Sommaire du numéro
N° 81 (1-2006)

Les «États point-champ» phéniciens et l’empire carthaginois dans l’espace méditerranéen (IXe-IIe siècles avant J.-C.)

Philippe Moyen a

Lycée Sévigné, Charleville-Mézières

Résumés  
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L’acharnement du romain Caton l’Ancien (234-149 av. J.-C.) à vouloir détruire Carthage — delenda quoque Carthago — témoigne de l’importance de la cité punique dans la géopolitique méditerranéenne du IIe siècle av. J.-C. S’il appartient aux historiens et archéologues d’étudier le développement et le déclin de la puissance phénicienne et punique en Méditerranée, en revanche, l’examen des pratiques spatiales et de leurs incidences sur la structuration du bassin méditerranéen propose un champ d’application fécond aux modèles «chrono-chorématiques» de la géohistoire. Il s’agit moins de décrire l’organisation de l’espace méditerranéen entre le IXe et le IIe  siècle que de repérer les configurations spatiales qui sous-tendent les stratégies d’appropriation et les rapports aux territoires qu’entretiennent les sociétés qui fréquentent la Méditerranée à ces époques. Trois cartes accompagnent cet article. Elles sont nécessaires pour réfléchir sur un espace qui a, par définition, disparu, et établir la pertinence des modèles proposés. Ceux-ci articulent trois niveaux d’échelle et trois moments soit au total neuf chorèmes. Le modèle final saisit non seulement les articulations chronologiques de l’évolution de la Méditerranée mais aussi les interactions entre les niveaux d’échelles. La lecture peut donc se faire en ligne ou en colonne. La géohistoire ne se laisse pas enfermer par la traditionnelle séparation des disciplines universitaires; elle vise, au contraire, à élaborer des outils herméneutiques susceptibles d’être confrontés à d’autres scénarios pour définir des permanences et des bifurcations dans les rapports société-espace dans la longue durée. Cet article n’est donc en aucun cas une synthèse mais bien davantage une invitation au dialogue.

Des États «point-champ» phéniciens à la thalassocratie carthaginoise

Sur les rivages orientaux de la Méditerranée, Byblos doit sa prospérité dès le IIIe millénaire au grand commerce du bois, des métaux qu’elle entretient avec son puissant voisin égyptien. D’autres cités-États, Akko, Tyr, Sidon, se sont ensuite constituées en entités politiques autonomes dans la seconde moitié du IIe millénaire avant J.-C. à la faveur des bouleversements politiques qui ont secoué la région: invasion des Peuples de la Mer, chute de l’Empire hittite et fin de l’hégémonie mycénienne. Rente de situation, leur position de carrefour entre l’Égypte, les côtes de Syrie et la Mésopotamie est à l’origine de la constitution de vastes sphères d’influence économique sans commune mesure avec leur assise territoriale (fig. 2.1). La «logique du carrefour» (Grataloup, 1996) qui optimise les possibilités d’une accumulation rapide de richesses, produit un type d’État insolite: les «États point-champ» (fig. 2.7). L’équilibre des puissances régionales est en effet une condition indispensable à la survie des cités phéniciennes. Tant que les grands empires voisins ont un niveau de puissance équivalent, ils se neutralisent et sur leurs marges peuvent s’indurer de petits États dont l’avenir est fonction de la «realpolitik» des alliances conclues pour préserver des intérêts souvent commerciaux.

1. La Méditerranée du XIIe au IIe siècle av. J.-C.
1-1 Provinces géopolitiques et recomposition spatiale du bassin oriental de la Méditerranée (XIIe-IXe siècles).
1-2 La nouvelle donne géopolitique en Méditerranée (VIIe-IVe siècles).
1-3 La construction de la Mare nostrum

Aussi, la reconstitution d’États forts au Moyen-Orient après 1200 — la formation du royaume d’Israël —, la reprise de l’expansion égyptienne et assyrienne ainsi que la nécessité de se ménager de nouveaux débouchés économiques ont poussé les cités phéniciennes à se lancer dans une vaste entreprise de colonisation de la Méditerranée (fig. 2.4). À Chypre, la présence phénicienne est attestée dès le IXe siècle, à Malte, en Sicile, en Sardaigne et en Espagne; des colonies phéniciennes sont en place dès le VIIIe siècle (Moscati, 1997). Toutefois, selon les régions fréquentées (fig. 1.1), les Phéniciens ne se retrouvèrent pas confrontés aux mêmes types de sociétés. En Méditerranée orientale, ils commercèrent avec les grands royaumes du Proche-Orient dans le cadre restreint d’échelles, à l’exemple de Naucratis pour les Grecs en Égypte. En revanche, en Méditerranée occidentale, face à des tribus peu territorialisées, les Phéniciens installent de multiples communautés qui évoluent ensuite vers des colonies de peuplement. Cette colonisation s’apparente au modèle de peuplement marchand établi par Vance pour les États-Unis. Les termes de l’échange sont déséquilibrés, la dissymétrie des flux commerciaux profite pour un temps encore aux métropoles de l’Orient. La fondation de Carthage en 814-813 et son développement ultérieur sont, à ce titre, exemplaires.

