N° 81 (1-2006)
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Processus de diffusion du football en Franche-Comté
Université de Franche-Comté, laboratoire THÉMA, UMR CNRS 6049 |
Introduction Sujet d’étude jugé longtemps peu sérieux, du fait de son caractère médiatique, le football est pourtant un élément qui structure nos sociétés et nos territoires. Sa large pratique lui confère en effet un rôle de service public (1). Relevant de différents registres (économie, politique, culture, etc.), le football constitue ainsi l’objet de recherche de plusieurs disciplines: économie, sociologie, histoire. On souhaite ici, en tant que géographe, analyser le football dans sa dimension territoriale. L’article a pour objectif de montrer comment se spatialise le cycle de diffusion du football dans un espace régional, celui de la Franche-Comté dans le Nord-Est de la France, en examinant son déploiement dans les espaces tant urbains, périurbains, rurbains que ruraux. Les notions de diffusion spatiale des innovations et de cycle de vie des produits (2) se révèlent parfaitement complémentaires dans l’analyse géographique de cette pratique sportive. La première prend en considération l’aspect spatial de la discipline alors que la deuxième intègre son évolution dans le temps. L’approche choisie permet au final d’évaluer des propositions d’aménagement en mettant en avant des perspectives d’évolution du football (détermination des lieux potentiels d'apparition de nouvelles équipes par exemple). La diffusion du football: proposition de périodisation La Franche-Comté s’inscrit dans un contexte international et national de diffusion du football (tabl. 1). Région aux marges des foyers originels (l’Angleterre), mais à proximité de la Suisse (pays qui relaie la diffusion depuis l’Angleterre), elle accuse un retard certain sur ses voisines septentrionales, l’Alsace et la Lorraine. Au début du xxe siècle, on en est encore à une phase de familiarisation et d’apprentissage des règles, et ce jusqu’à la fin de la première guerre mondiale. La première compétition officielle et régulière en Franche-Comté date de 1920. En l’absence de documents relatifs aux premiers championnats, l’étude de la diffusion de la discipline ne peut être envisagée qu’à partir de la saison 1923-1924 (3).
L’allure de la courbe de diffusion du football en Franche-Comté (fig. 1) atteste d’une évolution cyclique. Cette courbe est le résultat d’un calcul simple: elle traduit la part des communes de la région qui possèdent un club de football. Un taux de diffusion élevé atteste d’une généralisation de la pratique sur l'ensemble du territoire. Trois phases sont aisément identifiables: 1. le développement de la pratique (du début des années 1920 au début des années 1960). Le taux de diffusion passe de 2% en 1923 à presque 10% en 1943. La pratique se diffuse dans les villes, les chefs-lieux de cantons, selon un parcours hiérarchique. C’est le démarrage du processus de diffusion proprement dit; 2. le véritable décollage de la discipline (1965-1984). Le taux de diffusion passe en une vingtaine d’années de 10% à plus de 30%. Le football se diffuse en campagne (modèle de contagion). Au milieu des années 1980, la discipline est parvenue à un seuil de saturation: toutes les communes ayant une population suffisante pour accueillir une équipe (taille démographique) en possèdent au moins une; 3. le déclin du football (à partir de 1985). Le taux de diffusion diminue régulièrement. Aujourd’hui, il avoisine 25%. Le football recule en campagne: les petites entités rurales ne parviennent plus à pérenniser une offre de pratique. L’implantation du football: d’un modèle hiérarchique Au cours de la saison 1923-1924, 38 clubs francs-comtois sont affiliés à la Ligue de Bourgogne/Franche-Comté. Ces structures d’accueil sont localisées dans 35 communes. Peu de communes disposent de plus d’un club de football (il y en a trois à Besançon, et deux à Vesoul).
