéraire et pas assez scientifique (Diderot, 1775). Car la composition du tableau ne rapproche pas la géographie de l’histoire naturelle comme le souhaite Diderot. Le décor, celui d’une bibliothèque de médecin érudit et le livre tenu par Benoît-Agnès renvoient à l’histoire ancienne.

La géographie a ici, et pour près d’un siècle encore, comme fonction première de présenter le cadre de l’histoire; car les programmes éducatifs sont déterminés par les humanités littéraires. Il faudra attendre 1902 pour que les programmes de géographie de la Sixième à la classe de Rhétorique cessent d’être déterminés par la présentation successive des espaces étudiés en histoire.

Un tableau rousseauiste?

La Leçon de géographie de Girodet est probablement un écho de la Leçon de géographie de Louis XVI au Dauphin. Girodet reprend de la gravure de Paroy le thème du livre tenu entre les mains de l’enfant et l’image du doigt du père pointé sur le globe. S. Lemeux-Fraitot et R. Dagorne (2005) signalent d’ailleurs que les portraits d’enfant étudiant sous la houlette du père ou de la mère sont un genre assez fréquent au temps de la Révolution et de l’Empire. Les mères apprennent la harpe ou la broderie à leur fille, les pères donnent des leçons de géographie à leur fils, mais aussi parfois à leur fille. Il s’agit donc d’une scène de genre. Mais, au-delà de ce aspect convenu, certains de nos contemporains ressentent la mise en scène du rapport entre le père et le fils comme relevant d’une influence rousseauiste (7).

Le tableau ne représente pourtant pas une évocation fidèle des conceptions de l’auteur de l’Émile. Celui-ci y préconise par exemple une éducation dans le cadre familial jusqu’à douze ans seulement. Après cet âge, l’étude est menée sous la conduite d’un précepteur, ce qui devrait être le cas pour Benoît-Agnès Trioson, puisqu’il est représenté à l’âge de treize ans.

La pédagogie rousseauiste des apprentissages géographiques n’est de surcroît pas celle que nous évoque la Leçon. Bien au contraire, Rousseau réclame fortement que l’on enseigne aux jeunes enfants «les choses avant les signes».

En pensant à lui apprendre la description de la terre, on ne lui apprend qu’à connaître des cartes : on lui apprend le nom de villes, de pays de rivières, qu’il ne conçoit pas exister ailleurs que sur le papier où l’on les lui montre. Je me souviens d’avoir vu quelque part une géographie qui commençait ainsi: Qu’est-ce que le monde? C’est un globe de carton. Telle est précisément la géographie des enfants. Je pose en fait qu’après deux ans de sphère et de cosmographie, il n’y a pas un seul enfant de dix ans qui, sur les règles qu’on lui a données, sût se conduire de Paris à Saint-Denis. Je pose en fait qu’il n’y en a pas un qui, sur un plan du jardin de son père, fût en état d’en suivre les détours sans s’en égarer. Voilà ces docteurs qui savent à point nommé où sont Pékin, Ispahan, le Mexique et tous les pays de la terre.
(Rousseau, L’Émile, Livre ii, 1762).

Pour les enfants de dix à quinze ans, Rousseau ne semble pas exclure totalement le recours à des globes, mais ce ne pourrait être qu’après avoir eu l’expérience du monde.

Vous voulez apprendre la géographie à cet enfant, et vous lui allez chercher des globes, des sphères, des cartes: que de machines! Pourquoi toutes ces représentations? Que ne commencez-vous par lui montrer l’objet même, afin qu’il sache au moins de quoi vous lui parlez!
(Rousseau, L’Émile, Livre iii, 1762)

Le tableau de Girodet exprime donc plus une sensibilité et une vision pré-romantiques de l’enfance et des rapports familiaux dans la bourgeoisie et l’aristocratie qu’un point de vue réellement rousseauiste sur l’éducation.

Les outils de l’enseignement de la géographie à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles

La situation d’enseignement évoquée dans le tableau permet de faire une rapide mise au point sur les méthodes pédagogiques de l’époque.

Les Jésuites

Avant la Révolution, la géographie enseignée dans les collèges de Jésuites visait avant tout à donner une vision cosmographique et encyclopédique du monde (Dainville, 1939).

L’enseignement débouchait sur l’apprentissage de longues nomenclatures. Dans ce contexte, les pédagogues cherchaient des moyens pour soutenir la mémoire, d’où l’emploi de la méthode catéchistique, basée sur des demandes et réponses.

