Sommaire du numéro
N° 81 (1-2006)

L’évolution de la recherche scientifique dans les régions de Russie: déclin ou déconcentration ?

Béatrice Milard a Michel Grossettia

CIRUS-Cers, CNRS - Université Toulouse Le Mirail,
Maison de la recherche, Université Toulouse Le Mirail

Résumés  
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La science soviétique était parée naguère d’un grand prestige et l’on avait pensé, au moment de la perestroïka, qu’il serait possible de s’appuyer sur le potentiel scientifique de l’URSS pour jeter les bases d’un développement économique nouveau.

Mais, après l’éclatement de l’Union, la crise manifeste de la recherche scientifique dans la nouvelle Russie a fait évoluer les points de vue, et le discours dominant est devenu pessimiste. Durant les années 1990, beaucoup de chercheurs sont en effet partis à l’étranger, les financements se sont raréfiés, les salaires ont été amputés et les scientifiques ont bien souvent été dans l’obligation de cumuler d’autres emplois, voire de se reconvertir (Gaponenko, 1995). L’idée que la recherche pouvait devenir un moteur de la croissance future devenait irréaliste alors qu’elle était décrite comme un secteur sinistré, abandonné par l’État, situation dénoncée par exemple par le prix Nobel de physique Jaurès Alfërov à la tribune du Parlement (2000).

Dans cette même veine pessimiste, on a volontiers décrit un pays où la recherche décline à peu près dans toutes les régions, sauf dans la capitale où elle parviendrait tant bien que mal à se maintenir. Mais il existe en fait peu d’études empiriques pour mesurer l’évolution de la recherche en Russie, et encore moins si l’on met l’accent sur la dimension territoriale. Quelles sont les hiérarchies, les inégalités entre villes et régions et comment évoluent-elles depuis une dizaine d’années ? Quels sont les rapports entre les lieux où se fait la recherche, comment se structurent les réseaux de collaboration scientifique à travers le pays ? Enfin, que nous dit l’évolution de l’activité de recherche sur le potentiel de développement des régions et des villes russes ?

La statistique publique russe sur la recherche reste difficilement interprétable et fournit pour l’essentiel des renseignements sur les moyens et les structures (personnels, nombre de laboratoires) présents dans les régions, mais rien de bien concret sur l’activité proprement dite.

Nous avons donc choisi de traiter ces questions en cherchant à localiser les auteurs des publications scientifiques (1) pour repérer de manière systématique les régions où se concentre l’essentiel de l’activité de recherche. Deux périodes de trois ans ont été retenues: 1992-1993-1994, c’est-à-dire les premières années d’existence de la Russie indépendante; puis 2001-2002-2003, après la fin de la crise économique qui a marqué la décennie 1990. On essaiera donc, à partir des données récoltées, de montrer comment se structure et évolue la géographie de la production scientifique sur une décennie.

Utiliser les données bibliographiques pour étudier la géographie de la science est une démarche qui a émergé il y a quelques années et qui commence seulement à se développer. On s’en est servi pour montrer les effets de la proximité géographique sur les collaborations scientifiques (Katz, 1994) ou sur les échanges entre les chercheurs et le monde industriel (Acosta, Coronado, 2003). On a étudié également, à partir de ces données, les potentiels scientifiques et la spécialisation disciplinaire des métropoles ou régions européennes (Matthiessen, Schwarz, 1999). Notre récente étude comparée sur la France, l’Espagne et le Portugal a, elle, permis de mettre en évidence la structure territoriale de l’activité scientifique de ces pays, ainsi que des tendances communes à la déconcentration mais aussi des différences de rythme et de forme dans ce processus (Milard, 2003).

On prend ici pour seul paramètre de mesure de l’activité les publications des chercheurs dans des revues scientifiques, telles qu’elles sont restituées par les données bibliographiques. L’activité des chercheurs et des institutions prend pourtant de multiples autre formes, dont le dépôt de brevets, la mise en place de collaborations industrielles, toutes choses qui ne se traduisent pas forcément par la publication de résultats dans une revue scientifique. Mais les bases de données bibliographiques présentent l’avantage d’une recension exhaustive et standardisée de l’activité de publication des chercheurs d’un domaine donné, pour l’ensemble du monde (2).