Pour la première saison 1923-1924, les clubs de football sont classés selon le volume de population de leur commune d’accueil. Pour chaque groupe de communes, la part de celles qui possèdent au moins un club est calculée (fig. 2). De manière générale, la probabilité d’apparition d’une association croît en fonction du volume de population. Mais la relation n’est pas linéaire. En effet, si le football est présent dans certains villages de moins de 800 habitants, il est quasi absent dans les communes de 1 200 à 1 600 habitants (des «accidents» dans une relation non linéaire). Un premier seuil de population se dessine: en dessous de 1 600 habitants, la création d’un club de football est exceptionnelle. Seulement 0,5% des entités de moins de 1 600 habitants possède une équipe. Un deuxième seuil apparaît à 5 000 habitants: au-delà, les communes disposent généralement d’une équipe (80% des communes équipées). La hiérarchie urbaine détermine ainsi la géographie des structures sportives. Le modèle de diffusion hiérarchique, envisagé par d’autres géographes (Bale, 1989; Augustin, 1996; Ravenel, 1997) explique la localisation des premières équipes de football en Franche-Comté. Le football peut être alors considéré comme une innovation et, comme la plupart des innovations, les villes sont les premières à les capter. Comme une activité banale (Beguin, 1995), la discipline se localise à proximité de la population, donc des consommateurs. Comme toute autre activité banale, le football contribue à créer et à renforcer la hiérarchisation des villes franc-comtoises. Vingt ans plus tard, en 1942, 172 clubs participent aux compétitions officielles. Après les premiers championnats de football et l’apprentissage des règles, le football s’installe en campagne (explosion du nombre de clubs dans les communes de 800 à 2 000 habitants) et renforce sa présence en milieu urbain (fig. 3). L’amélioration des moyens de transport participe activement au développement de la pratique car ils rapprochent les équipes (Wahl, 1989). Il est ainsi plus facile de mettre en place des championnats cohérents en regroupant les équipes selon leur niveau sportif.
Au Nord de la Franche-Comté, de nombreux clubs sont créés à proximité des foyers originels, à savoir les principales villes. Dans ce secteur, la diffusion du football emprunte d’abord les canaux de la diffusion hiérarchique, et procède ensuite par contagion. Le Pays de Montbéliard (Nord-Est de la région) est en avance puisque la majorité de ses villes sont équipées. Ici, le FC Sochaux-Montbéliard joue un rôle évident dans la diffusion spatiale du football. Le club, à l’origine du professionnalisme en France, affronte les formations régionales voisines (Delle, SC Belfort, Fesches-le-Châtel), ce qui suscite la curiosité puis l’intérêt de la population locale. Et l’organisation de matchs internationaux à Montbéliard, à une époque où les sentiments nationalistes sont vigoureux, favorise l’essor du football car ces manifestations sportives mobilisent un public nombreux. Enfin, le caractère ouvrier du Pays de Montbéliard (usine Peugeot) explique également l’apparition précoce d’équipes de football. Entre la mise en place des premières compétitions et le début des années 1940, la discipline se diffuse d’abord à partir des centres urbains puis dans les espaces ruraux géographiquement proches. Mais la seconde guerre mondiale va ralentir le processus. Et la répartition géographique des équipes va subir de profonds bouleversements. En effet, la guerre et l’occupation perturbent la propagation de la pratique: la période est marquée par un redéploiement des équipes au sein de l’espace régional. En effet, dès le début du conflit, la Franche-Comté est coupée en deux par la ligne de démarcation. Au nord, la Haute-Saône, le Doubs et une partie du Jura furent organisés en zone interdite. Le partage de la région a des conséquences sur la diffusion du football. Dans la zone occupée, les disparitions sont fréquentes. Les infrastructures sportives sont parfois à reconstruire et les équipes aussi. Au sud de cette ligne, les créations sont au contraire très nombreuses: le Jura tend à combler son retard. Enfin, le volume de population des communes intervient aussi dans la pérennité des équipes puisque de manière générale, hormis peut-être le retard des cités jurassiennes, les grandes villes préservent leur club de