Département de Seine-et-Marne

Demande: ce département est-il fertile?
Réponse: Oui, il est fertile en grains, vins et fourrages.
D.: Quel est le chef lieu de préfecture?
R.: Melun sur la Seine. C’est la patrie de Jacques Amyot.
D.: Quels sont les chefs-lieux de sous-préfecture?
R.: Coulommiers, ville connue pour ses fromages;
Meaux sur la Marne. Le chœur de l’église Cathédrale
Passe pour un chef d’œuvre.
Fontainebleau avec un beau château et une vaste forêt;
Et Provins qui fabrique des conserves de roses et de violettes.
D.: Quelles sont les autres villes?
R.: Nemours, patrie du mathématicien Bézout,
Lagny, Nangis La Ferté-Gaucher, et la Ferté-sous-Jouarre.
(Le Tellier, 1812).

Les vers artificiels étaient un autre procédé devant favoriser la mémorisation. Les plus connus sont ceux de Claude Buffier (1661-1737), père jésuite, longtemps professeur au lycée Louis-le-Grand.

Les quatre gouvernements de l’intérieur du royaume:
Limoges en Limousin; la Marche peu fertile
Vers Guéret entretient une fabrique utile;
Bourges dans le Berri, qui fait valoir sa laine;
Le jardin de la France a Tours dans la Touraine. […]
(Géographie universelle en vers artificiels du père Buffier, 1re édition, 1705)

Cette technique mise au point au début du XVIIIe siècle s’est diffusée de l’autre côté de la Manche (Graves, 1975).

Again taking ship, South by East if you steer,
Both Chichester Shoals and the Selsey you’ll clear
Here keep off the coast, lest by chance you get shocks,
And steering for Shoreham avoid Bognor Rocks.
(Bisset, 1805)

Les Oratoriens

Dans les collèges tenus par les Oratoriens, les programmes sont plus ouverts que chez les Jésuites et les procédés pédagogiques diffèrent (Palméro, 1952). Elie Reynier relate ainsi une «récréation universitaire» organisée à Aubenas en 1782, où les élèves doivent mobiliser leurs savoirs historiques et géographiques, laborieusement mémorisés et récapitulés sous formes de listes, pour comprendre le monde contemporain:

Voici l’«exercice littéraire, essai de géographie sur l’Amérique septentrionale, les causes, les progrès et les suites de la guerre présente dans cette partie du Nouveau Monde.» Les élèves étaient désignés d’avance pour répondre à une série de questions. M. Charles Durand, de Vals, dut ouvrir le feu: «Donnez-nous une idée générale de l’Amérique. D’où tire-t-elle son nom? (Le climat, le terroir, golfes, caps…) Combien distingue-t-on de langues et de sortes d’habitants?» […]
D’autres ont à exposer ce qu’ils savent de la Floride, du Mexique ou Nouvelle Espagne, de Terre-Neuve («La France n’a-t-elle pas cédé la propriété de cette île, en se réservant la faculté de pêcher et de sécher le poisson? »)
(Reynier, 1936)

Le tableau de Girodet peut être vu comme un écho de ces pratiques de mise en relation: la représentation de la géographie politique de l’Amérique du Nord d’avant 1763 peut permettre d’interpeller le spectateur sur la récente cession de la Louisiane. C’est donc que la géographie peut avoir une dimension politique. Cela n’avait pas échappé aux Conventionnels, comme le montre le libellé du décret sur l’organisation des écoles primaires de 1794 qui exige l’enseignement des «éléments de la géographie et de l’histoire des peuples libres (8)».

Mais, quels que soient les objectifs et les finalités de l’enseignement de la géographie, la pratique des listes d’inventaires lui donnait un aspect fortement rébarbatif. Le père Buffier, lui-même, était probablement conscient des limites de la mnémotechnie rimée, puisqu’il laisse s’échapper ce souhait: «Si l’usage de faire coller des cartes de géographie sur les murailles d’une classe venait à s’introduire, on en tirerait de merveilleux avantages» (9).

Apprendre la géographie, cartes à l’appui

Au temps de la Révolution et de l’Empire, les usages métaphoriques de la carte, de type Carte du Tendre, sont aussi le signe que la représentation cartographique est devenue relativement familière, du moins pour les classes instruites (Grison, 1997).