Sources et méthodes

Notre travail repose sur le traitement d’une base de données bibliographiques américaine, le Science Citation Index (SCI), gérée par l’Institute for Scientific Information (ISI). Celle-ci recense, depuis les années 1960, les articles parus dans les «principales revues scientifiques et technologiques internationales», c’est-à-dire celles qui sont les plus citées par les chercheurs eux-mêmes. Cette base, disponible sous forme de cédéroms, couvre les domaines de la physique, de la chimie, des mathématiques, de la biologie (fondamentale et appliquée), de la recherche biomédicale et de la médecine, des sciences de l’univers et de la terre et des sciences pour l’ingénieur. Elle recense à ce jour plus de 17 millions de références bibliographiques. En 1996, sa couverture a fortement augmenté (prise en compte de plus de 6 000 revues au lieu des 3 500 retenues auparavant) et cette «version étendue» (SCI Expanded) est disponible par abonnement sur le Web.

Il existe des bases de données équivalentes pour les sciences sociales et les sciences humaines, mais elles n’ont pas été prises en compte dans notre étude, qui ne s’attache donc qu’aux sciences de la nature et technologiques.

Chaque article est signalé par une notice précisant (entre autres) le titre du document, le nom de la revue, les noms des signataires et, enfin, leurs différentes affiliations (le laboratoire, l’institution et l’adresse du laboratoire). Lorsque deux signataires (ou plus) d’un même article appartiennent à la même institution, il n’est mentionné qu’une seule affiliation (fig. 1).

Grâce au nom de la revue et aux mots clés, on peut déterminer la spécialité disciplinaire de chacune des publications. Les affiliations des auteurs permettent d’affecter une ou plusieurs origines géographiques à tous les articles recensés. On a ainsi déterminé pour chaque notice la ville d’origine, la région (ou oblast, au nombre de 89 en Russie) et le district fédéral (regroupement de régions, au nombre de 8) de chaque affiliation différente (fig. 2).

Nous avons donc extrait, par des requêtes adaptées, l’ensemble des notices signées ou cosignées par des chercheurs russes pour nos périodes de référence, soit 63 955 notices du SCI pour la période 1992-1993-1994 et 74 733 notices du SCI Expanded pour 2001-2002-2003.

Un déclin mesuré

Figure 3. La production scientifique russe vue par le SCI (1990 à 2003)

Dans les dernières années de l’URSS, la production d’articles scientifiques avait subi un tassement, qui s’est poursuivi au début des années 1990 par une véritable chute du nombre de publications recensées par le SCI. Cependant, depuis 1994, la production scientifique est à peu près stable: le nombre de publications du pays tend à se maintenir autour de 25 000 articles par an dans le SCI Expanded et de 20 000 dans le SCI (fig. 3).

Comme, dans le même temps, la quantité de revues prises en compte dans le SCI a fortement augmenté (à partir de l’introduction de la version étendue en 1996), la part des publications russes dans le total mondial, qui avait déjà subi une forte baisse en 1990-1991, a encore diminué. C’est la montée en puissance sur la scène scientifique internationale d’un certain nombre de pays tels que la Chine, la Turquie, le Brésil ou Taïwan qui explique en partie la diminution relative du poids de la Russie au niveau mondial.

La «normalisation» du profil de la science russe

Par rapport à la moyenne internationale, les Russes publient beaucoup moins d’articles de médecine et de biologie et bien plus d’articles de physique, de chimie et de mathématiques. On explique la prééminence de la physique par les dépenses du gouvernement central dans le secteur de la défense et les projets prestigieux qui y sont associés (Wilson, Markusova, 2004). Cette spécificité se maintient, néanmoins le profil disciplinaire de la Russie a significativement évolué depuis le début des années 1990. Biologie et médecine ont décliné, tandis que chimie, mathématiques, sciences pour l’ingénieur et de la terre prenaient de l’importance (fig. 4).

Figure 4. Le profil disciplinaire des publications russes
(1992-1994 et 2001-2003)

Il faut se garder d’interpréter trop vite ces chiffres. Cette évolution est, en réalité, en grande partie à associer à la suppression de certaines revues dans le Science Citation Index Expanded. L’ISI a en effet procédé depuis quelques années à l’élimination dans la base de certaines revues russophones trop exclusivement utilisées et citées par les seuls chercheurs russes. Les secteurs disciplinaires en baisse (biologie et médecine) sont ceux dont les chercheurs publiaient le plus en russe et ceux en augmentation (chimie, mathématiques, sciences pour l’ingénieur et de la terre) sont ceux dont les chercheurs publient le plus en anglais.