football. L’accélération du processus (1965-1985): la conquête du rural Le football connaît un développement extraordinaire en Franche-Comté entre 1965 et 1985: le taux de diffusion passe de 10% en 1965 à 31% en 1985 ! Au milieu des années 1980, près d’une commune sur trois possède un club. La situation de la Franche-Comté n’est pas exceptionnelle dans le pays puisque toutes les ligues régionales enregistrent des progressions tout aussi remarquables. La politique de la Fédération française de football, accompagnée d’un contexte démographique favorable, explique l’explosion du nombre des clubs de football en France (la Franche-Comté compte 181 clubs en 1965 et 640 en 1985) (4). À la fin des années 1960, le discours proposé par les responsables du football est alors «un clocher, une équipe». La Ligue de Franche-Comté prend des décisions incitatives en vue d’accompagner le développement de la discipline. Plusieurs opérations sont ainsi engagées dans les années 1970. L’opération «1 000 terrains de grand jeu» visait à équiper les petites communes rurales. En ville, l’opération «terrains de tout temps» est destinée à la construction de terrains stabilisés (terrains avec un revêtement sablé) pour permettre l’accès à la pratique pendant toute la saison sportive. Au début des années 1980, la Fédération française crée une nouvelle catégorie de joueurs, les «débutants», âgés de 6 à 8 ans, afin de rendre le football plus attractif auprès des plus jeunes. Les effets de ces mesures se font aussitôt sentir puisque le nombre de clubs francs-comtois augmente rapidement. Les nouvelles affiliations apparaissent en premier lieu dans les petites communes: 55% des entités peuplées de 300 à 800 habitants possèdent désormais une équipe de football en 1985, alors qu’elles n’étaient que 14% en 1965 (fig. 4). L’ensemble du territoire régional est ainsi, au milieu des années 1980, concerné par le processus de diffusion de la discipline.
Le phénomène de périurbanisation, qui se manifeste en Franche-Comté dès la fin des années 1960, a des incidences directes sur la géographie de la discipline car il s’ensuit une multiplication des équipes autour des centres urbains (Besançon, Pontarlier, Dole, etc.). La dynamique démographique de ces communes facilite l’apparition de nouvelles équipes puisque ces entités disposent d’un potentiel de jeunes élevé. Jusqu’au milieu des années 1980, la Ligue de Franche-Comté enregistre au début de chaque saison sportive de nombreuses affiliations. Mais à partir de 1985, les petites communes rurales ne parviennent plus à préserver une offre de pratique, le nombre de clubs diminue rapidement. La saturation (1985-2001): la disparition de nombreux clubs ruraux En quinze ans, la région a perdu près de 220 clubs, soit 34% des structures d’accueil de 1985 (fig. 5). 27% des communes de la région disposaient d’une équipe en 1985 contre 21% en 2001. Hormis les principales villes (plus de 5 000 habitants) qui conservent toujours une offre de pratique, toutes les entités géographiques sont affectées par cette érosion des structures d’encadrement. Mais la baisse se fait surtout sentir parmi les petites communes: elles sont 66% à posséder une équipe en 1985, elles ne sont plus que 45% en 2001. Le vieillissement des campagnes remet en cause la survie des équipes installées dans les communes rurales. Pour maintenir une offre de pratique dans les petites communes rurales, les fusions de clubs s’imposent car elles permettent la mise en commun de moyens humains et matériels qui, sinon, seraient insuffisants.
Conclusion La diffusion spatio-temporelle du football sur le territoire franc-comtois s’est effectuée en différentes phases: introduction, stagnation, croissance et déclin. Les temporalités observées renvoient à la théorie du cycle de diffusion d’un produit. Le cycle de diffusion du service football a ainsi été spatialisé. L’approche, originale, aide en quelque sorte les responsables de la discipline à anticiper les évolutions de cette activité. La figure 6 schématise ces logiques de diffusion. Elle souligne les perspectives d’évolution du football en Franche-Comté. Ainsi, de nombreuses associations sportives installées en milieu rural sont menacées de disparition. Par ailleurs, on relève toutefois quelques potentiels de créations dans les communes périurbaines, des espaces au peuplement récent et encore peu concernés par l’activité.