Si jusqu’au IXe siècle, l’organisation du bassin de la Méditerranée passe encore par un gradient de centralité est/ouest, à partir des VIe-IVe siècles, les bouleversements géopolitiques en Méditerranée orientale changent la donne. L’Orient est désormais totalement sous le contrôle de l’Empire perse et les anciennes cités-États sont intégrées aux satrapies. De plus, l’expansion athénienne en mer Égée achève de ruiner l’influence phénicienne dans cette partie de la Méditerranée (fig. 1.2).

La rivalité des impérialismes

La Méditerranée au VIe siècle est une zone d’affrontements entre plusieurs puissances. La Méditerranée orientale étant verrouillée par les Perses, les principaux acteurs du jeu géopolitique méditerranéen sont alors les Carthaginois, la confédération étrusque et les Grecs. Après la victoire de l’alliance étrusco-carthaginoise sur les Grecs à la bataille d’Alalia en -535, la Méditerranée occidentale est découpée en deux zones d’influence (fig. 2.5). Les Étrusques font de l’Italie continentale, sauf la Grande Grèce, un domaine réservé, tandis que Carthage lorgne sur les grandes îles de la Méditerranée occidentale.

2. Séquençage géohistorique des bouleversements des structures spatiales de la Méditerranée entre le IXe et le IIe siècle av. J.-C.

Depuis le VIIe siècle en effet, Carthage affirme ses ambitions régionales, d’abord par la fondation de la colonie d’Ibiza en 654-653 av. J.-C., puis par la guerre que mène le général Malcos contre les Grecs pour le contrôle de la Sicile et de l’Italie méridionale. Tandis que Rome unifie progressivement, au cours du IVe siècle, la péninsule Italienne sous son autorité, Carthage se constitue un empire en Méditerranée occidentale sous les dynasties magonide et barcide, prenant possession d’une grande partie de la Sicile et s’installant en Espagne et le long du littoral d’Afrique du Nord. Cette zone d’exclusivité économique forme un véritable triangle punique (fig. 2.2). Le développement d’un pôle carthaginois en Méditerranée s’inscrit dans la logique géohistorique de «l’angle protégé» (Grataloup, 1996). Dans une région de confins tardivement occupée mais tenue à l’écart des invasions, le processus d’accumulation est plus lent mais plus durable. À terme, l’ancienne périphérie a acquis assez de puissance pour initier, à son tour, une politique d’expansion. Ce scénario éprouvé par C. Grataloup pour le Japon peut aussi s’appliquer à Carthage (fig. 2.8). Ainsi, le destin de Carthage entre le IXe et le IIIe siècle s’inscrit-il dans la dialectique des relations entre un centre qui s’affaiblit et une périphérie qui compte sur ses propres forces pour se développer et opérer à son profit un transfert de centralité (Reynaud, 1981). La montée en puissance de Carthage à la veille des guerres puniques constitue un bel exemple de l’impact des rétroactions positives dans la dynamique d’un système spatial doté d’un degré d’autonomie suffisant.

Au début du IIIe siècle, après l’élimination des Grecs de la Méditerranée occidentale — en 276 av. J.-C., le roi d’Épire, Pyrrhus, abandonne la Sicile —, les deux puissances, romaine et carthaginoise, se disputent le contrôle de la Méditerranée. Dès 265 av. J.-C., leurs relations prennent un tour belliqueux. Une étude détaillée des guerres puniques, qui opposèrent Rome et Carthage entre 264 et 146 av. J.-C., excéderait le cadre de cet article; il convient toutefois d’en analyser les implications sur la structuration de l’espace méditerranéen (fig. 1.3). Si la première guerre punique pouvait a priori s’apparenter à un affrontement entre une puissance maritime — Carthage — et une puissance terrestre — Rome —, l’adoption par les Romains du corbeau, ou passerelle d’abordage, sur leurs navires vers -260 transforma vite les batailles navales en confrontations d’infanteries embarquées (Decret, 1997). Par ailleurs les bouleversements des structures spatiales de l’empire carthaginois avec la tentative de se doter d’une assise territoriale plus large devaient également peser sur les développements ultérieurs du conflit avec Rome.