Dans le même temps, la part des articles russes publiés en anglais a fortement augmenté: elle est passée de 57,8% en 1992-1994 à 93,6% en 2001-2003. Ceci montre qu’au-delà de ce processus d’élimination de revues russophones du corpus du SCI, les scientifiques russes se sont progressivement impliqués dans la science internationale (Mongili, 1998).

Ainsi, dans un contexte marqué par une concurrence internationale accrue, la Russie est parvenue à maintenir une production scientifique d’un certain niveau et dont les caractéristiques tendent à s’aligner sur celles de la science internationale.

La carte de la production scientifique russe

Les données que nous avons recueillies permettent, au-delà de ces constats généraux, une première exploitation au niveau régional (carte 1). L’information ici utilisée est le nombre de publications par oblast (région) (3).

Carte 1. La production scientifique des régions russes de 2001 à 2003

La carte fait immédiatement apparaître la forte polarisation de la production scientifique, à Moscou (à peu près la moitié des publications) puis, dans l’ordre, Saint-Pétersbourg, Novossibirsk et Sverdlovsk (région d’Ékatérinbourg). La concentration des publications dans la capitale est bien plus forte qu’en Espagne, en France ou même au Portugal où le district de Lisbonne, pourtant assez hégémonique, ne rassemble que 43% du total des publications scientifiques du pays (Milard, 2003).

Comment peut-on expliquer ces inégalités territoriales ? Le niveau de production scientifique est en général fortement corrélé à l’importance de la population d’une région donnée. C’est notamment le cas dans les provinces espagnoles et aussi, bien que dans une moindre mesure, pour les départements français. C’est beaucoup moins vrai en Russie, où la centralisation de l’activité scientifique est bien plus marquée: les huit oblasts qui réalisent 84,3% de la production nationale d’articles ne concentrent que 28% de la population du pays. Inversement, quinze oblasts ont une production scientifique inexistante, ou presque, alors qu’ils représentent près de 10% de la population. De surcroît, la hiérarchie des régions de production scientifique n’est pas une stricte fonction de la hiérarchie urbaine. La région de Novossibirsk par exemple est en position éminente, bien plus productive que celle de Nijni-Novgorod, dont la ville éponyme est pourtant beaucoup plus ancienne et plus peuplée. Il y a donc des effets spécifiques qui sont liés à l’héritage de la politique scientifique soviétique.

L’évolution de la position des grandes régions scientifiques

La figure 5 permet d’appréhender de manière plus détaillée la situation des principales régions scientifiques du pays, et surtout l’évolution décennale du nombre de publications.

 

Les principales évolutions depuis le début des années 1990 sont au nombre de trois.

  • La prépondérance de Moscou tend nettement à s’éroder – baisse de dix points ! —, mais pas vraiment au profit de Saint-Pétersbourg dont la contribution n’augmente que peu.
  • La baisse relative de la contribution de Moscou s’est faite à l’avantage d’un certain nombre d’autres oblasts: Novossibirsk, Sverdlovsk, Nijni-Novgorod, Tatarstan, Tomsk, Irkoutsk et le Bachkortostan, que l’on peut définir comme des lieux émergents de la recherche russe. C’est notamment le cas de Novossibirsk dont le nombre de publications par habitant est devenu supérieur à celui de Saint-Pétersbourg (21,7 publications pour 10 000 habitants contre 19,6) et approche celui de Moscou (24,2). Il s’agit peut-être ici d’un effet de rebond. Novossibirsk était à l’époque soviétique l’une des plus importantes concentrations scientifiques du pays (avec notamment la cité d’Akademgorodok) et comptait un nombre très élevé de chercheurs dans sa population. La ville a été particulièrement touchée par les restrictions budgétaires au début des années 1990 mais a, semble-t-il, réussi progressivement à surmonter ces difficultés en entretenant, tout en l’adaptant, son héritage soviétique (Boussyguine, 2005 et Radosevic, 2003).
  • Cette redistribution des cartes s’effectue au sein des vingt mêmes oblasts (4), les plus producteurs d’articles scientifiques, qui, de manière remarquablement stable, contribuent, tant au début qu’à la fin de la période, à environ 95% de la production. La contribution de 67 autres oblasts est infime (carte 2).
Carte 2. L’évolution de la contribution des régions

Malgré la stabilité globale de la carte de la production scientifique, la mise en évidence des variations décennales permet de visualiser très clairement le processus de déconcentration de la capitale au profit des régions émergentes de la recherche.

