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La Bekaa (Liban): un espace géostratégique

La Bekaa est une région périphérique du Liban, frontalière avec la Syrie. Elle a connu une intégration tardive au territoire libanais, en 1920, par adjonction au «Petit-Liban», constitué autour du Mont-Liban en 1860-1861. Pendant des siècles, la Bekaa fut gérée par des villes intérieures syriennes et son incorporation à l’entité du Liban par les autorités françaises n’a pas effacé ses liens historiques avec la Syrie, ravivés à l’occasion de la guerre civile (1975-1990). Dans un pays très urbanisé (à plus de 80%) et dominé par une économie tertiaire (finances, commerce, tourisme), la Bekaa apparaît comme un espace en marge du fait de la prépondérance des activités rurales et de l’ampleur de la pauvreté. Cette région conserve néanmoins une forte dimension stratégique: elle peut se lire comme un espace médian, un entre-deux territorial entre Syrie et Liban et cette situation particulière conditionne son développement, qui est fortement influencé par des facteurs géopolitiques.

1. Carte administrative du Liban avec une localisation des lieux cités dans la Bekaa

2. Le relief du Liban

L’unité administrative de la Bekaa (carte 1) couvre 40% du territoire libanais; elle constituait jusqu’en 2003 la plus vaste circonscription régionale (muhafaza) du pays. À l’occasion du dernier remodelage administratif, la Bekaa a été scindée en deux muhafazas, les anciens départements (caza) de Baalbek et Hermel ayant été réunifiés pour former une région à part, au nord de la Bekaa.

L’espace de la Bekaa est centré sur une plaine alluviale intramontagnarde (carte 2) et connaît un climat méditerranéen, de plus en plus sec et aride vers le nord (la moyenne pluviométrique annuelle chute en deçà de 250 mm à la frontière syrienne dans la région de Hermel). Le paysage agricole observable dans la Bekaa centrale (photo 1), caractéristique des régions méditerranéennes, laisse ainsi place à des étendues clairsemées de steppe qui servent de pâturages pour chèvres et moutons au nord de la vallée et sur les contreforts arides de l’Anti-Liban (photo 2). Drainée en sens inverse par le Litani (au sud) et l’Oronte (au nord), la vallée est apparue dès l’Antiquité comme une fertile terre à céréales. C’est d’ailleurs cette fonction de grenier qui motiva son rattachement au Petit-Liban en 1920. Vignoble de qualité (Ksara, Musar, Kefraya…), principalement situé sur le revers sud-est du mont Liban, vergers arboricoles, céréales, tabac et pommes de terre constituent aujourd’hui les principales cultures régionales. Celles de cannabis (photo 3), ancrées dès les années 1920 au nord de la plaine, dans des zones sèches et enclavées, furent encouragées pendant la guerre civile pour financer les milices, avant d’être l’objet de politiques d’éradication et de programmes alternatifs aux résultats mitigés, une fois la paix revenue (photo 4 et 5). Menacée par la concurrence des produits étrangers (syriens, égyptiens…), la libéralisation économique accrue et l’absence de soutien étatique, l’agriculture de la Bekaa se maintient en grande partie grâce à l’emploi d’une main-d’œuvre syrienne faiblement rémunérée (photos 6 et 7).

La fin de la guerre civile libanaise a été marquée par une reprise de l’activité agro-industrielle (photo 8) dans la plaine, notamment avec l’installation d’immenses fermes d’élevage bovin et avicole (photo 9), mettant à profit le système réglementaire des franchises, la disponibilité d’espaces et les réinvestissements des Libanais de la diaspora. La persistance au cours des années 1990 d’une fièvre de constructions dans la Bekaa (photo 10), malgré l’attractivité retrouvée de Beyrouth et celle du littoral, témoigne de l’attachement des Libanais de l’étranger envers leur village d’origine, où ils font construire des demeures plus ou moins somptueuses, partiellement occupées à l’année (photo 11). Mais le développement du bâti et l’élévation générale de sa hauteur (photo 12) étayent également la spéculation immobilière le long des axes routiers menant vers la Syrie (photo 13), en raison de l’intensité du trafic et des activités induites (photo 14). La Bekaa a en effet connu durant la guerre un renouveau de l’économie de transit (commerces, banques, restauration, services) en profitant de sa situation intermédiaire entre Liban et Syrie et des bombardements sur Beyrouth, devenue difficile d’accès. Carrefour routier situé à l’intersection des axes conduisant vers Damas et Homs, la ville de Chtaura s’est développée, à partir des années 1980, comme lieu de ravitaillement pour la population syrienne et comme place de change bancaire (photo 15 et 16). La conurbation qu’elle forme aujourd’hui avec les villages voisins rassemble près de 50 000 habitants, soit autant que la ville chrétienne de Zahlé, traditionnel centre économique et administratif régional. Cependant, cette économie de transit de la Bekaa reste fragile, d’une part car elle est fondée sur des différentiels réglementaires et commerciaux syro-libanais qui s’atténuent avec l’ouverture libérale de l’économie syrienne et, d’autre part, car elle est sujette aux aléas de la géopolitique locale: le refroidissement des relations syro-libanaises depuis l’assassinat de Rafic Hariri en 2004 se traduit par des fermetures répétées de la frontière terrestre entre les deux pays (comme en juillet 2005), affectant du même coup les corridors de transit de la région (photo 17).

La surabondance des symboles et des signes iconographiques dans l’espace est révélatrice de la dimension stratégique de la Bekaa, disputée et convoitée par une kyrielle d’acteurs politiques qui cherchent à afficher leur présence, même si celle-ci n’est pas toujours avérée sur le terrain. Jusqu’au retrait militaire syrien (printemps 2005), de nombreux marqueurs (barrages, camps militaires, statues ou portraits de dirigeants syriens) soulignaient le brouillage de souveraineté et la dilution de la frontière d’État dans la région (photos 18, 19 et 20). Le remplacement de ces objets syriens par des indicateurs «libanais» (photo 21) est un mode d’affirmation d’une identité nationale retrouvée, d’une aspiration à la justice et à la vérité concernant l’assassinat de l’ancien premier ministre (photos 22 et 23) mais il manifeste aussi l’influence de partis politiques locaux établis sur une base confessionnelle, notamment le Hezbollah, solidement implanté dans les zones septentrionales chiites (photos 24, 25, 26 et 27). Renvoyant à des luttes d’influence étrangère, la présence d’une signalétique américaine (photo 28) est à mettre en balance avec celle du Hezbollah (considéré comme parti «terroriste» par Washington) et avec les actions de développement rural de l’Union européenne, concurrentes de celles financées par l’Agence américaine de développement (USAID). Si la Bekaa est une zone d’affrontements feutrés entre partis politiques locaux, entre puissances étrangères, entre clans politiques syriens, elle est aussi un espace de confrontations entre groupes communautaires. À l’image du territoire libanais, la région est un ensemble disparate, régulièrement ébranlé par des tensions internes.

Revoir le diaporama.

Karine Bennafla