C’est d’ailleurs à cette époque que l’on commence à mettre en place dans les écoles des leçons de géographie avec le globe ou avec la carte. Le plus célèbre des livres de géographie en usage vers 1803 dans les écoles élémentaires est certainement les Leçons de géographie par le moyen du jeu de l’abbé Gaultier, publié pour la première fois en 1788 (10). Il est encore l’ouvrage le plus présent en 1833, selon les recensions suscitées par Guizot (11). Il s’agit d’une méthode pour l’essentiel catéchistique, reposant sur l’apprentissage de trois cents paragraphes écrits sous forme de demandes et réponses. L’attention des élèves est soutenue par l’organisation de compétitions, destinées à désigner celui qui répond le plus souvent aux questions que le maître formule à l’identique du livre.

Ce que l’on ne sait guère, c’est que l’auteur propose aussi des exercices avec cartes.

L’instituteur a un sac rempli d’étiquettes, qui correspondent aux questions du livre, et portent chacune un numéro. Après avoir mis dans le sac toutes les étiquettes relatives à la leçon sur laquelle les élèves doivent être exercés, et qui leur a été expliquée d’avance, le maître prend place en haut de la table autour de laquelle les enfants sont assis. Il déploie sur cette table la carte de la partie de la terre qui est le sujet de la leçon, donne à chaque enfant un certain nombre de jetons comme enjeu, et la partie commence.[…] On passera ainsi successivement en revue, et à plusieurs reprises, les trois cents étiquettes qui correspondent aux trois cents paragraphes des leçons de géographie. (F. Buisson) (12).

Savoir sa géographie est donc, à l’époque de Girodet, surtout pouvoir réciter 300 para–graphes de savoirs factuels, mais néanmoins être aussi en mesure de localiser objets et événements sur une carte ou un globe. La Leçon de géographie de Girodet se situe tout à fait dans la lignée des humanités des collèges du XVIIIe siècle (Bruter, 1997) Elle annonce aussi la géographie qui va être enseignée pendant la première moitié du XIXe siècle.

Le tableau de Girodet se distingue de ces apprentissages scolaires, non pas parce qu’il y a un tête-à-tête entre l’adulte et l’élève — c’est alors encore souvent le cas dans les nombreuses écoles qui utilisent la méthode dite individuelle d’enseignement, par opposition à ce que sera la méthode simultanée — mais parce que l’on est ici dans une géographie qui s’apprend sans livre de géographie.

En guise de conclusion

Nous pouvons aujourd’hui admirer les multiples facettes de la Leçon de géographie, en goûtant certes ses qualités esthétiques, mais aussi en en profitant pour se rappeler que l’enseignement de la géographie en France n’a pas commencé en 1871. Tout au long du XIXe siècle et parallèlement aux progrès de la scolarisation, la géographie scolaire s’institutionnalise, de l’Europe à l’Amérique du Nord (Capel, 1982). Si l’image du docteur Trioson et de son fils n’est qu’une figure emblématique de ses débuts, puisque nous sommes hors situation scolaire, elle illustre néanmoins ses prémices.

Après son exposition à Montargis, ce tableau est présenté au musée du Louvre du 22 septembre 2005 au 2 janvier 2006 dans le cadre d’une exposition rétrospective sur Girodet. L’exposition va ensuite à l’Art Institute of Chicago, au Metropolitan Museum of Art de New York et au Musée des Beaux-Arts de Montréal. La Leçon de géographie retourne ensuite au Musée Girodet de Montargis. Une autre étude de géographie serait à faire, celle de la circulation des expositions et de leur influence. Mais, sans attendre, allons voir la Leçon de géographie.

Références bibliographiques d’époque

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BISSET J. (1805). Geographical Guide: a Poetical, Nautical Trip round the Island of Great Britain. Londres: J. Harris.

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DIDEROT D. (1775). Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie.

GAULTIER A. (abbé) (1788). Les Leçons de géographie par le moyen du jeu. 1re édition à compte d’auteur, 153 p.

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LE FRANÇOIS A. (abbé) (1804). Méthode abrégée et facile pour apprendre la géographie, où l’on décrit la forme de gouvernement de chaque pays, ses qualités, les mœurs de ses habitants… Lyon: A. Leroy. 383 + 22p., cartes.

LE TELLIER C.-C. (1810). Nouvelle géographie élémentaire divisée par leçons contenant la nouvelle division de la France par départements et l’ancienne division par gouvernements ou provinces, avec les changements faits en Europe et dans les autres parties du monde par suite de tous les traités qui ont eu lieu depuis dix ans, jusqu’à celui de Vienne, en 1809; précédée d’un Traité de la sphère, contenant les nouvelles découvertes faites dans le ciel depuis 1801, ornée d’une mappemonde et d’une carte de l’Empire françois. Paris: Le Prieur. 576 p., carte dépl. 1828, 12e édit., 604 p.