L’étude du processus de diffusion du football s’inscrit dans un contexte régional: la Franche-Comté. Les résultats présentés sont-ils valables pour d’autres régions, d’autres niveaux d’échelle ? Les caractéristiques démographiques et culturelles de cette région diffèrent de celles de la Bourgogne ou de l’Île-de-France. Dans ce cas, il serait tout à fait pertinent d’appliquer ce type d’investigation géographique à d’autres espaces régionaux. Nous pourrions ainsi dégager des tendances observées partout, mais également saisir les particularités, les spécificités propres à chaque territoire. Le football se présenterait alors comme un élément révélateur des propriétés spatiales des territoires. Enfin, il serait intéressant de poursuivre les recherches en examinant la diffusion spatiale d’autres pratiques sportives (tennis, judo, handball, etc.). Il serait alors possible de mettre en avant des rythmes de propagation différents (expansion du tennis dans les années 1980) et de souligner les effets de la concurrence spatiale de ces activités (diversité des activités en ville). Références bibliographiques AUGUSTIN J.-P. (1996). «Les variations territoriales de la mondialisation du sport». Mappemonde, n° 4, p. 16-20. BALE J. (1989). Sports Geography. London: Spon. ISBN: 0-419-14390-4. BEGUIN H. (1995). «La localisation des activités banales». In A. Bailly, R. Ferras, D. Pumain (dir.), Encyclopédie de géographie. Paris: Economica, p. 515-539. ISBN: 2-7178-2899-0. FENNETEAU H. (1998). Cycle de vie des produits. Paris: Economica. ISBN: 2-7178-3606-3. GROSJEAN F. (2003). Le Football, un élément de structuration de l’espace franc-comtois. Besançon: Université de Franche-Comté, thèse pour le doctorat de géographie. HÄGERSTRAND T. (1953). Innovation diffusion as a spatial process. Chicago/London: University of Chicago Press. POLGE M. (1997). «Le marketing dans les organisations de services sportifs». In C. PIGEASSOU, C. GARRABOS (dir.), Management des organisations des services sportifs. Paris: Presses Universitaires de France, p. 284-310, ISBN: 2-13-048293-7. RAVENEL L. (1997). Le Football de haut niveau en France: espaces et territoire. Avignon: Université d’Avignon et des Pays du Vaucluse, thèse pour le doctorat de géographie. RAVENEL L. (1998). La Géographie du football en France. Paris: Presses Universitaires de France. ISBN: 2-13-049403-X. SAINT-JULIEN Th. (1985). La Diffusion spatiale des innovations. Montpellier: GIP Reclus. ISBN: 2-86912-002-8. WAHL A. (1989). Les Archives du football, Sport et société en France (1880-1980). Paris: Gallimard/Julliard, coll. «Archives». ISBN: 2-07-071603-1. Notes 1. La Loi d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire du 25 juin 1999 (LOADT 1999) reconnaît le statut de service public au sport. 2. Le cycle de vie des produits distingue quatre phases: l’introduction du produit, la croissance, la maturité et le déclin. La période d’introduction correspond à une faible augmentation des débouchés du produit. La phase de croissance débute lorsque le développement des ventes s’accélère. La maturité commence lorsque le ralentissement de la croissance se confirme. Elle prend fin quand la tendance s’est inversée et que la régression des ventes s’accélère. Enfin, le déclin se caractérise par une phase de recul des ventes. 3. Les données permettant un suivi dans le temps et dans l»espace des clubs de football francs-comtois ont deux origines.
4. Les clubs du Sud du Jura sont rattachés à la Ligue de Franche-Comté de football en 1979 (une quinzaine de clubs). |