Dès les Ve-IVe siècles en effet, Carthage encourage une colonisation plus territoriale fondée sur une exploitation minutieuse des populations et des ressources des territoires contrôlés de Sicile, de Sardaigne, d’Espagne et d’Afrique du Nord. Ce mouvement de «terre ferme» inauguré par Hanon, du clan des Magonides, vise à transformer Carthage, au départ empire-réseau, en une puissance agricole. Cependant les ressources insuffisantes offertes par l’arrière-pays nord-africain ainsi que les amputations consécutives aux défaites de la première guerre punique — Corse, Sardaigne, partie occidentale de la Sicile — ont obligé les Barcides à réorienter l’expansion et la défense de l’empire carthaginois vers la péninsule Ibérique et ses réserves de métaux précieux. La fondation de Carthagène par Hasdrubal le Beau en -229 symbolise ce nouvel ancrage terrestre de l’empire carthaginois. Le choix de Carthagène est dicté par deux impératifs qui ont leur logique spatiale propre. Le «doublet zonal» est typique des fondations coloniales, il s’agit d’un relais régional de la métropole situé sur une interface ou une rupture de charge et destiné à organiser l’exploitation de la colonie au profit de la métropole. Le chef-lieu décentré est au contraire à la fois une tête de pont et un rempart face au voisinage hostile. Il s’agit pour Hannibal de disposer d’une base d’opérations militaires pour envahir le territoire romain (fig. 2.9). La prise de Carthagène par Cornélius Scipion en -209 ouvre la voie de l’Afrique aux Romains et sonne le glas de l’empire (fig. 2.6). Ce géotype n’est pas rare dans les empires menacés: Memphis sous la XXVe dynastie face aux rois du delta et aux ambitions assyriennes, Constantinople sous Constantin face aux pressions des barbares, ou Lahore sous le règne d’Akbar contre la menace afghane.

Le double basculement de l’espace méditerranéen: modèle de synthèse

L’examen des stratégies spatiales des principaux protagonistes du grand jeu méditerranéen entre le IXe et le IIe siècle permet de proposer une modélisation des transformations des structures de l’espace méditerranéen (fig. 2.3). Les formes adoptées sont signifiantes. L’ellipse et le cercle ne sont pas de simples épures de l’espace méditerranéen, ils soulignent davantage l’importance de l’étirement méridien et l’absence de façade privilégiée à ce niveau d’échelle. En revanche, l’angle et le carré indiquent clairement des effets de façade et de confins. Les flèches figurent une direction, des pressions dans les figures. Entre les vignettes elles établissent des liens diachroniques ou synchroniques entre les modèles. Lorsqu’une figure est représentée en pointillés, cette convention signifie une disparition ou une atténuation.

La géohistoire de l’impact des stratégies territoriales des cités-États phéniciennes et de l’Empire carthaginois dans la structuration de l’espace méditerranéen permet ainsi d’établir un modèle de l’évolution d’un «État point-champ» depuis son apparition jusqu’à sa territorialisation et sa disparition, autour de la valorisation d’une rente de situation, de l’induration d’une sphère d’influence par un mouvement de terre ferme, et de sa confrontation à des ambitions rivales. Les similitudes de destin des royaumes antiques de Napata, aux confins du Soudan et de l’Égypte, de Nabatène en Jordanie, tout comme la fortune de Venise en Méditerranée au Moyen-Âge semblent créditer ce modèle d’une valeur herméneutique pour mieux saisir le rôle de ces espaces réticulaires dans l’histoire des lieux.

Références bibliographiques

GRATALOUP C. (1996). Lieux d’Histoire. Montpellier: Reclus, coll. «Espaces modes d’emploi», 200 p., ISBN: 2-86912-065-6.

MOSCATI S. (1997). «La colonisation de la Méditerranée». In Les Phéniciens. Paris: Stock, 670 p., ISBN: 2-234-04819-2.

REYNAUD A. (1981). Société, espace et justice. Paris: PUF, 364 p., ISBN: 2-13-037099-3.

DECRET F. (1997). Carthage ou l’empire de la Mer. Paris: Seuil, 251 p., ISBN: 2-02-004712-8.