LE TELLIER C.-C. (1812). Géographie des Commençants, par Demandes et par Résponses; à l’usage des Pensions. Paris: Le Prieur, 6e édition.

MEISSAS A., MICHELOT A. (1827). Nouvelle Géographie méthodique, destinée à l’enseignement de M. Achille Meissas et M. Auguste Michelot, suivie d’un petit traité sur la construction des cartes, par M. Charles, accompagnée d’un atlas universel, in-folio dressé par le même. Paris : Beaudouin, 16 cartes.

ROUSSEAU J.-J. (1762). L’Émile, Livre II et Livre III.

Références bibliographiques récentes

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Notes

1. Benoît FrançoisTrioson (1735-1815), médecin et notable de Montargis, de sensibilité royaliste, tuteur puis père adoptif de Girodet après le décès de son fils Benoît-Agnés.

2. Benoît-AgnèsTrioson (1790-1804). Girodet a fait antérieurement deux autres portraits du jeune Benoît-Agnès : Un jeune enfant regardant des figures dans un livre, en 1797, puis Un jeune enfant étudiant son rudiment, en 1800. À chaque fois il est représenté en situation d’apprentissage, avec un ou des livres en main, même si des jeux apparaissent dans les premiers tableaux: cartes à jouer quand l’enfant à 7 ans, violon quand il en a 10.

3. Précepteur de Louis XVII, peintre et graveur. Le tableau est conservé à la Bibliothèque municipale de Nantes.

4. Jean Charnage (1582?-1668?), en religion François, Jean, professeur de philosophie et de mathé–matiques à La Flèche.

5. Fontanes, Champagne et Domairon, rapport daté du 8 ventôse de l’an XI (27 février 1803).

6. Méthode abrégée et facile pour apprendre la géographie, où l’on décrit la forme du gouvernement de chaque pays, ses qualités, les mœurs de ses habitans, et ce qui y a de plus remarquable; Avec un Abrégé de la Sphère, et une Table des longitudes et latitudes des principales villes du Monde, d’après les observations astronomiques les plus modernes et leur distance à Paris, écrite par l'abbé Le François pour la fille du financier Antoine Crozat (1655-1738). Ce texte et ses nombreuses adaptations ultérieures sont connues sous l’intitulé Géographie de Crozat.

7. Le Monde, 14 octobre 2005, p. 25.

8. Décret du 27 brumaire, an III (17 novembre 1794) sur l’organisation des écoles primaires, article 2.

9. Cité par Gabriel Compayré dans Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le seizième siècle, 1881, 3e édition, Hachette, tome second, p. 149.

10. Aloïsius, Édouard, Camille Gaultier connu sous le nom d’abbé Gaultier (1746-1818). «Pourvu d’un bénéfice qui lui assurait des ressources suffisantes», il ouvre à Paris en 1786 un cours gratuit qui accueille les enfants de bonne famille. Il y élabore une méthode nouvelle d’enseignement «destinée à rendre l’étude agréable et permettre à ses élèves d’acquérir l’instruction en jouant». Son premier ouvrage de géographie, les Leçons de géographie par le moyen du jeu, date de 1788, mais il publie aussi à cette époque des livres de grammaire et d’histoire. En octobre 1814 il se rendit  à Londres (où il avait émigré de 1792 à 1801) afin d’y étudier la méthode d’enseignement mutuel qui s’apparente à celle qu’il avait élaborée. Il se fait en France le défenseur de cette méthode, en particulier au sein de la Société pour l’enseignement élémentaire. Il ouvre chez lui, en novembre 1816, un cours spécial pour les moniteurs de l’enseignement mutuel où étaient enseignées «la géographie, la grammaire, la morale et la géométrie pratique».

11. En 1833, les géographies de l’abbé Gaultier sont ainsi nommément indiquées dans 84 écoles du département de la Seine. Parmi les cinq autres livres de géographie les plus fréquemment cités, on a d’autres titres anciens — les  géographies de Crozat et les ouvrages de Le Tellier — à côté de titres un peu plus récents comme la géographie de Lamp celle de Meissas et Michelot (Chevalier, 2003).

12. Article Gaultier (abbé), (non signé), Dictionnaire de pédagogie, DP1, p. 1146-1148.