Ces lieux dont on parle

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Le train sur le toit du Monde

En octobre 2005, la voie ferrée qui relie Pékin à Lhassa, la capitale du Tibet, a été achevée. Les travaux avaient été engagés en juin 2001, à partir du terminus ferroviaire de Golmud, qui avait lui-même été relié à Xining en 1984 par une voie de 814 km de long contournant le lac Qinghai par le nord et passant dans la dépression du Qaidam (v. la carte).

La voie suit, apparemment avec des écarts de moins de 10 km, le tracé de la grande route de Golmud à Lhassa qui avait été construite à travers le Tibet dès la prise de pouvoir de Mao Zedong. Elle avait atteint Lhassa en 1954, en même temps d’ailleurs que la route héroïque venant du Sichuan et qui recoupe notamment les hautes vallées du Yangtze, du Mékong et de la Salouen. La route Golmud-Lhassa, qui est revêtue d’asphalte, court à haute altitude sur 1 155 km; elle a dû être entièrement refaite de 1974 à 1985, et l’a encore été à l’occasion des travaux de la voie ferrée; le parcours dure 30 heures dans de bonnes conditions. Elle a été flanquée d’un télégraphe dès l’origine, puis d’un oléoduc, long de 1 080 km, équipé de 11 stations de pompage, achevé en 1977 et rénové dès 1985, qui achemine environ 200 000 t de produits raffinés par an jusqu’à Lhassa. Il est prévu que le même parcours reçoive un faisceau de fibres optiques.

La voie ferrée a donc utilisé cette saignée, mais les autorités en ont profité pour afficher des records: non seulement le rail a dû franchir les monts Kunlun à 4 767 m à peu près comme la route, mais encore il fait mieux que celle-ci à la traversée des monts Tanggula, qu’il passe à 5 072 m. De la sorte, la nouvelle voie bat de 242 m le record mondial que détenait le Pérou à la traversée des Andes près de Ticlio (4 830 m), et devient la plus haute voie ferrée du monde. Tout aussi symboliquement, une gare a été placée à 5 068 m, de façon à détenir un autre record mondial.

Ces records ouvrent une série de questions sur l’écologie de la liaison ferroviaire. Celle-ci, à voie unique de gabarit normal, est longue de 1 142 km, dont 548 à l’intérieur du Tibet. Golmud est à 2 795 m d’altitude, Lhassa à 3 650, mais le rail se tient à plus de 4 000 m sur 960 km (84% du trajet), ce qui lui donne une altitude moyenne d’environ 4 500 m. Sur 550 km, soit près de la moitié du parcours, la voie ferrée court sur un sol perpétuellement gelé (pergélisol) et passablement salé, ce qui a posé des problèmes techniques difficiles et posera constamment des problèmes d’entretien, de charge, de réfection et de renouvellement du matériel. Les risques sismiques sont en outre très élevés sur au moins 200 km du parcours. Comme la voie traverse surtout des déserts, le nombre de gares est très limité (29), et encore 18 d’entre elles ne recevront-elles pas de personnel permanent.

La voie est achevée, mais n’est pas en service. Les essais et vérifications dureront toute l’année 2006 et le trafic sera ouvert en 2007 — les plus optimistes visent septembre 2006. Les trains pourront rouler à 120 km/h sur les bons tronçons, 100 km/h sur le pergélisol. Il faudra cependant en tout 50 heures pour aller de Lhassa à Pékin. Assez peu est dit des conditions dans lesquelles ces travaux routiers et ferroviaires ont été accomplis: il ont apparemment mobilisé quantité de soldats et il est tout à fait probable que s’y sont ajoutés des détenus; ils ont certainement fait de nombreuses victimes de chantier — on avait déjà parlé de 3 000 morts pour la route des années 1950. Pékin avait annoncé la présence de 100 000 travailleurs en 2002 et a fait état d’un coût d’environ 3 milliards de dollars, ce qui paraît peu, même pour la Chine, et n’a probablement pas grand sens. D’un autre point de vue, on sait que ce travail a été l’occasion pour la Chine de mettre en œuvre un vaste programme de pointe dans l’utilisation des satellites, de la télédétection et des repérages par satellite (GPS) (1).