Enseignement supérieur et recherche:
des logiques de rattrapage

Lors de nos études de sites scientifiques émergents en France, en Espagne et au Portugal, nous avons pu constater que le dynamisme de la recherche est fortement corrélé au développement de l’enseignement supérieur en général. La présence d’étudiants entraîne celle d’enseignants-chercheurs, de laboratoires de recherche et ainsi une activité de publication. Il nous a paru alors intéressant de mettre en rapport l’activité de publication dans les oblasts russes avec les «ressources locales» universitaires, en l’occurrence ici les effectifs étudiants.

Contrairement au secteur de la recherche, le développement de l’enseignement supérieur a été fulgurant dans la Russie postsoviétique: le nombre d’étudiants du public a plus que doublé depuis 1995 pour atteindre près de 6 millions en 2002 (Goskomstat, 2003). Durant la période, on observe un rééquilibrage territorial et presque tous les oblasts ont à présent un nombre d’étudiants pour 1 000 habitants supérieur ou égal à 20. Néanmoins les situations restent contrastées.

  • Les sites émergents de la recherche scientifique ont tous connu une forte augmentation de l’offre de formation supérieure. C’est le cas de la Bachkirie, du Tatarstan, de Nijni-Novgorod, Samara, Tomsk, Novossibirsk, Sverdlovsk et Irkoutsk dont le nombre d’étudiants a été au moins multiplié par deux. C’est également le cas de quelques sites, plus modestes, pour lesquels les augmentations du nombre d’étudiants et du nombre de publications sont allées de pair.
    Dans certains territoires, le développement de l’enseignement supérieur et celui de la recherche ne se sont pas produits de manière conjointe. C’est le cas de certains oblasts de l’Extrême-Orient tels que la région Juive, le Kamtchatka, Sakhaline, la Khakassie, mais aussi les Khanty-Mansi, la Tchouvachie et Stavropol où le nombre d’étudiants a été multiplié au moins par trois, mais où le nombre de publications est plutôt faible et stagne. Ici, tout au moins pour une partie de ces oblasts, on peut penser que la mise en place d’établissements d’enseignement supérieur est encore trop récente pour avoir suscité le développement de la recherche.
  • D’autres oblasts présentent le profil strictement inverse. Le nombre d’étudiants a moins augmenté mais la recherche connaît un fort développement (même si elle n’atteint pas la production des sites émergents). Une partie des oblasts concernés par cette tendance ont en commun d’être pourvus d’une université d’État depuis les années 1950 ou 1960; c’est le cas de Iaroslavl, Tver, Tambov, de la Mordovie, dont une grande partie des publications émane des universités. Elles accueillaient déjà un nombre assez élevé d’étudiants au début des années 1990 et, dans la période la plus récente, l’effort semble s’être essentiellement concentré sur l’activité scientifique.

La partition de l’enseignement supérieur et de la recherche entre université et académie des sciences est un héritage de la période soviétique. Récemment, plusieurs programmes fédéraux ont tenté de réduire cette distance en finançant des projets de recherche associant les deux institutions et il a été décidé que le statut d’établissement supérieur serait subordonné à la présence d’activités de recherche (Bianquis, 2002a). De plus, durant les années 1990, de nombreux chercheurs des académies des sciences, faute de salaires suffisants, ont migré vers l’université et ont souvent été à l’origine de recherches dans ces institutions (Bianquis, 2002b). Tous ces éléments soulignent à quel point les dynamiques des deux secteurs tendent à se renforcer et les sites émergents de la recherche en sont les manifestations. Néanmoins, les inégalités territoriales en matière d’enseignement supérieur et de recherche étaient telles il y a une quinzaine d’années que les «rattrapages» n’en sont pas au même point. C’est ce qu’illustrent certains oblasts dont les activités d’enseignement supérieur ne font que commencer, et pour lesquels la recherche n’est pas (encore) à l’ordre du jour, et les oblasts où l’offre d’enseignement supérieur est plus ancienne et stabilisée et pour lesquels le développement de l’activité scientifique semble être devenu une priorité.

Les spécialités disciplinaires des oblasts:
à l’origine de l’émergence de certains sites ?

En Russie, les spécialisations disciplinaires sont également fortement territorialisées (fig. 6). À l’instar des autres capitales européennes, Moscou a tendance à être moins spécialisée que les autres oblasts de la Russie. En revanche, Saint-Pétersbourg est fortement spécialisée en physique, ce qui s’explique par la présence d’organismes tels que l’Institut physique et technique Ioffe ou encore l’Institut de physique nucléaire à Gatchina. Que se passe-t-il au niveau des oblasts «émergents» ?

 

Novossibirsk offre une situation tout à fait particulière. L’oblast est en effet moins spécialisé que ne le sont les autres oblasts émergents et son profil disciplinaire tend de plus en plus à ressembler à celui de Moscou. Alors que c’était à l’époque soviétique une ville scientifique très spécialisée, il semble que sa reprise se soit en partie produite dans un contexte de plus grande diversité disciplinaire.

Sverdlovsk (région de l’Oural dont la capitale, et le centre scientifique principal, est Ékatérinbourg) présente également une évolution particulière. C’est la seule région «émergente» dont la proportion d’articles de sciences pour l’ingénieur diminue au profit de la chimie pour l’essentiel. Cela donne à penser qu’après une très forte spécialisation dans ce domaine, un rééquilibrage tend à se produire au profit des recherches plus fondamentales (même si le taux de publications en sciences pour l’ingénieur à Sverdlovsk continue d’être l’un des plus élevés du pays).

L’exemple de ces deux oblasts tend à montrer que l’autorégulation des centres de recherche et la grande autonomie laissée aux chercheurs dans la nouvelle organisation de la recherche n’ont donc pas forcément entraîné des recherches exclusivement appliquées (cf. Boussyguine, 2005, Couderc et Le Blanc, 1998, qui ont étudié le cas de Novossibirsk).

Les autres régions émergentes se présentent comme bien plus spécialisées puisque, pour la plupart, leurs publications se répartissent, au moins à hauteur des deux tiers, dans seulement deux secteurs disciplinaires. Leur particularité est également une plus forte présence des publications dans les secteurs disciplinaires plus appliqués. Dans certains oblasts, la part des publications en sciences pour l’ingénieur a plus que doublé depuis le début des années 1990. En général, cette spécialisation s’est produite au détriment de la physique; c’est le cas de Nijni-Novgorod, Tomsk et Rostov. Cela signifie donc qu’il est probable que ce sont les physiciens, ou tout au moins certains d’entre eux, qui ont eu tendance à «appliquer» des recherches qui, jusqu’alors, n’étaient que fondamentales.

La tendance à la plus forte spécialisation des régions émergentes n’est pas caractéristique de la seule Russie: elle se retrouve dans d’autres pays européens (cf. Matthiessen et Schwarz, 1999, et Milard, 2003). L’émergence de certains oblasts en termes de production scientifique semble donc s’être produite grâce au renforcement des recherches dans des domaines appliqués tels que les sciences pour l’ingénieur et les sciences de la terre, qui jusqu’alors étaient peu ou moins investis par les chercheurs russes.

Cependant, les cas de Novossibirsk et peut-être aussi celui de Sverdlovsk laissent à penser que ces processus de spécialisation dans la recherche appliquée ne sont pas irréversibles et que, lorsque la région a atteint un certain niveau, on peut observer des tendances au rééquilibrage des types de recherche.

Les collaborations nationales:
vers des formes de régionalisation de la recherche

Nos sources permettent, en traitant les cas de co-signature d’articles par des chercheurs issus d’institutions différentes, d’étudier les caractéristiques géographiques des collaborations scientifiques.

Pour l’étude des collaborations des chercheurs russes en 2001-2003, nous avons utilisé un échantillon de revues de la base de données bibliographiques. Celles-ci ont été tirées au hasard (une revue sur dix présentées par ordre alphabétique). Nous avons ensuite extrapolé les résultats en les multipliant par dix. Cet échantillonnage, nécessaire pour des raisons techniques, présente des risques d’erreur bien réels pour certaines estimations mais négligeables concernant les grandes tendances territoriales présentées ici.

Figure 7. Structure territoriale des publications russes
en collaboration nationale en 2001-2003 (et en 1992-1994)

La part des articles russes en collaboration, c’est-à-dire co-signés par des chercheurs de deux organismes différents, a fortement augmenté pour atteindre plus d’une publication sur deux en 2001-2003. Ce résultat tend à confirmer les propos insistant sur l’impact des collaborations dans le développement de la recherche en Russie (cf. INTAS, 2003). Les collaborations internationales sont actuellement de l’ordre de plus d’un article sur trois et les collaborations nationales ont, elles aussi, fortement augmenté, concernant à présent plus d’un article russe sur quatre. C’est à ces dernières que nous nous sommes intéressés ici. On se limite donc aux collaborations entre chercheurs russes, la question des collaborations internationales sortant de notre propos.