Personne ne sait vraiment à quoi va servir réellement la voie, alors qu’existe une route certes difficile à entretenir mais plutôt rapide, flanquée d’un oléoduc, et que Lhassa bénéficie d’assez nombreuses liaisons aériennes. C’est d’ailleurs aussi pourquoi sa création a été abondamment critiquée par les opposants au régime chinois et les partisans de l’indépendance du Tibet. Certaines critiques paraissent rituelles, et parfois un peu faibles,  jusqu’à rappeler les débats des années 1840 en Europe en prédisant d’épouvantables catastrophes écologiques et culturelles imputables au train, et l’intrusion de hordes de Han (2)…; voire indécentes, quand par exemple les autorités états-uniennes invoquent des atteintes possibles à l’environnement, alors que les États-Unis eux-mêmes ont largement donné l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire et se refusent obstinément à signer tout protocole international dans le domaine. Les oppositions ont d’ailleurs été refroidies par l’attitude positive du Dalaï lama, qui s’est déclaré favorable à cette réalisation. Elles n’ont pas cessé néanmoins, se muant à présent en pressions sur la firme canadienne Bombardier, qui a gagné l’appel d’offres pour le matériel roulant et n’y voit ni malice ni maléfice.

De leur côté, les autorités chinoises tiennent absolument à ce que la voie soit en fonction avant les Jeux olympiques de Pékin… Elles y ont mis de puissants moyens, puisqu’elle a été entièrement réalisée en à peine plus de 4 ans, tout en exigeant des centaines de ponts nouveaux et une trentaine de kilomètres de tunnels. Pékin met en avant l’intérêt touristique de la voie, arguant du luxe des futurs wagons de voyageurs, bien entendu pressurisés et protégés contre les rayons ultraviolets, et disant attendre 900 000 voyageurs par an. On doute que ce soit l’essentiel. En revanche, il est certain que le train permet des transports de masse: troupes et armements dans un sens, évacuation de minerais dans l’autre. La voie est hautement stratégique; elle vise à arrimer Lhassa à Pékin,  bien plus qu’un improbable développement local ou régional des espaces intermédiaires.

Que cette voie contribue à renforcer l’intégration du Tibet à la Chine n’est pas douteux, et d’ailleurs légitime à partir du moment où l’on considère que le Tibet fait en effet partie de la Chine, ce qui est au moins tacitement la position des États membres des Nations unies… Tout dépend par quels moyens réels se fera cette consolidation. Enfin, l’ambition d’un plus grand projet n’est pas absente: la route continue déjà de l’autre côté de Lhassa, vers le Népal et l’Inde. Le temps n’est peut-être pas «politiquement» venu d’une liaison ferroviaire transcontinentale de Bombay à Pékin; mais il n’est pas interdit de l’imaginer à terme, et l’extension de la voie de Lhassa vers Xigaze est déjà programmée.

Sources

Presse quotidienne et nombreux sites Internet, dont http://www.china.org.cn, http://english.cas.cn (Académie des Sciences de Chine), www.usembassy-china.org; v. aussi le rapport hostile Crossing the line, China’s railway to Lhasa http://www.savetibet.org/documents/pdfs/2003RailwayReport.pdf, ICT (The International Campaign for Tibet), Washington DC, 2003, avec des photographies et des images satellitaires, accessible sur www.savetibet.org

Notes

(1) «Integration of GIS, GPS and GSM for the Qinghai-Tibet railway information management system», communication au 20e Congrès de l’ISPRS (International Society for Photogrammetry and Remote Sensing), Istanbul, juillet 2004.

(2) La population tibétaine de la Chine est évaluée à 5 400 000 personnes; mais moins de la moitié, 2 400 000, vivent dans les limites du Tibet (région autonome du Tibet), dont la surface est presque 5 fois celle de la France (2,5 M km2). Les autres sont surtout dans le Sichuan et le Qinghai.

Roger Brunet