La figure 7 présente la part des collaborations intra et inter-districts fédéraux. Le district fédéral Central, celui de la capitale, est concerné par un grand nombre de collaborations nationales; en revanche, les relations entre districts fédéraux différents sont très peu nombreuses. Cependant, l’évolution de la structure des collaborations signale une diminution relative du poids du district fédéral Central, ce qui correspond bien à la tendance à la déconcentration analysée plus haut au niveau de la production scientifique. Cette baisse de centralité du district de Moscou s’est produite pour partie au profit des collaborations entre districts fédéraux distincts (notamment entre la Volga et l’Oural d’une part, et la Sibérie et l’Extrême Orient, d’autre part). Mais elle a surtout été réalisée au profit des collaborations à l’intérieur de chaque district fédéral. On voit émerger dans certains d’entre eux tels que la Sibérie ou la Volga, plus multipolaires, des réseaux de collaborations inter-oblasts, ce que l’on peut interpréter comme une nouvelle forme de régionalisation de la recherche scientifique russe.

Conclusion

Malgré les propos alarmistes tenus depuis des années, notre étude montre que la recherche scientifique russe n’est pas aussi déclinante que les indicateurs globaux pourraient le laisser entendre. En effet, même si la part des publications de la Russie par rapport à la production mondiale tend à décroître, une analyse à un niveau territorial plus fin a permis de mettre en évidence l’existence de dynamiques.

À l’instar des autres pays que nous avons étudiés sur la même base, la France, l’Espagne et le Portugal, la production scientifique de la Russie connaît deux tendances majeures: la déconcentration géographique au détriment de la capitale, et de nouvelles formes de structuration régionale de la recherche. Ce qui est probablement particulier à la Russie, peut-être du fait de l’immensité et de la diversité de ce territoire, c’est l’hétérogénéité des oblasts au niveau du rythme de ces dynamiques.

Ce mouvement de déconcentration et d’organisation régionale s’explique en partie par la spécialisation des oblasts en émergence dans des domaines de recherche appliquée (sciences pour l’ingénieur et sciences de la terre, par exemple), sans doute grâce aux liens établis avec le tissu économique et industriel local, du fait aussi de la mobilisation d’un potentiel scientifique préexistant (cf. Couderc et Franceschi, 2003, qui relatent l’expérience de la restructuration d’une ancienne ville fermée). Dans ce contexte, le cas de Novossibirsk (et peut-être même celui de Sverdlovsk) est tout à fait intéressant: la très forte augmentation de la production scientifique a eu comme corollaire une diminution de la spécialisation et un alignement sur le profil disciplinaire de la capitale, suggérant ainsi que ces sites se présentent de plus en plus comme de véritables pôles scientifiques généralistes.

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Notes

1. Ce travail s’inscrit dans le cadre du Programme international de coopération scientifique (PICS 2098) du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) «Grandes villes et métropolisation en Russie et en Europe occidentale», coordonné par Denis Eckert (CIRUS-Cieu, Toulouse) et Vladimir Kolosov (Institut de géographie de l’Académie des sciences de Russie, Moscou). Aurélie Degrand et Katia Fortuné ont recueilli, codé et mis en forme les données initiales. Nous remercions également Denis Eckert pour son aide et la relecture de ce texte.

2. Pour de plus amples précisions concernant les apports et les limites techniques et méthodologiques de l’analyse bibliométrique de l’activité scientifique, nous renvoyons à notre texte (Milard, 2004).

3. Nous avons réuni la ville de Moscou et l’oblast environnant (dit «oblast de Moscou») en une seule entité, car il était très difficile de faire la distinction d’après les adresses précisées dans les affiliations. Nous avons fait de même pour Saint-Pétersbourg et l’oblast dit de Léningrad.

4. À une exception près puisque Perm passe de la 18e à la 21e place. L’unité d’analyse est la «publication par oblast», c’est-à-dire que si plusieurs chercheurs de Moscou ont cosigné un article avec plusieurs chercheurs d’un autre oblast, Sverdlovsk par exemple, nous ne comptons qu’une collaboration: Moscou-Sverdlovsk.